Download Images de la culture...
No.26
IDC-26-COUV-8mm:Mise en page 1 13/12/11 20:52 Page1
images de la culture
jeux de scène
CNC Direction de la création, des territoires et des publics Service de la diffusion culturelle 11 rue Gallilée 75116 Paris tél. 01 44 34 35 05 fax 01 44 34 37 68
[emailprotected] www.cnc.fr/idc
images de la culture
histoires de cinéma photographie et documentaire contrechamp des barreaux
CNC Centre national du cinéma et de l’image animée décembre 2011 No.26
IDC-26-COUV-8mm:Mise en page 1 13/12/11 20:53 Page2
Images de la culture No.17 éd. CNC, novembre 2003, 104 p. documentaires sur l’algérie : état des lieux des images en prison photographie et documentaire
Images de la culture No.18 éd. CNC, juin 2004, 124 p. images d’architecture viêt-nam, les images occultées photographie et documentaire
Images de la culture No.19 éd. CNC, janvier 2005, 96 p. dominique bagouet, l’œuvre oblique vivre ensemble autour du monde
Images de la culture No.21 éd. CNC, mai 2006, 108 p. une visite au musée image/mouvement histoires de cinéma
Images de la culture No.22 éd. CNC, juillet 2007, 116 p. paysages chorégraphiques contemporains la ville vue par… histoires de cinéma
Images de la culture No.23 éd. CNC, août 2008, 128 p. armand gatti, l’homme en gloire famille, je vous aime photographie et documentaire
Images de la culture No.20 éd. CNC, août 2005, 88 p. femmes en mouvements urbanisme : non-lieux contre l’oubli
Images de la culture No.24 éd. CNC, décembre 2009, 92 p. autour du monde image / mouvement histoires de cinéma
Centre national du cinéma et de l’image animée Images de la culture No.25 éd. CNC, décembre 2010, 100 p. une saison russe image / mouvement histoires de cinéma
Ces publications sont gratuites, envoyées sur demande écrite (courrier postal ou électronique, télécopie).
Images de la culture Service de la diffusion culturelle 11 rue Galilée 75116 Paris [emailprotected] wwww.cnc.fr/idc
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:49 Page1
paroles
La reproduction totale ou partielle des articles et des notices de films doit porter impérativement la mention de leur auteur suivie de la référence CNC-Images de la culture.
Sans paroles, et sans aucun commentaire à l’écran, Wang Bing nous propose de regarder pendant 90 minutes un homme seul et silencieux, un homme sans nom, isolé dans sa grotte et sur les parcelles de terre qu’il cultive. Nous sommes quelque part en Chine. Dans cette longue réflexion méditative sur l’homme moderne, la bande son sans paroles accroche d’autant plus le spectateur : le crissem*nt des pas sur la croûte de glace qui recouvre le sol, le souffle du vent, les bruits d’objets manipulés, des objets en plastique ébréchés que l’on authentifie comme les restes de notre civilisation… L’Homme sans nom fait partie de la sélection des films entrés au catalogue en partenariat avec le Centre national des arts plastiques. Il côtoie dans ce numéro les films des artistes cinéastes Florence Lazar, Martin Le Chevallier, Marie Losier, Frédéric Devaux et Michel Amarger, Antoine Barraud. Histoire du cinéma, mondialisation, paysages de banlieue, portraits d’hommes et de femmes remarquables, les thèmes de ces films sont aussi ceux qui traversent l’ensemble des œuvres présentées ici. Histoire du cinéma avec des films qui rendent hommage, chacun à leur manière, à des cinéastes disparus, Satyajit Ray, Nico Papatakis, Vittorio De Seta, Ingmar Bergman, Jean-Claude Biette, Jacques Baratier, Lionel Rogosin ou Gadalla Gubara… Des portraits de personnalités encore, toujours dans le domaine du cinéma avec des actrices comme Catherine Deneuve, Bernadette Lafont, Juliette Binoche et Claudia Cardinale, ou dans le domaine des arts vivants, des musiciens, metteurs en scène ou chorégraphes qui font de la scène des expériences toujours novatrices : Genesis Breyer Porridge, Anna Halprin, Claude Régy, Christian Rizzo et Bernard Cavanna. Guerres, répressions politiques et crises économiques qui agitent le monde, les documentaristes les observent ici du point de vue humain. Olivier Zuchuat, Leïla Kilani, Sylvain George, Alassane Diago, Sylvaine Dampierre, Anne Barbé, Julia Varga, Claudine Bories et Patrice Chagnard scrutent les effets collatéraux de ces convulsions dont l’homme sort toujours meurtri : deuil collectif et tentative de réconciliation, populations déplacées dans des camps provisoires, drames de l’émigration. Dans ces films, la parole y est essentielle et libératrice : des hommes, des femmes et des enfants cherchent leur place au sein des sociétés et se posent les questions fondamentales. Dans ce numéro encore, le Département des publics du Service de la diffusion culturelle consacre un dossier à l’image en milieu carcéral : état des lieux des ateliers de formation ou d’éducation à l’image, entretiens avec des intervenants et des cinéastes. Le catalogue Images de la culture rassemble à présent un corpus conséquent de films sur la prison, souvent issus d’ateliers, et permet ainsi leur visibilité; dans le même temps, par la diversité des thèmes qui le compose, ce catalogue est aussi un outil utilisé par les intervenants pour l’ouverture sur le monde des personnes incarcérées. Dans cette optique d’élargissem*nt à tous les publics, le catalogue Images de la culture devient progressivement accessible aux personnes sourdes et malentendantes : une centaine de titres sont déjà disponibles en version codée et sous-titrée.
ISSN : 1262-3415 © CNC-2011
Eric Garandeau
directeur de publication : Eric Garandeau rédactrice en chef : Anne Cochard coordination éditoriale : Marc Guiga ont colaboré à ce numéro : Michel Amarger, Martine Beugnet, Jean-Baptiste Bruant, Marie de Brugerolle, Anne Brunswic, Pascale Cassagnau, Françoise Coupat, Camille Dauvin, Leïla Delannoy, Martin Drouot, Pierre Eugène, Patrick Facchinetti, Isabelle Gérard-Pigeaud, Jean-Marc Huitorel, Arnaud Lambert, Sylvain Maestraggi, Frédéric Nau, Ariane Nouvet, Anaïs Prosaïc, Sabine Quiriconi, Zahia Rahmani, Jean-Pierre Rehm, Eugenio Renzi, Pascal Richou, Alain Sartelet, Eva Ségal, Maria Spangaro, Antoine Thirion rédaction des notices de films : Myriam Blœdé (M. B.), Mathieu Capel (M. C.), Martin Drouot (M. D.), Pierre Eugène (P. E.), Mario Fanfani (M.F.), Chloé Fierro (C.F.), Tristan Gomez (T. G.), Sylvain Maestraggi (S. M.), Eva Ségal (E. S.), Annick Spay (A. S.), Caroline Terrée (C.T.), Damien Travade (D. T.), Laurence Wavrin (L. W.) remerciements à : Diane Baratier, Michèle Bargues, Antoine Barraud, Alexandre Barry, Gilles Barthélémy, Amélie Benassayag, Delphine de Blic, Françoise Bordonove, Catherine Bourguet, Gisèle Burda, Caroline Caccavale, Alain Carou, Jacqueline Caux, Gérald Collas, Sylvaine Dampierre, Catherine Derosier-Pouchous, Clément Dorival, Isabelle Dufour-Ferry, Mathieu Eveillard, Julien Farenc, Nicole Fernandez-Ferrer, Ludovic Fondecave, Sophie Francfort, Sylvain George, Barbara Hammer, Cléo Jacque, Timon Koulmasis, Florence Lazar, Antoine Leclercq, Jean-Marc Lhommeau, Pierre Léon, Vladimir Léon, Catherine Libert, Marie Losier, Martine Markovits, Christine Micholet, Boris Nicot, Marc Nigita, Marianne Palesse, Arnold Pasquier, Nicolas Plateau, Christine Puig, Catherine Rechard, Claude Régy, Pauline Rumelhart, Julien Sallé, Vincent Sorrel, Hélène Trigueros, Paulette Trouteaud-Alcaraz, Julia Varga, Marie-Hélène Walser Images de la culture est édité par le Centre national du cinéma et de l’image animée président : Eric Garandeau directrice générale déléguée : Audrey Azoulay directrice de la communication : Milvia Pandiani Lacombe directrice de la création, des territoires et des publics : Anne Cochard chef du service de la diffusion culturelle : Hélène Raymondaud responsable du département du développement des publics : Isabelle Gérard-Pigeaud maquette : Etienne Robial avec Dupont & Barbier impression : IME-Imprimerie Moderne de l’Est La photographie de couverture est extraite du film Trous de mémoire de Jean-Michel Perez (Cf. p. 94) et les photographies ci-contre sont extraites du film Les Arrivants de Claudine Bories et Patrice Chagnard (Cf. p. 73).
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:49 Page2
sommaire 4 8 10 13 16
20 26 29 31 34 37 39 41 44
48 51 54 58 60 62 64 67 70 73
74 78 80 83
jeux de scène Rock & Pandrogynia, par Anaïs Prosaïc, et Arrêt sur image, par Jean-Baptiste Bruant (The Ballad of Genesis and Lady Jaye de Marie Losier) L’amour toujours, conversation entre Vladimir Léon et Arnold Pasquier (Notre amour) Le montage comme une partition, entretien avec Delphine de Blic par Jean-Marc Huitorel (La Peau sur la table – Un Portrait de Bernard Cavanna) Les tâches d’Anna Halprin, entretien avec Jacqueline Caux par Anaïs Prosaïc (Who says I have to dance in a theater…) Psaume, entretien avec Claude Régy et Alexandre Barry par Sabine Quiriconi (Claude Régy, la brûlure du monde) histoires de cinéma Experimental road movie, par Martine Beugnet, et Visite à domicile, par Pierre Eugène (Cinémas de traverse et Stephen Dwoskin de Frédérique Devaux et Michel Amarger) Résistance par la poésie, entretien avec Catherine Libert et Antoine Barraud par Sylvain Maestraggi (Les Champs brûlants et La Forêt des songes) Nico Papatakis, prince de la révolte, entretien avec Timon Koulmasis par Martin Drouot (Cinéma, de notre temps – Nico Papatakis le franc-tireur) Vittorio De Seta, cinéaste inquiet, entretien avec Vincent Sorrel par Martin Drouot (Le Cinéaste est un athlète – Conversations avec Vittorio De Seta) Les complicités électives, entretien avec Boris Nicot par Sylvain Maestraggi (Un Etrange Equipage) Théâtre des mémoires, entretien avec Pierre Léon par Pierre Eugène (Biette Intermezzo) Ingmar Bergman se pavane et s’agite, par Martin Drouot (Making-of En présence d’un clown) Retour sur image – Walk on the Wild Side, par Arnaud Lambert (On the Bowery de Lionel Rogosin) Retour sur image – Jacques Baratier en quatre courts, par Sylvain Maestraggi (Paris la nuit, Eves futures, Eden Miseria, Opération séduction) autour du monde Candide au pays des subprimes, par Frédéric Nau (L’An 2008 de Martin Le Chevallier) Politique de la lenteur, par Pascale Cassagnau (L’Homme sans nom de Wang Bing) La métaphore du jardin, entretien avec Sylvaine Dampierre par Eva Ségal (Le Pays à l’envers) Arrêt sur image – Relever le chagrin, par Françoise Coupat (Les Larmes de l’émigration d’Alassane Diago) Lieux et mots de la guerre, par Jean-Pierre Rehm (Au loin des villages d’Olivier Zuchuat) La génération d’avant les “révolutions arabes”, par Zahia Rahmani (Nos lieux interdits de Leïla Kilani) J’écris le film en filmant, entretien avec Julia Varga par Eva Ségal (Check Check Poto) Paysage hors cadre, par Marie de Brugerolle (Les Bosquets de Florence Lazar) Extérieur nuit, entretien avec Sylvain George par Eugenio Renzi et Antoine Thirion (No Border, N’entre pas sans violence dans la nuit et Un Homme idéal) Arrêt sur image – Au bord de la crise de nerf, par Eva Ségal (Les Arrivants de Claudine Bories et Patrice Chagnard) photographie et documentaire Voyage en Italie, par Sylvain Maestraggi (Vues d’Italie de Florence Mauro) Arrêt sur image – Fascination, par Arnaud Lambert (Manikda – Ma vie avec Satyajit Ray de Bo Van der Werf) Portraits en fusion, par Michel Amarger (Lover/Other de Barbara Hammer) Walker Evans, un sorcier en Alabama, par Pascal Richou (Louons maintenant les grands hommes de Michel Viotte)
86 90 92 95 98 100 102
contre-champs des barreaux (dossier coordonné par Patrick Facchinetti) Contexte et enjeux Mouvement du cinéma face à l’inertie carcérale, par Leïla Delannoy Aventure collective, entretien avec Caroline Caccavale Lieux Fictifs et les archives de l’INA, entretien avec Clément Dorival Reconstruction, entretien avec Hélène Trigueros Regards croisés, entretien avec Catherine Rechard De la parole au chant : un atelier d’écriture à la Centrale de Clairvaux, entretien avec Julien Sallé, par Eva Ségal
105 119 120
le cahier images de la culture – mode d’emploi index et bon de commande
2
8
44
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:49 Page3
26
31
41
62
86
sommaire
116
3
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:49 Page4
jeux de scène
rock & pandrogynia Marie Losier vit à New York et a réalisé depuis 2002 de nombreux courts métrages en vidéo ou 16 mm avec la famille d’artistes qu’elle côtoie (Mike et George Kuchar, Guy Maddin, Richard Foreman, Tony Conrad, etc.) et qu’elle met en scène de façon ludique dans des moments musicaux. En 2011, elle signe The Ballad of Genesis and Lady Jaye, après avoir filmé sur plusieurs années la vie du couple de musiciens performers Genesis P-Orridge (Throbbing Gristle et Psychic TV) et sa compagne Lady Jaye. Le film a obtenu de nombreux prix ou mentions en 2011 aux festivals de Berlin (Teddy et Caligari Awards), Buenos Aires, Los Angeles, Lisbonne, ainsi qu’au Cinéma du réel. Point de vue d’Anaïs Prosaïc. Au début des années 1990, l’artiste britannique Genesis P-Orridge, pionnier du rock industriel avec les groupes Throbbing Gristle et Psychic TV (formés l’un en 1975, l’autre en 1981), quitte Londres et s’installe à New York. Cet exil involontaire est le résultat du harcèlement policier qui accable la scène underground avec l’aide de la presse de caniveau à la solde de l’extrêmedroite : les délations de News of the World (dont le scandale des écoutes téléphoniques a éclaboussé récemment toute la classe politique d’Outre-Manche) encouragent la répression contre les artistes qui s’attaquent au moralisme, à l’hypocrisie des conventions sociales, remettent en question les notions de genre et d’identité sexuelle, brisent les tabous encadrant les comportements et font voler en éclats les règles qui fixent les limites de l’expression artistique et musicale. Poursuivi par les foudres de l’establishment depuis la radicalité sulfureuse de ses performances des années 1970 (un membre du parlement accuse son collectif COUM Transmissions, d’être les “démolisseurs de la civilisation”), menacé d’interdiction de visite à ses enfants, Genesis P-Orridge affronte l’acharnement hargneux des autorités jusqu’à l’absurde : le 15 février 1992, profitant de son absence alors qu’il voyage au Népal, une opération policière de grande ampleur, appuyée par un hélicoptère, est déclenchée contre sa maison de Brighton. Ses archives sont saisies, plus de deux tonnes de livres rares, enregistrements, films, manuscrits, photos, affiches représentant une vie de travail et d’expérimentations. La vision idyllique d’une scène anglaise libérale, favorable aux squats d’artistes, aux modes de vie les plus excentriques et à l’expérimentation tous azimuts, est sérieusem*nt mise à mal à la lecture du livre de Barry Miles,
4
London Calling. A Countercultural History of London since 1945 (Atlantic Books, 2010), d’où ces informations sont issues. De Francis Bacon à Johnny Rotten, l’histoire des galleries, clubs, librairies, squats, modes de vie, minorités ethniques et sexuelles, groupes musicaux, collectifs de créateurs, publications, se confond avec celle de l’intolérance conservatrice et de l’arbitraire policier soutenus par les tabloïds. Au fil du temps, l’art et la culture populaires ont cessé d’être considérés comme une menace pour la société pour devenir des sources d’inspiration gratuites pour le commerce. Dès la fin des années 1960, mêmes les idées les plus extrêmes de l’avant-garde sont pillées par la publicité, la mode, le design, les arts graphiques. La société de consommation accapare la contre-culture. Aujourd’hui, certains artistes gèrent leur production comme une marque commerciale, avec la complicité des médias. Une part de notoriété scandaleuse est désormais indispensable aux artistes les plus chers du marché de l’art contemporain. Dans un retournement d’un cynisme et d’un mépris pour le public sans équivalent, la presse à sensation, qui salissait les créateurs iconoclastes en les traitant de délinquants, fait désormais ses choux gras des célébrités tapageuses incarnant la réussite la plus insolente et garantissant ses ventes. Les nouvelles formes musicales, commercialisées comme des marchandises rentables calibrées selon les goûts du public, les styles de vie non conformistes adoptés par les classes enrichies par la dérégulation économique, enfin la mondialisation et les communications instantanées ont mis fin à l’underground qui aujourd’hui, pour reprendre les termes de Barry Miles, “n’est plus un lieu, mais un état d’esprit”.
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:49 Page5
jeux de scène
5
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:49 Page6
The Ballad of Genesis and Lady Jaye 2011, 68', couleur, documentaire réalisation : Marie Losier production : Marie Losier, Steve Holmgren, Steady Orbits participation : New York State Council of the Arts, ministère de la Culture et de la Communication (CNAP) Qui eut cru que l’une des figures les plus radicales de l’undergound serait le cœur (forcément meurtri) de la plus poignante des histoires d’amour? La pudeur avec laquelle Marie Losier pénètre l’intimité de Genesis P-Orridge est mise à rude épreuve par sa candeur, comme par ces films “de famille” au bord du voyeurisme – que la “pandrogynie” de Genesis et Lady Jaye rend pourtant indispensable. “This is me, and that’s me“ (“c’est moi, et ça c’est moi”) où comment le vilain petit canard Neil Andrew Megson est devenu Genesis P-Orridge, “qui ne sait absolument pas ce qu’il/elle est” – sinon l’une des figures légendaires de la performance et de la musique depuis quarante ans, dans les groupes COUM Transmissions, Throbbing Gristle et Psychic TV. La musique industrielle, dont il est le père nourricier (et la mère tutélaire) découvre en lui une origine profondément sexuée et sexuelle, une rage toujours renouvelée contre toute limite, toute nomenclature, tout classem*nt. Sa relation “pandrogyne” avec Lady Jaye, compagne, complice, membre tardive de Psychic TV, en est sans doute l’aboutissem*nt – malgré son dénouement abrupt – et offre également à Marie Losier le parfait sésame de cette vie plurielle, qu’elle assemble en une marqueterie d’archives personnelles, de captations et autres mises en scène, que le récit de P-Orridge coiffe d’une émotion sans pathos. M. C.
6
esprit libre Fidèle à lui-même, esprit libre inflexible, irrécupérable par les faiseurs de mode et les marchands de soupe de tous poils, Genesis POrridge a emporté avec lui à New York ses dispositions à l’exploration des zones obscures de la psyché, des pratiques tribales transgressives et des rituels initiatiques. En 1993, il rencontre une jeune femme infirmière le jour, dominatrice professionnelle la nuit, mais qui explore aussi des formes extrêmes de théâtralité. Elle a la moitié de son âge et se fait appeler Lady Jaye. Coup de foudre réciproque, ils se marient. The Ballad of Genesis and Lady Jaye, réalisé par la cinéaste franconew-yorkaise Marie Losier, évoque en détail l’histoire de cette relation amoureuse d’un romantisme hors du commun, doublée d’une intimité artistique aux dimensions vertigineuses. Passionnée de peinture, de littérature et d’arts de la scène, Marie Losier a déjà réalisé plusieurs films consacrés aux cinéastes d’avant-garde George et Mike Kuchar, Guy Maddin et au metteur en scène Richard Foreman. Elle est également l’auteure de Tony Conrad DreaMinimalist (2008), un portrait remarqué du compositeur et cinéaste Tony Conrad. Le tournage de son portrait croisé de Genesis et de Lady Jaye s’est prolongé sur une période de sept années. Marie Losier pose un regard généreux, vibrant d’empathie, sur les aspects les plus troublants de leurs activités publiques et privées. S’ils font de la musique ensemble avec le groupe de rock psychédélique Psychic TV, fondé par Genesis en 1981, leur projet central, baptisé pandrogynia, consiste à recourir à la chirurgie plastique pour se transformer en copie l’un de l’autre. Sans aucun doute l’effet ultime d’une influence marquante, celle exercée par la rencontre et les relations de Genesis avec ses mentors des années 1970, les poètes beat William Burroughs et Brian Gysin ; une version charnelle du cut-up, la stratégie de création poétique inventée par l’un, expérimentée par l’autre, accompagnée d’une recherche spirituelle, guidée par un principe romantique : “La quête d’un moyen d’être si totalement unis l’un à l’autre que même la mort ne pourra nous séparer.” Chevelure peroxidée, lèvres refaites, maquillage appuyé, dents en or, tatouages, lingerie, cuir et dentelles sexy, Genesis a poussé sa transformation anatomique jusqu’aux implantations mammaires. Depuis, Madame Breyer P-Orridge, née Neil Andrew Megson à Manchester en 1950, a adopté le genre féminin et élaboré sa nouvelle identité à partir du nom de son épouse, Jacqueline Breyer. Le film est construit à partir des archives personnelles du couple et des images tournées en 16 mm par la réalisatrice : moments de vie quotidienne entre amis, dans le métro, au parc
avec le chien, activités domestiques dans la cuisine, ménage en gants de caoutchouc et robe de soirée, greffes de peaux et opérations chirurgicales vécues ingénument comme des rituels qui repoussent les frontières biologiques, enchaînement d’instantanés d’une tournée de Psychic TV, extraits musicaux mis en scène et en costumes, duos de violons avec Tony Conrad. Sous une apparence de drag queen caricaturale empâtée par l’âge, sanglée dans des tenues suggestives kitchissimes qui défient les limites ultimes du mauvais goût, Genesis conserve une sorte de légèreté angélique, une grâce perverse irrésistible. De longs entretiens font revivre sa poignante histoire d’amour avec Lady Jaye, son alter ego espiègle et fragile, emportée brutalement en 2007 à l’âge de 37 ans. Le tournage du film s’est interrompu, le temps pour Genesis de se relever d’un chagrin dévastateur. Marie Losier a abandonné sa caméra pour n’être plus qu’une amie attentive. Et puis Genesis a souhaité poursuivre la réalisation du film en hommage à Lady Jaye. Le tournage a encore pris deux ans. Les magasins de trois minutes de la caméra Bolex imposent au film un rythme de collage échevelé. Une bande son sophistiquée, constituée de nombreuses couches d’enregistrements mixés, accompagne les images parfois muettes de la cinéaste : la force poétique de cette synchronisation faussem*nt aléatoire n’altère en rien la précision documentaire du film. Les œuvres de Marie Losier résultent d’un artisanat héroïque : réalisés sans argent, mis en décors et costumes, tournés et montés par ses soins, leur liberté poétique, leur absence de linéarité bouleversent les canons ordinaires du documentaire. En résonnance profonde avec leurs sujets, ils en traduisent la pureté absolue, les engagements sans compromis, la rigoureuse exigence d’authenticité, avec une inventivité formelle joyeusem*nt débridée. Genesis révèle une personnalité exubérante, dont la radicalité, l’humour et la sensibilité imprègnent tous les aspects de sa vie, les réussites comme les échecs, les moments d’euphorie exaltée et les chagrins écrasants. The Ballad of Genesis and Lady Jaye saisit les paradoxes bouleversants, les illuminations et les souffrances qui accompagnent cette alchimie improbable, terrible et sacrée, inaugurée en leur temps par les surréalistes, puis les situationnistes : la transformation de la vie en art. Anaïs Prosaïc
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:49 Page7
arrêt sur image amour/manifeste palpitation cartilagineuse Soit une partition musicale écrite directement sur le relief de la figure. Un pois de lumière qui mange un tiers du visage. La lampe d’auscultation pleine gueule, le crayon du chirurgien suspendu quelques centièmes de seconde au ras des paupières. Deux têtes de mickeys tristes et vieillies par les rides d’expression et le déplacement des cartilages surlignés momentanément aux marqueurs. Faire le ménage, en prenant pour chacune de ces occasions le soin de toujours s’habiller dans les tenues les plus sexy possible, lingerie délicate, bas couture de soie, et de très hauts talons. Tout cela en imaginant que la maison est pleine des regards de fétichistes invisibles. Epuiser les tâches ménagères sans soi-même s’épuiser, une façon douce d’abolir l’ingratitude de ces corvées, de les transmuer en séances extraordinaires de fantasmes et d’excitation… des bottes de cuir qui luisent au fond de la cuisine, “shinny boots of leather in the dark”. Les reliefs d’un repas sont restés sur la table, après un dîner dont les personnes se sont volatilisées. Autre moment, autre tenue vestimentaire ; une panoplie d’Hitler histrion et les aboiements de colère envers toute la tyrannie de la distribution des genres et des présupposés, qu’ils soient du corps ou du mental, et puis le son manifeste d’un jet de pierre de sa main au fond d’une cuve métallique, ponctuation sonore finale. Les reliefs d’un repas sont restés sur la table, après un dîner dont les personnes se sont volatilisées. C’est le temps de la coupe, de la découpe, et du montage qui devient possible. Larmes artificielles. “Satellite of Love”. D’une succession d’images d’archives contre la pesanteur et l’ingratitude, et leur abolition : panoplie pandrogynie politique. “f*ck you I’m a survivor”. Jean-Baptiste Bruant
jeux de scène
A voir marielosier.net genesisbreyerporridge.com cnc.fr/idc : Patti Smith, l’océan des possibles, d’Anaïs Prosaïc, 1997, 51'. The Ballad of Genesis and Lady Jaye est disponible au catalogue Images de la culture à partir du 1er mars 2012.
A lire / A écouter Balayage mental dans le cadre des recherches podologiques et cosmologiques, 1995, Ed. du Frac Rhône-Alpes, et 1997, Ed. Galerie du Jour Agnès b. jean-baptiste bruant, Collection HYX, 2003. Dispositif pour écouter radicalement les anges, bruant & spangaro, double CD, 2005, cneai-Presses du Réel.
7
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:49 Page8
l’amour toujours En amour avec la danse contemporaine depuis toujours, celle par excellence de Pina Bausch en particulier, Arnold Pasquier a réalisé depuis une vingtaine d’années de nombreux courts et moyens métrages, souvent en lien avec le mouvement des danseurs et chorégraphes. Il collabore à l’image avec d’autres cinéastes, Vincent Dieutre, Thomas Bauer, François Nouguiès… ou Vladimir Léon, qui a aussi produit Notre amour, deuxième film d’Arnold Pasquier sur le travail du chorégraphe Christian Rizzo. Conversation entre cinéastes. Vladimir Léon : Notre amour est construit autour de la pièce de Christian Rizzo Mon amour. Ce passage du mon au nous me suggère deux questions : qui est ce nous, si tant est qu’il est identifiable ? Que signifie ce déplacement ? Arnold Pasquier : L’idée du titre est apparue très vite. Quand Christian m’a parlé de son prochain spectacle à venir, il en avait déjà choisi le titre, Mon amour ; donc pour une fois très en amont de la création. Et pour la première fois aussi, c’était un titre court. Pour mémoire, le spectacle qui précédait s’intitulait Soit le puits était profond, soit ils tombaient très lentement, car ils eurent le temps de regarder tout autour, spectacle dont j’avais déjà documenté les répétitions [On essaye, 2005]. Mon amour, il s’en expliquait, signifiait pour lui d’aller à l’essentiel dans ce qui le séduit dans son rapport à ses interprètes. D’une certaine manière, ce titre a fait écho à la raison pour laquelle je m’intéresse à son travail. Dans le travail de Christian, il y a des signes, des manifestations, des transports, des évocations qui sont très liés à ce que j’essaye de mettre moimême en œuvre dans mes films. Ce passage du je au nous est en quelque sorte pour moi un signe de ralliement à ce travail. C’est une façon de m’approcher de sa matière chorégraphique et de chercher, par le truchement de ma propre mise en scène, à faire œuvre de fiction. V.L. : Cette confiance que t’a accordée Christian Rizzo pour suivre son travail et ton intérêt pour son œuvre manifestent justement cette proximité du nous. Il y a là apparemment l’affirmation d’un espace esthétique commun. Comment le définirais-tu ? A.P. : Christian n’est pas le premier chorégraphe avec qui j’ai collaboré. Très jeune j’étais déjà fasciné par Mathilde Monnier, Mark Tomp-
8
kins, Pina Bausch évidemment… J’ai toujours manifesté le désir de rencontrer des chorégraphes sur le terrain du partage ; partager leurs expériences par mon regard porté sur leur travail. On peut même dire que cela traverse presque tous mes films, soit par la forme documentaire, soit par la captation d’ateliers, soit par la fiction. Mais Christian, assez généreusem*nt d’ailleurs, est le premier qui ne m’a rien demandé, avec qui je n’ai pas eu à prouver quoi que ce soit. Pour On essaye, j’étais arrivé aux répétitions avec l’accord de Christian mais à l’invitation d’une de ses danseuses, Maria Donata d’Urso, avec qui j’avais déjà collaboré [C’est merveilleux, 2000]. Je cherchais à capter à titre personnel de la matière en mouvement. Au terme de trois heures de filmage, je me suis rendu compte qu’il y avait matière à faire un film. Je l’ai monté, l’ai montré à Christian et il a été très ému ; tout d’abord parce que c’était la première fois, je pense, que quelqu’un documentait son travail mais aussi parce qu’il avait sous les yeux les traces de tous ces moments éphémères qui vont du studio de répétitions jusqu’à la scène. Dans le travail de Christian il y a une telle densification de la forme et du rapport intellectuel à une matière qui, au départ, est sentimentale, que ce qui fonde son rapport au monde devient une forme beaucoup plus abstraite. Les images lui renvoyaient la forme sentimentale de son propos. Le plus intriguant par rapport à Christian, comme il ne t’oppose rien, que tout est possible, est de savoir exactement ce qui te touche dans son travail. V.L. : Connaissais-tu ses créations avant Soit le puits était profond… ? A.P. : J’ai presque tout vu depuis ses débuts. Il y a eu son installation 100% polyester [1999], pour deux robes et un ventilateur, mais sa première grande pièce et pourquoi pas “bodymakers”,
“falbalas”, “bazaar”, etc, etc.? [2001] m’est vraiment tombée sur la tête. J’avais été très impressionné, très ému, tout en reconnaissant que ce n’était pas le genre de chorégraphie vers laquelle j’allais d’habitude. Ce qui m’a intéressé c’était sa manière de fondre entre elles des matières un peu triviales (design, mode, étalagisme) pour former un monde pop qu’il sublime et déplace. Après ça je n’ai eu de cesse de vouloir travailler avec lui, en tous cas de ramener vers moi une matière qui m’intéressait. V.L. : Notre amour n’est ni la chronique des répétitions d’un spectacle, ni une captation. Ton regard nous projette dans la poésie du travail, la beauté et l’émotion des interprètes au travail. Et du coup, peu nous importe que tel moment du film provienne d’une représentation, d’une répétition ou de telle autre étape du processus de création de Christian Rizzo. Est-ce que cette construction aussi imbriquée est apparue au montage ou bien as-tu prévu toutes ces correspondances au moment du tournage? A.P. : Le temps des répétitions impose tout d’abord une chronologie ; mais un tel projet de film reste fragile dans la mesure où l’on ne sait pas où l’on va. Je ne savais rien de ce qu’allait être le spectacle, donc rien de ce que j’allais en faire aussi. J’ai lancé quelques pistes générales, qui avaient un rapport avec le travail précédent pour On essaye, mais il a fallu trouver une sorte de méthode pour faire quelque chose de ce qui m’était donné en n’étant pas assujetti à la temporalité. Dans une certaine mesure, les méthodes de travail de Christian proposent déjà une forme : chaque séance de répétition reprend tout depuis le début. Et puis il a besoin de rassembler très rapidement tous les éléments du spectacle (la musique, le décor, les costumes) et il procède ensuite par soustractions. Il amène un gros millefeuille, puis il enlève, il déplace. On n’a plus qu’à suivre ce travail sur le motif où petit à petit on revient, on précise, on affine. Cette façon de travailler me permet de repérer rapidement des lieux chorégraphiques au sein du bloc donné dès le départ, des motifs qui m’intéressent plus que d’autres, de les collectionner et
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:49 Page9
Notre amour 2009, 45', couleur, documentaire réalisation : Arnold Pasquier production : Les Films de la Liberté, A. Pasquier participation : Association Fragile, Vidéodanse (Centre Pompidou), Le Fresnoy/ Studio national des arts contemporains Arnold Pasquier se glisse sur scène et en coulisses pour filmer les répétitions de Mon amour de Christian Rizzo (création à l’Opéra de Lille en 2008). La frontière entre captation et making-of y est trouble ; de même, quelle licence s’accorde-t-il face à la chronologie et aux motifs que développe le chorégraphe ? Du titre du spectacle à celui du film se révèle en tout cas l’implication du cinéaste, au-delà du simple rôle d’observateur. Film de danse ou film dansé ? Notre amour ne tranche pas, car s’il reste au plus près des danseurs, captant gestes et regards, tâchant encore de lire sur les visages comme le travail d’intégration et de maturation en cours, le film ajoute à la pièce de Rizzo ce qui par essence lui fait défaut : le gros plan, l’isolement des figures, cadre et hors-cadre, l’ubiquité et les rythmes qu’autorise le montage. Le film d’Arnold Pasquier acquiert par là son fonctionnement propre, allant bien sûr là où le spectateur de danse ne peut aller : très, trop près des corps, comme sur les tapis d’un studio de répétition. Il crée surtout les ellipses, manques ou absences que seul le cinéma permet, jusqu’à perdre parfois, semble-t-il, la cohérence du travail des danseurs. Mais il retrouve ainsi la pulsation de la pièce originelle, tout en enlacements et embrassades, séparations et arrachements. Il retrouve aussi la parade érotique et son magnétisme, cet amour qui a toujours été le beau souci du cinéaste. M. C.
jeux de scène
d’en donner une autre temporalité au montage – par résonnance, par association. J’utilise des fragments de phrase que je recompose dans un sens et dans un autre pour en livrer ma propre lecture. Dans ce grand fourmillement de propositions, je puise des éléments et en donne un point de vue personnel. V.L. : Oui, il y a ces prélèvements, mais il y a aussi la part fictionnelle que je trouve particulièrement gracieuse, inspirée, que tu y as ajoutée. Pour avoir suivi la production, je sais que cette part a été plus importante à un moment qu’elle ne l’est dans la version finale du film ; on en a beaucoup discuté en cours de montage. Quand as-tu ressenti la nécessité d’ajouter cette intervention ? Comment cette invention très pasquierienne a-t-elle trouvé sa place ? A.P. : Dans le projet du film, la fiction était à l’œuvre dès le départ et elle était même assez ambitieuse. C’était là où j’arrivais d’ailleurs à me projeter le plus. Les spectacles de Christian sont pour moi des appels fictionnels. Audelà de la dimension spectaculaire et formelle de son travail, on est assez en accord sur la mise en scène des corps, l’attention qu’il porte aux corps des interprètes. Je lui ai proposé d’utiliser ses acteurs pour les faire jouer quelque chose qui me regardait plus moi que lui. Elle partait de l’idée d’un groupe de personnes au travail vivant une expérience, en l’occurrence la création d’un spectacle. Je m’invitais dans un groupe déjà constitué pour être le deuxième metteur en scène, le metteur en scène de la mise en scène de Christian en quelque sorte ! Christian, lui, part de rencontres, de présences, d’attitudes liées au quotidien, qu’il mène peu à peu vers l’abstraction. Je voulais faire le chemin inverse : partir du studio de danse, du travail chorégraphique, et suivre des parcours d’individualités dans leur quotidien le plus prosaïque ; c’est ce passage là qui m’intéresse. Nous n’avons pas eu les moyens financiers pour mettre en œuvre cette fiction (jours de tournage en plus, rémunération des acteurs). J’ai donc résumé tout ça en une seule journée de tournage, à la fin des répétitions, dans un appartement. J’ai remis en scène des frag-
ments, mes propres pointes d’intérêt dans le travail que j’avais suivi jusque là. Cet appartement donc, où tous les acteurs étaient réunis, y compris Christian, était comme le petit théâtre, le condensé, des tensions sentimentales et amoureuses qui étaient le propos du spectacle. Et puis ces scènes ont été beaucoup trop longues et ont risqué de mettre en déséquilibre le film, alors nous n’en avons gardé qu’une toute petite partie. V.L. : Dans cette forme qu’a finalement trouvée le film, autant il n’y a pas de césure entre répétitions et représentations autant il y a une rupture très nette entre ce qui touche au spectacle et la scène finale, fictionnelle, de l’appartement. Cela montre que la communication entre ces différents espaces n’est pas si évidente que ça, en tous cas pas autant que tu l’avais rêvée. Le film documente en quelque sorte ton propre cheminement, jusqu’à ta réappropriation finale. Dans cet écheveau fictionnel que tu avais envisagé au départ, restent deux éléments essentiels dans la scène de fin, deux déclarations d’amour : la première déclamée par Wouter Krokaert – qui parle du nous/groupe de travail, ce qui nous ramène à ton titre – la deuxième étant l’apparition de Barbara Carlotti, qui, à ton invitation, est venue chanter une chanson d’amour. A quel moment t’est venue l’idée de l’intervention de Barbara ? Et a-t-elle composé cette chanson pour le film ? A.P. : Le monologue de Wouter a été écrit par Julien Thèves, auteur de théâtre, sur ma proposition. Je lui avais proposé ce cadre, un appartement, et l’idée de quelqu’un qui viendrait en quelque sorte pointer ce qui disparaît dans les spectacles de Christian, c’est-à-dire une forme de déclaration d’amour immédiate, sans médiation. Christian la met en œuvre presque chaque jour des répétitions mais elle A lire / A voir arnoldpasquier.com lassociationfragile.com Entretien avec Vladimir Léon à propos de ses films, Images de la culture No.25, décembre 2010.
9
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:49 Page10
finit par s’évanouir dans les fumigènes de sa scénographie ! Le monologue de Wouter remet donc en jeu toutes ces histoires de circulation, réunion, attention, regards, etc. L’invitation faite à Barbara Carlotti, c’était l’occasion de faire parler quelqu’un d’autre à ma place en quelque sorte. Quand j’accompagne les répétitions en les filmant, j’ai un regard très respectueux, je ne mets jamais quoi que ce soit en danger, je rends grâce au travail de Christian. L’intervention de Barbara qui vient conclure le film est un acte plus volontariste de ma part. Les plus beaux films se terminent toujours par des chansons ! Pour l’anecdote, quand je lui ai demandé si elle pensait à une chanson en particulier pour une telle scène finale, elle m’a répondu qu’elle avait une chanson, jamais enregistrée, qui s’appelait justement Mon amour. Il était alors évident que c’était la bonne personne, la bonne chanson, à la bonne place. V.L. : Ce que tu dis sur le travail de Rizzo, à savoir cette forme de déclaration d’amour initiale qui s’estompe dans la mise en place finale des éléments, fait écho pour moi à ton propre travail. Pour en revenir à ton titre par exemple, quiconque le prononce est propulsé dans la problématique de ton film. On l’a constaté quand on cherchait des financements : “Où en est Notre amour ? Que pensez-vous de Notre amour ? Que faites-vous de Notre amour ?” Jusqu’au spectateur qui ira acheter un ticket pour ton film et qui demandera : “Je voudrais une place pour Notre amour.” Linguistiquement, tu as une façon d’impliquer, de happer n’importe qui prononce ce titre, c’est une intrusion puissante ! Inversem*nt, et ce dans beaucoup de tes films, après le postulat presque violent du titre – Celui qui aime a raison, Tous ont besoin d’amour, Beaucoup d’amour, C’est ça l’amour ?... – les images ménagent une grande distance par rapport au sentimentalisme. Comme chez Rizzo, est-ce parce qu’à un moment donné les sentiments sont trop forts qu’il faut les cacher ? A.P. : Je ne m’étais jamais posé la question de cette façon-là ! Comme pour Christian je pense que c’est une histoire de pudeur. Si l’exposition des fantasmes, des turpitudes, devient trop brûlante, elle est, même pour soi, irregardable, donc il y a forcément mise à distance. Le cinéma dans lequel je me reconnais est évidemment celui sentimental et mélodramatique à la Douglas Sirk. On ne peut plus faire du Sirk aujourd’hui, on est traversé par une forme de modernité. Donc je lutte contre l’élan naturel vers la littéralité en m’imposant des contraintes et des dispositifs. C’est là où se joue mon travail. Propos recueillis par Images de la culture, novembre 2010
10
le montage comme une partition Entretien avec la réalisatrice Delphine de Blic, par Jean-Marc Huitorel, à propos de La Peau sur la table - Un Portrait de Bernard Cavanna, Prix Sacem 2010 du film documentaire musical, présenté aux Etats généraux du film documentaire de Lussas. Delphine, en me demandant de mener cet entretien avec toi à propos, principalement, de ton dernier film, La Peau sur la table, tu n’ignorais pas que je ne suis ni critique de cinéma, ni critique musical. Par acquis de conscience, je t’ai toutefois rappelé mon ignorance de ces deux champs, et plus encore, si c’est possible, du domaine de la musique contemporaine. C’est donc avec un critique d’art que tu as choisi de t’entretenir. C’est de ce point de vue, en effet, que je connais ton travail, la plupart de tes films et tout particulièrement La Trace vermillon 1, Tout entière dans le paysage 2 et aussi Ul. Stawki, que j’ai présenté dans une exposition 3. Ces trois films posent, chacun à sa manière, des questions concernant l’identité, la mémoire, le paysage et, plus profondément encore, ils sont hantés par l’idée de la disparition. Michel Chaillou a écrit un beau livre qui s’appelle Le Sentiment géographique 4. Je crois que ce sentiment est fondamental chez toi, y compris dans ce film dont nous allons parler. Dans Tout entière dans le paysage, tu dis : “Je sais aujourd’hui que la géographie de mon enfance est fragile.” Quand j’ai vu ce dernier film, La Peau sur la table, j’ai été très impressionné par Bernard Cavanna lui-même, son charisme, son extrême densité, par cette manière incroyable qu’il a de faire de sa musique le cœur de sa vie et de son être ; de son être et de sa vie, le cœur de sa musique. Mais c’est peut-être la fragilité de ce sentiment géographique qui vous relie tous les deux. Le premier entretien que nous avons eu au sujet du film, c’était à la terrasse d’un café parisien ; et nous y avons parlé presque exclusivement de la personne Cavanna ; pas, ou peu, de ton film. C’était sans doute, sinon nécessaire, du moins inévitable. Mais les dieux de la critique veillaient et ils intervinrent d’une fort jolie façon : le téléphone portable qui était censé nous enregistrer ne fonctionna pas. L’essentiel de l’entretien qui va suivre, nous l’avons réalisé par Skype, toi à Johannesburg où tu vis en ce moment et moi en France.
Comment vous êtes-vous rencontrés Bernard Cavanna et toi ? Delphine de Blic : C’était il y a quelques années alors que j’étais étudiante au Fresnoy/Studio national des arts contemporains. Bernard Cavanna y était professeur invité et le jour de la rentrée, il nous présenta son travail. J’ai éprouvé une très forte émotion à écouter sa musique dans l’amphi du Fresnoy. Un peu plus tard, je lui ai demandé de me trouver une musique pour une installation que je réalisais (Ce qui nous traverse). Il m’a alors proposé de recomposer pour Chantal Santon, la chanteuse avec qui je travaillais, un air de son opéra Zaïde-actualités. L’idée de cette pièce, c’est de reprendre l’opéra inachevé de Mozart, Zaïde, comme pour… terminer le travail. Dans le même temps, j’avais conçu une installation vidéo autour de Messe un jour ordinaire, sa pièce interprétée par l’Orchestre national de Lille et présentée au Fresnoy : en articulation avec l’orchestre, deux écrans vidéos diffusaient par moments l’image et le son de la violoniste Noëmi Schindler. Il n’y avait pas de violoniste soliste sur scène. Ce fut comme une pièce pour écran et orchestre ! Très vite j’ai senti que lui et moi, on faisait quelque chose de semblable quoique dans des médiums différents ; l’un et l’autre, en effet, hantés par la peur de la disparition ; l’un comme l’autre un peu à la marge aussi. Je me demande si ce qui vous lie également, et c’est ce qui provoque cette terreur de la perte, de la rupture, ce n’est pas précisément l’importance que l’un comme l’autre vous accordez au lien. C’est un leitmotiv dans le film, dans ce qu’il dit, dans ta manière de le capter. D. de B. : Les traces m’importent également. C’est le sujet de Tout entière dans le paysage, mais aussi de Ul. Stawki où je filme en plan fixe une façade d’immeuble à Varsovie, devant lequel finit par apparaître un homme tirant un
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:49 Page11
La Peau sur la table Un Portrait de Bernard Cavanna 2010, 100', couleur, documentaire réalisation : Delphine de Blic production : Les Films d’Ici, Le Fresnoy/ Studio national des arts contemporains participation : Sacem Le compositeur Bernard Cavanna construit pas à pas une œuvre qui donne voix aux opprimés. Puisant son inspiration dans le réel, il se situe ainsi aux marges de la doxa de la musique contemporaine. En conversation avec ses amis Henri Dutilleux, Jacques Rebotier, Gérard Condé, Vincent Manac’h et Georges Aperghis, il raconte son enfance et son parcours. Des moments musicaux illustrent le portrait d’un iconoclaste qui ne cède rien à ses convictions. Cavanna est autodidacte. A l’âge de 15 ans, sidéré par la puissance de Métaboles de Dutilleux, il rencontre le maître pour lui soumettre ses premières compositions. Dutilleux sera sans complaisance mais encouragera le jeune homme à poursuivre ses recherches dans une voix plus radicale. Cavanna est fils d’immigrés italiens. Sa mère, d’origine allemande, était femme de ménage. C’est elle qui a éveillé sa sensibilité musicale avec les Impromptus de Schubert qu’elle esquissait sur un vieux piano. Une interprétation dans laquelle Cavanna dit avoir ressenti l’essence de la musique de Schubert, “son humanité”. Cette humanité, il la poursuit depuis dans toute son œuvre. Que ce soit dans Messe, un jour ordinaire, à partir du témoignage d’une toxicomane, ou dans Trois Strophes pour Patrice Lumumba en hommage au premier ministre congolais assassiné, Cavanna s’attache à rendre compte de la fragilité de l’être en mettant en œuvre des moyens musicaux qui atteignent un paroxysme saisissant. M. F.
jeux de scène
Film retenu par la commission Images en bibliothèques Né en France en 1951, Bernard Cavanna fait tôt le choix de se consacrer à la composition, qu’il aborde principalement en autodidacte. Créateur intuitif et original, il est encouragé par Henri Dutilleux, Paul Mefano et Georges Aperghis, et fortement influencé par la musique et la pensée du compositeur roumain Aurèle Stroë. Il a reçu une Victoire de la musique en 2000. Le film s’ouvre sur un marché où il essaie de vendre à la criée et à un prix défiant toute concurrence sa production de musique contemporaine. Cavanna est en effet un compositeur atypique : de condition modeste, il garde toujours une distance, une certaine ironie par rapport à sa réussite sociale. Le film est empreint de cet humour mais aussi d’une nostalgie : il se construit dans le même temps que la démolition de sa maison d’enfance. Nous le suivons dans toutes ses activités de musicien et pédagogue : répétitions, voyages ; Messe un jour ordinaire à Radio France, concerto à Shanghai... Un jour, le compositeur donne un cours sur l’idée de consonance et de dissonance. Un autre jour, il explique la Cinquième Symphonie de Mahler au public lillois. La réalisatrice a surtout la bonne idée de privilégier le dialogue de Cavanna avec d’autres compositeurs ou musiciens. On évite ainsi, les exercices répétés d’éloge, pour s’approcher davantage de sa pensée et de ses doutes. Sophie Francfort (Bibliothèque Publique d’Information, Paris)
rouleau de jardinier, comme pour effacer toute trace au sol. Il se trouve qu’il s’agit du cœur géographique de l’ancien ghetto rebâti selon les canons architecturaux des “démocraties populaires”. Dans Tout entière dans le paysage, on voit aussi un tracteur qui épand du fumier sur le terrain même de l’ancien camp d’internement du Vernet, dans le Sud de la France, comme si la nature engloutissait la mémoire. Et c’est bien de cela qu’il s’agit puisqu’il a fallu que je dépasse la trentaine pour savoir, par les livres, que les paysages de mon enfance avaient été le décor de camps de déportation de l’administration française. Que le camp de Rivesaltes, par exemple, après la guerre, a reçu des collabos, puis des harkis, et, à l’époque même où je filmais, était devenu un camp de rétention pour les migrants. Tout ça croise ma propre histoire, évidemment, ce sentiment d’exil, ma mère partant en mission humanitaire en Inde (La Trace vermillon). Toujours cette peur de la perte. Reconstruire le lien avec ma mère, faire que cela existe à nouveau. Mon premier film, quand j’étais encore à l’Ecole Louis Lumière, s’appelait Mémoires. C’était un film de photographies, marqué par La Jetée de Chris Marker. Il montrait une famille indienne installée à Grigny que, petite, j’avais croisée en Inde… Je suis persuadée, quand il faut parler du réel, qu’au moins dans mon travail il faut partir de l’intime. C’est aussi ce que fait Bernard Cavanna. Dans La Peau sur la table, l’une des rares fois où l’on entend ta voix (voix off qui était centrale dans La Trace vermillon et dans Tout entière dans le paysage), c’est précisément pour évoquer le lien à la vie, au réel. Il s’agit aussi de la construction de soi, chez toi, chez Cavanna. Et dans ce film, il me semble que tu as cherché l’expression cinématographique de cela, dans le cadrage par exemple. D. de B. : Tous les jours de ma vie, je filme les plus petites choses qui me touchent. Et quand je tourne, je tiens tout le temps la caméra. Différemment de mes cadreurs qui eux sont formés pour ça… Mais je sais que je dois passer par le biais du cadre et de la caméra pour voir des choses que je ne vois pas autrement. Ensuite, au montage, je trie ; parfois je garde des plans à moi, cela dépend de ce que je veux dire. Revenons, si tu veux bien, à La Peau sur la table. Quel est le sujet de ce film ? Et pourquoi ce titre ? D. de B. : Ah, je sais que vous n’aimez pas ce titre, comme d’autres titres de mes films d’ailleurs… La Peau sur la table, ça vient d’Henri Dutilleux, c’est un mélange d’une phrase de Bernard Cavanna qui reprend Céline et de Dutilleux qui cite Van Gogh. C’est, à propos de
11
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:49 Page12
la création, entre “sortir ses tripes” et “y laisser sa peau”. Je ne sais pas quel est le sujet de ce film. Quand j’ai rencontré la musique de Bernard, je ne voulais pas faire un film sur un musicien, je trouve que la musique produit par elle-même ses propres images. J’ai vraiment réfléchi à ça et la première question a été : comment vaisje filmer la musique ? La deuxième question a été de savoir comment je vais faire son portrait. Car l’origine de ce film, c’est une demande de Cavanna. Etant donné que, mise à part l’aide de la Sacem nous l’avons financé tous les deux, je l’ai réalisé dans une grande liberté. En fin de montage, on s’est engueulé Bernard et moi, car il voulait entrer dans la salle de montage et participer à l’élaboration du film. Je lui ai dit : “En parlant de toi, je parle de moi, donc c’est pour ça que tu ne peux pas intervenir.” Ce que je veux dire dans le film, je n’en sais rien du tout ! J’ai essayé de parler de ce que je ressentais face à lui, face à ce qu’il était, face à sa création musicale. Ce qui a été très important pour moi, par rapport à la captation de la musique, c’est l’idée de considérer l’orchestre comme une vaste machine organique ! Et de s’intéresser à ce que nous, auditeurs dans une salle de concert, nous ne pouvons pas voir, tous ces petit* gestes auxquels on ne peut pas accéder, celui de l’instrumentiste qui est en suspension en attendant le coup de baguette du chef… Je trouve ça magnifique, c’est comme de la danse ! C’est de la sculpture aussi. D’ailleurs Cavanna dit à un moment dans le film : “La musique, c’est une sculpture qui est dans le temps.” Etre au plus proche d’eux. C’est pour ça que j’ai toujours laissé les autres cameramen dans le champ. Je m’en fiche car ce qui est créé, c’est ce moment-là où on est tous en train de vibrer avec la musique ; donc
A voir / A lire ddeblic.com bernardcavanna.com Jean-Marc Huitorel, La beauté du geste, l’art contemporain et le sport, Ed. du Regard, Paris, 2005 ; Art et économie, Cercle d’art, 2008.
12
tout ce qui l’entoure, que ce soit les instruments, les musiciens, les chanteurs, et donc les cameramen, de fait, en font partie. C’est un moment de musique, et ce n’est pas quelque chose de mécanique. Pour moi, c’était très important de s’approcher de la source du souffle, jusqu’aux déformations du corps, la trace que laisse la corde sur les doigts, les corps qui souffrent à force d’être tendus et se détendent après. Et puis surtout, ne pas montrer ensuite au montage le moment où l’instrument résonne, parce que ce n’est pas forcément là que se jouent les choses, mais plutôt dans les attentes, dans les silences des autres instruments. D’une certaine façon, la musique se regarde aussi. Et puis il y a cette organicité des instruments, des corps. Cela m’a beaucoup frappé dans le film, cette dimension charnelle, érotique, parfois même sexuelle de l’extrémité du corps qui s’approche de l’instrument de musique, du doigt sur la corde, de la main sur l’archet, de la bouche qui prend l’anche. Et ce qui traverse le corps et le visage d’une chanteuse, c’est très beau également. D. de B. : Isa Lagarde qui chante Schubert est une soprane exceptionnelle en ce sens qu’à la différence de beaucoup d’autres à la voix également sublime, elle n’avance pas son ego, mais laisse voir la musique à travers elle. Noëmi Schindler est comme ça aussi, elle est très terrienne, très rivée au sol. Comme le dit Bernard, c’est un fauve. C’est d’ailleurs le titre d’une pièce qu’il a écrite pour elle. Et je la trouve absolument bouleversante dans cette façon de jouer de douceur et de violence. Ce qui frappe dans le film, encore une fois, c’est l’intensité. L’intensité de tout ce que tu montres. Evidemment ça tient d’abord à l’intensité du sujet qu’est Bernard Cavanna, car il est très dense, mais très doux en même temps, ce qui est troublant. Mais il n’est pas le seul, tous les gens qui interviennent dans le film le sont aussi, Georges Aperghis, Vincent Manac’h, Gérard Condé… C’est la présence de Cavanna qui confère à ses interlocuteurs cette densité, mais également la manière très intense dont tu les filmes. D. de B. : Le montage y est aussi pour beaucoup, Jean-Marc. Il y a énormément de plans dans mes films et le montage est un très long travail. Ton film est une orchestration de plans, une identique organicité… D. de B. : Un montage, c’est comme une partition. C’est pour cette raison que je commence par monter seule pendant des semaines, des mois parfois, avant d’être rejointe, comme ici
sur ce film, par Guillaume Germaine, un monteur magnifique, très musicien. A chaque séance, j’ai besoin de revoir tout ce que j’ai monté la veille. Je ne peux pas être dérangée car c’est le moment où tout se construit, où tout se tisse, où tout se répond. Ce n’est jamais mécanique. Je filme énormément ; j’ai des centaines d’heures de rushes pour chaque film. Je ne dis jamais : ce plan, ça va être ça ; j’attends et je filme en attendant qu’il se passe quelque chose. Trois cents heures de rushes concentrées en une heure et demie de film, ça explique peutêtre pourquoi ça paraît dense ! J’adore le montage alors que le tournage m’est plus difficile. C’est quand je suis seule avec mes images et mes sons que j’arrive à exprimer quelque chose, que je trouve le sens. Cela dit, il m’arrive quand même de “diriger” le tournage. Par exemple pour le concerto pour violon, je savais ce qui allait être retenu à la fin : des images de la violoniste, seule, face aux masses d’instruments. Et puis je suis aidée par une équipe de cadreurs exceptionnels. C’est compliqué quand on travaille à partir de ou autour de l’intime, il faut se méfier de certaines idées fausses. Par exemple, certains pensent qu’une petite caméra suffit, et que même pas de caméra du tout ce serait encore mieux (rires) ! Mais ce n’est pas comme ça que ça marche : c’est le dispositif qui rend les choses possibles, qui déclenche ce qui doit advenir ; c’est parce qu’il y a des micros et des caméras qu’il se passe quelque chose ! Cela m’évoque le rôle de la contrainte dans la littérature, dans l’art aussi parfois, le rôle des dispositifs, de ce qu’on pourrait appeler les règles du jeu. Je pense bien sûr à Georges Perec et aux rhétoriqueurs de l’Oulipo. Mais surtout à Perec qui me semble très présent et chez toi et chez Cavanna. C’est par le moyen des contraintes qu’il a pu donner forme à l’indicible sans tomber dans le pathos, sans noyer sa parole. Dans La Peau sur la table, quand tu filmes la visite de Cavanna à sa maison d’enfance qu’on est en train de démolir, l’ombre de Perec est évidente ! D. de B. : Perec est très important pour moi. Pour La Trace vermillon, et plus encore pour Tout entière dans le paysage. Au moment de la réalisation de ce film, j’ai rencontré Robert Bober et nous avons beaucoup parlé ensemble. Et quand j’ai monté le dossier pour La Peau sur la table, j’y ai placé une phrase de Perec. C’est étrange que tu évoques Robert Bober alors qu’on parle de Bernard Cavanna. Je me souviens que celui-ci habite en haut du parc de Belleville. Cette rue Vilin, où Perec a passé les cinq premières années de sa vie avant que sa mère qui y tenait une petite échoppe de coiffeuse ne soit déportée
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:49 Page13
et assassinée à Auschwitz, et que Bober a filmée 5, se terminait là-haut, tout près donc de chez Cavanna. Dans La Peau sur la table, on sent très souvent l’importance de “là d’où l’on vient” et comment on se construit par rapport à ça. C’est très perecquien. Quand Aperghis lui demande s’il vient d’une famille de musiciens, il répond que non, que son père aimait Tino Rossi et que sa mère était femme de ménage. Chez toi aussi, c’est essentiel cette question de la construction de soi à partir de ses improbables sources. Mais en parlant de ça, je ne sais plus s’il est encore strictement question du film, de Bernard Cavanna ou bien de toi. C’est un peu troublant, cette oscillation, cette hésitation… D. de B. : Perec et Bober ont fait ensemble Récits d’Ellis Island [1979]. Encore des histoires d’exil… Il y a un passage de Perec qui me suit partout, que je relis sans cesse, la fin de Espèces d’espaces 6 : “J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources : Mon pays natal, le berceau de ma famille, la maison où je serais né, l’arbre que j’aurais vu grandir (que mon père aurait planté le jour de ma naissance), le grenier de mon enfance rempli de souvenirs intacts… De tels lieux n’existent pas, et c’est parce qu’ils n’existent pas que l’espace devient question, cesse d’être évidence, cesse d’être incorporé, cesse d’être approprié. L’espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner; il n’est jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête. […] Ecrire : essayer méticuleusem*nt de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une arque ou quelques signes.” Propos recueillis par Jean-Marc Huitorel, juin 2011
1 Documentaire, 2002, 82'. Riff Production. Diffusion Arte. Prix Louis Marcorelles et mention spéciale du Prix du patrimoine au festival du Cinéma du réel, Paris, 2003. 2 Documentaire, 2006, 58'. Production Le Fresnoy/ Studio national des arts contemporains. 3 Mimetic, Centre d’art de l’Yonne, Communs du château de Tanlay, 2007. 4 Editions Gallimard, 1976. 5 Cf. catalogue Images de la culture : En remontant la rue Vilin, de Robert Bober, 1992, 48'. 6 Editions Galilée, 1974.
jeux de scène
les tâches d’anna halprin Jacqueline Caux a réalisé de nombreuses émissions de recherche pour France Culture, collaboré à Art Press, publié des livres d’entretiens avec des plasticiens et des musiciens, réalisé des courts métrages expérimentaux et des documentaires sur la musique. Sur la chorégraphe américaine Anna Halprin, elle a consacré deux films, une exposition et un livre. Entretien à propos de Who says I have to dance in a theater…, par Anaïs Prosaïc. Quel itinéraire vous a conduit à la réalisation de films ? Jacqueline Caux : Je me passionne pour la musique depuis l’âge de 12 ans, depuis qu’un professeur qui enseignait les maths et la musique m’a fait écouter La Nuit transfigurée de Schoenberg. Plus tard, je me suis intéressée au free jazz avec Ornette Coleman. J’ai dû travailler très tôt pour gagner ma vie. A 18 ans, je suis partie à Ibiza. C’est là que j’ai rencontré Daniel Caux, et pendant quarante ans, nous ne nous sommes plus quittés. Au début de l’Atelier de création radiophonique de Radio France, j’ai collaboré avec lui. Tout en continuant à partager beaucoup d’émotions musicales avec Daniel, j’ai voulu reprendre des études, et je me suis orientée vers la psychanalyse. En même temps, je m’intéressais à l’image, à la photo, je faisais aussi des sortes de sculptures-tableaux dans des petites boîtes. J’ai commencé par des courts métrages, puis j’ai fait des films qui ont été présentés au festival des Films de femmes. Je n’ai eu aucune formation, si ce n’est mon expérience avec Daniel, et plus tard sans lui, à l’Atelier de création radiophonique, qui a été l’école où j’ai appris à construire des documentaires. Avec Louise Bourgeois par exemple, j’ai enregistré des sons dans son atelier : frotter le marbre, bouger les sculptures en bois… La radio me donnait le sentiment de faire des films sonores, un espace de liberté qui faisait appel à l’imaginaire de l’auditeur. Maintenant, je fais des films sur des artistes dont les œuvres sont en résonance avec ma vie, ou mon inconscient, ou mes préoccupations. Comment sont nés les films que vous avez consacrés à la chorégraphe Anna Halprin ? J. C. : Il y a trente ans, les compositeurs John Cage et La Monte Young m’avaient conseillé d’aller voir cette danseuse extraordinaire travaillant avec les gestes du quotidien. Elle n’était
jamais venue en France, et il n’y avait pas grand chose sur elle dans les livres sur la danse, si ce n’est en référence aux grandes danseuses Simone Forti, Yvonne Rainer, Trisha Brown, les fondatrices de la Judson Church qui furent ses élèves. Elle avait rencontré John Cage et Merce Cunningham à New York en 1942, et La Monte Young et Terry Riley chez elle, à Kentfield en Californie, en 1959. La Monte et Terry étaient alors âgés de 23 ans, et elle les a immédiatement nommés co-directeurs musicaux de son groupe. La Monte explorait les sons par frictions – canettes de bière frottées contre les vitres, portes cognées, objets poussés sur le sol – pour faire surgir les harmoniques. Terry a très vite commencé une pièce pré-répétitive, Mescaline Mix, à partir de boucles de bandes magnétiques sur lesquelles il enregistrait la voix de certains des danseurs d’Anna Halprin. Je suis donc venue la voir en 2003, avec en tête ce que John Cage et La Monte m’avaient dit au sujet de son travail. Mais je n’ai trouvé chez elle ni le principe d’indétermination cher à John Cage, ni le minimalisme… j’ai trouvé le Bauhaus ! En 1937, chassés par les nazis, les artistes du Bauhaus s’étaient installés à Chicago, où ils avaient fondé le New Bauhaus. En 1939, déjà danseuse, c’est là qu’Anna rencontre Lawrence Halprin, qui va devenir architecte paysagiste et qu’elle épousera en 1940. Avec lui, elle fréquente Gropius, Kandinsky, Moholy-Nagy, et découvre le mélange des arts et le travail collectif. Le Bauhaus a été sa principale source d’inspiration. Avant de la rencontrer, je me suis arrêtée trois jours à San Francisco pour consulter les archives où elle avait déposé beaucoup de ses œuvres. Elle avait travaillé à Rome avec le compositeur Luciano Berio et la chanteuse Cathy Berberian ; en 1963, elle avait créé cette pièce magnifique Espozisione, où elle commence déjà à travailler sur la verticalité. Elle avait acheté un grand filet servant à embarquer les voitures
13
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:49 Page14
sur les cargos dans le port de San Francisco. Les danseurs avaient commencé à expérimenter avec ce filet suspendu aux arbres, chez elle, près de son plateau de danse en plein air. A Rome et à Venise, elle l’a accroché dans le théâtre, à des arbres qu’elle avait fait venir de Californie. Pendant que certains danseurs y menaient les Tâches qu’elle avait définies, d’autres descendaient des balcons avec des cordes… Après avoir approfondi ma connaissance de son travail et tourné beaucoup d’entretiens avec elle, je suis rentrée à Paris, je suis allée voir le festival d’Automne et l’ai fait inviter ; c’était en 2004, elle allait avoir 84 ans et n’était jamais venue à Paris. A la Cinémathèque de la danse, j’ai présenté mon premier film sur elle, Out of Bounderies - Hors Limites – un clin d’œil à Daniel qui avait présenté une exposition à Beaubourg intitulée Hors Limites, avec La Monte Young. Et Thierry Raspail, directeur du musée d’Art contemporain de Lyon, m’a appelée le lendemain en me proposant de faire une exposition sur Anna Halprin. En quoi consiste une exposition consacrée à une chorégraphe ? J. C. : C’était la première fois qu’un musée d’art contemporain proposait une exposition sur la danse. Je savais ce dont je pouvais disposer : des films, des photos, des partitions splendides, très plastiques, colorées, très variées, parfois immenses, qui indiquent le ton, le lieu, la durée, le nombre de participants. Ces partitions sont semi-ouvertes, semi-fermées, car Anna dit toujours quoi faire, mais pas comment le faire. Les unes ont été réalisées par Larry [Lawrence, son mari], d’autres par les communautés avec lesquelles Anna a travaillé. Certaines ont été publiées dans mon livre, qui est devenu le catalogue de l’exposition. Je voulais aussi des petites cellules musicales qui montreraient le rôle capital des musiciens avec qui elle avait été liée et se retrouvait sur le même terrain de recherche ; ceux qui, comme elle, essayaient de casser tout ce qui s’était fait auparavant afin de définir un nouveau vocabulaire à partir des gestes du quotidien. Comme elle le dit elle-même, elle est tombée de l’arbre de la danse en se mettant à danser avec des talons hauts, des vêtements du quotidien, dans la rue, sur les plages… Elle a reçu les mêmes critiques que John Cage, La Monte Young et Terry Riley ; ils ont formé une communauté solidaire. Elle a également été proche d’une importante musicienne, Pauline Oliveros, très investie dans la musique électronique expérimentale, qui a participé avec Ramon Sender et Morton Subotnick, en 1963, à la création du san Francisco Tape Music Center, où beaucoup de musiciens européens, comme Luciano Berio, sont venus travailler. En 2005, j’ai rendu visite à Anna et Larry pour
14
leur présenter la scénographie de mon exposition. Il y avait un petit passage étroit, entre deux parties de son travail, où je présentais la vidéo de la danse qu’elle a réalisée contre son cancer. Après avoir été atteinte d’un cancer en 1972, avec une récidive en 1975, elle a décidé de ne plus travailler qu’avec des malades atteints du cancer, et plus tard – dans les années 1980 – du sida. Son intérêt majeur consiste à mettre la créativité au service de la vie et non l’inverse. Ce qu’elle a vécu avec la maladie a changé le sens de son travail. Qu’est-ce qui vous paraît le mieux définir Anna Halprin ? J. C. : C’est une fédératrice qui réussit à gérer les egos pour créer quelque chose en commun avec aisance, humour, charme et beaucoup de force aussi. Elle développe une philosophie de l’inclusion. Elle inclut les gestes du quotidien, l’architecture, la musique, les autres ethnies, le public, les personnes âgées, la maladie, le vieillissem*nt, la mort, l’autobiographie… elle n’exclut rien. Anna Halprin fait partie de ces êtres qui, par ce qu’ils font, vous donnent des leçons de vie. Il suffit de la voir avec des malades qui savent qu’il leur reste peu de temps à vivre et qui viennent travailler tous les jours avec elle, alors que leur corps est en train de les lâcher… Elle parvient à leur faire encore ressentir des sensations de plaisir, c’est très puissant. D’un côté la danse qui brise les corps avec une discipline de fer, de l’autre celle qui consiste à désapprendre ce que l’on sait pour retrouver l’origine du mouvement… J. C. : Anna Halprin rejette totalement cette école qui martyrise les corps, comme chez Merce Cunningham, par exemple. Elle vient de l’école de Denishawn, qui est beaucoup moins violente. Elle a toujours refusé de travailler avec Martha Graham, avec qui elle entretenait pourtant de bons rapports et qui l’a parfois aidée. Pour elle, ces chorégraphes fabriquent des clones d’eux-mêmes; alors qu’Anna cherche à développer les particularités qui sont propres à chacun. Les danseuses qui ont travaillé avec elle, Simone Forti, Yvonne Rainer, Trisha Brown ou Meredith Monk, ont chacune développé un langage très personnel. Elle ne cherche pas à construire un groupe cohérent, mais à faire surgir le maximum de potentialités. Elle a toujours été en relation avec son autobiographie et avec celle des autres. Elle a travaillé avec des enfants quand ses filles étaient petites, parce qu’elle les regardait jouer, bouger. Maintenant, comme elle le dit : “Je ne suis plus rock’n roll, je suis rocking chair !” Donc elle fait une danse intitulée Rocking Chair, avec des personnes âgées. Qu’est-ce qu’on fait avec des déambulateurs, des béquilles, quand on a encore quelque chose à dire ? On
va travailler ensemble et dire ce qu’on souhaite léguer derrière soi avant de mourir. Elle a réalisé cette danse autour d’un lac près de San Francisco, au moment du départ des oies sauvages pour leur grande migration, avec cinquante-deux personnes âgées de 85 à 100 ans et autant de rocking chairs ! Larry est décédé en 2010, à l’âge de 93 ans. Son dernier travail, un très beau théâtre de verdure dans un parc de San Francisco, a été inauguré par Anna. En 2009, lors du tournage de mon film Les Couleurs du prisme – mon hommage à Daniel [Daniel Caux est décédé en 2008], – j’ai rencontré Terry Riley à San Francisco et j’ai revu Anna. C’était un jour de pluie de février. A 89 ans, elle préparait l’inauguration de ce théâtre, sous la pluie, radieuse, avec ses danseurs. Et après, elle m’a invitée à dîner chez elle, et c’est encore elle qui a préparé le repas ! En quoi réside la force de cette “non-danse” qu’on a appelé la post modern dance ? J. C. : C’est le rapport à la nature, au corps libéré. Margaret H’Doubler, son professeur d’anatomie et de biologie au Bennington College où elle a fait ses études, a été très importante pour Anna ; elle visualise toujours les articulations du corps dans son travail. Cette danse qui paraît être de la non-danse, est en fait extrêmement exigeante, beaucoup plus qu’une danse qui va surtout impressionner par la difficulté d’exécution. C’est quelque chose de très difficile à communiquer, qui ne fonctionne avec les personnes que sur une longue durée de travail. Avec Simone Forti, Yvonne Rainer, Trisha Brown, elle a travaillé au quotidien pendant des années.
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:49 Page15
Il leur suffisait ensuite de monter sur scène pour être immédiatement capables d’improviser et d’interréagir. Pour Anna, le travail se confond avec la vie, sinon il s’agit seulement d’interprétation et ça ne l’intéresse pas. J’ai vu cette danse magnifique, Parades & Changes, avec le papier que les danseurs propulsent en l’air comme une espèce de volcan, une sculpture entourant les corps nus. Si ça n’est pas réellement incarné par les danseurs, ça perd tout son sens et ça peut même devenir ridicule. C’est extrêmement fragile ! Je comprends la réticence d’Anna face à ceux qui veulent réinterpréter son travail. Est-ce que vous faites une différence entre culture “sérieuse” et culture “populaire” ? J. C. : Ce sont des univers que j’approche de façons différentes et qui ne répondent pas aux mêmes besoins. J’ai découvert en même temps Ornette Coleman et Schoenberg. Dans la Techno, il y a une forme d’énergie vitale qui complète ce que m’apportent les autres musiques que j’aime et qui s’adressent à la réflexion. Dans le jazz, les musiques arabes – que Daniel et moi avons aussi beaucoup fréquentées, – dans la musique indienne ou dans la musique Techno, il y a une intelligence musicale qui s’adresse au plaisir. Et comme le dit Daniel, je crois qu’on y a droit. Je commence l’écriture d’un livre sur le minimalisme et sur La Monte Young, qui portera aussi la signature de Daniel, en faisant attention de ne pas m’enfermer dans cette époque. C’est important pour moi de rencontrer aussi des jeunes artistes qui n’ont ni le même regard, ni les mêmes préoccupations.
jeux de scène
Comment produisez-vous vos films ? J. C. : Je suis très critique vis-à-vis de la télévision française et notamment d’Arte. Un de mes amis a réalisé pour Arte un film sur Phil Glass et un autre sur Steve Reich. Mais si je propose mon film dans lequel il y a Steve Reich, Phil Glass, Terry Riley, Meredith Monk, etc., on me répond : c’est trop pointu ! Ceux qui réussissent à vendre leurs films à Arte sont dans un réseau d’amitiés dont je ne fais pas partie. Mais je réalise des films avec des gens qui ont atteint un certain niveau de reconnaissance internationale, et comme ce sont des amis, ils m’aident, ils me donnent leur musique, leurs archives… De même les musiciens Techno, ils savent que nous les avons défendus depuis le début avec Daniel. Je leur avais promis de revenir à Detroit pour faire une tournée des écoles avec mon film The Cycles of the Mental Machine, tourné là-bas. Donc l’année dernière, je suis retournée à Detroit, sans caméra, pour leur rendre un peu de ce qu’ils m’avaient donné. Ce sont des personnages merveilleux, qui s’investissent dans cette ville en ruines en s’occupant d’enfants des rues… Mike Banks d’Underground Resistance, par exemple, les forme au baseball pour qu’ils puissent entrer à l’université ; d’autres leur font faire de la musique, leur donnent des cours de photo ; ils leur apprennent à vivre ensemble sans se taper dessus ! Là encore, ça va au-delà de l’art. Certes ils jouent dans des clubs, mais ils passent aussi beaucoup de temps à travailler dans leurs studios. D’un côté faire danser les gens, de l’autre, la recherche. Je bénéficie du soutien de gens qui aiment mon travail ; la Sacem m’accorde parfois des bourses, et comme mes films sont souvent présentés dans des musées, Beaubourg m’aide en post-production, ce qui représente parfois la moitié du budget d’un film. Mes films sont aussi présentés dans de nombreux festivals internationaux – où ils sont souvent primés ; j’ai quelques achats par des chaînes de télévisions étrangères ; je les édite aussi en DVD. Je réinvestis tout l’argent dans la prochaine production. Pour le film hommage à Daniel, j’ai fait un emprunt bancaire. Le film dure une heure et demie, avec des tournages à New York, en Californie, en Angleterre, en Allemagne. Mais il est déjà presque remboursé ! J’arrive à fonctionner en restant indépendante. Et puis je fais tout toute seule et je m’occupe beaucoup de mes films après qu’ils sont terminés, ce qui fait qu’ils ont une longue vie. Propos recueillis par Anaïs Prosaïc, juillet 2011
Who says I have to dance in a theater… 2006, 49', couleur, documentaire réalisation et production : Jacqueline Caux participation : musée d’Art contemporain/ Lyon Tourné à Paris où, invitée pour la première fois en 2004, à l’âge de 84 ans, elle remontait trois pièces emblématiques de son œuvre, et en Californie où elle vit et travaille depuis le milieu des années 1950, ce film permet d’appréhender une conception tout à fait singulière de l’art chorégraphique : pour Anna Halprin, en effet, “la danse n’a pas à être belle, elle fait simplement partie de la vie”. Ce principe qui a orienté son parcours personnel et professionnel l’a très tôt conduite à rompre avec toute forme d’esthétique et à prendre ses distances avec les représentants de la modern dance, alors à son apogée, pour mener ses propres recherches. En privilégiant une approche sensorielle et relationnelle du mouvement, en élaborant le concept de “tâches” basées sur les gestes du quotidien et en composant à partir d’improvisations et de partitions ouvertes, Anna Halprin a ouvert la voie à la postmodern dance américaine – courant auquel se rattache Trisha Brown qui fut sa disciple. Pionnière, contestataire, Anna Halprin le fut à bien des égards : ainsi, avec l’une des performances présentées à Paris, Parades and Changes, elle affronte en 1965 le tabou de la nudité. Et si, dès son installation sur la Côte Ouest américaine, elle fait entrer la nature dans ses expérimentations, elle va aussi s’affranchir du théâtre et de ses conventions pour réinsérer la danse dans le flux de la vie. M. B.
A voir jacquelinecaux.com annahalprin.org cnc.fr/idc : My Lunch with Anna, d’Alain Buffard, 2005, 58', et Images de la culture No.22, juillet 2007.
15
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:49 Page16
psaume Dans la collection des livrets pédagogiques à insérer dans les boîtiers DVD Images de la culture, le Centre national du théâtre s’associe une nouvelle fois au CNC pour un document portant sur deux documentaires du fonds : Claude Régy, le passeur (1997), d’Elisabeth Coronel et Arnaud de Mézamat, et, nouvelle acquisition, Claude Régy, la brûlure du monde (2005) d’Alexandre Barry. Extrait du livret, un entretien croisé avec Claude Régy et Alexandre Barry, par Sabine Quiriconi. Comment est née l’idée du film Claude Régy, la brûlure du monde ? Alexandre Barry : C’est moi qui ai proposé à Claude de faire un portrait de lui qui soit différent du premier film que j’avais fait pour Arte en 2003, Claude Régy, par les abîmes. C’était un film d’entretiens de 26 minutes, sans illustration, ni extrait de spectacles, ni photo. J’ai le souvenir que Claude était très content du film qui avait une vraie force brute. J’ai tourné La brûlure du monde deux ans après cette première expérience que j’ai eu envie de prolonger. Je lui ai présenté le projet comme une tentative, parce que je savais qu’il était réticent au fait de filmer des images de son travail. Ce qui m’intéressait, c’était le rapport de Claude avec les psaumes qui composent Comme un chant de David, le fait qu’il les monte à ce moment-là de sa vie, avec cette actrice-là, Valérie Dréville, qui lui permet des expériences peu communes… Le matériau était très puissant, aussi bien pour lui que pour elle. Il y avait donc les chants de David, traduits par Henri Meschonnic, Claude, avec son histoire par rapport à ces chants, et Valérie, au travail dans sa propre histoire et dans la continuation de la recherche qu’elle a entreprise avec Claude depuis plusieurs années. Je crois qu’il a senti aussi la force particulière du travail qui était en train de se faire et il m’a dit : essayons… Cherche comment il serait possible de transcrire, par la matière filmique, la matière vivante du théâtre sans la trahir. Ce qui est un peu la quadrature du cercle, en fait, surtout pour ce genre de travail, où l’essentiel se joue dans l’espace de la représentation. Comment, sous la surface du film, rendre sensibles ces courants souterrains, ce rapport vivant à quelqu’un qui est en face de soi et l’incertitude sur la nature de la réalité ? Ce sont des questions difficiles mais essentielles, me semble-t-il, si on veut ne pas trahir, ne rien affaiblir.
16
L’origine du film est donc le spectacle Comme un chant de David. Est-ce la traduction nouvelle des psaumes par Henri Meschonnic qui vous a incité à travailler sur la matière biblique ? Claude Régy : Oui, ce n’était pas la première fois que je travaillais avec Meschonnic. On s’était rencontré au moment de Paroles du sage – le travail que j’ai fait à partir de sa traduction de L’Ecclésiaste. De lui, j’avais lu Jona et le signifiant errant. Meschonnic ne considère pas la Bible comme un texte religieux. Il parle de “débondieuser” la Bible et il dit aussi qu’il ne faut pas confondre le divin et le religieux. Il faut au contraire bien faire la séparation entre les deux et se débarrasser du pouvoir des religieux : la vie de l’esprit, la spiritualité n’appartiennent à aucune religion ; elles ne sont pas du tout l’exclusivité de l’armée des prêtres. Tout le monde a le droit d’en parler. Pour Meschonnic, les chants de David sont un poème de la pensée. On y sent l’énergie de la pensée. Il a traduit le texte selon sa théorie : il a hébraïsé le français plutôt que franciser l’hébreu. Il revendique un respect essentiel des accents conjonctifs et disjonctifs et considère que toute traduction de l’hébreu qui ne tient pas compte des accents est une trahison. Lui, il les marque par des blancs, que nous avons évidemment respectés. Certains spectateurs étaient déroutés, surtout ceux qui vénèrent les psaumes comme un élément de la cérémonie religieuse, car cette traduction élimine le vocabulaire habituel du religieux. Tant mieux si le spectacle avait un air païen. Comment s’est fait le choix des psaumes qui composent le spectacle ? C. R. : Il y a cent psaumes en tout. Pour le spectacle, j’en ai choisi douze. Les psaumes m’ont intéressé fondamentalement pour prouver que la querelle des anciens et des modernes est
tout à fait ridicule. Je cite dans un de mes livres cette phrase d’Adorno : “Le nouveau, c’est en même temps l’ancien. Dans le nouveau l’ancien se reconnaît et devient facilement intelligible.” C’est donc, au lieu d’opposer l’ancien et le moderne, comprendre que l’ancien éclaire et renouvelle le nouveau, lui donne une lumière différente. Et c’est un enrichissem*nt réciproque. Je suis repéré comme quelqu’un qui ne monte que des textes contemporains donc il fallait absolument que je plonge dans ces textes, anciens de plus de trois mille ans, pour montrer leur modernité. C’est un mot que Meschonnic déteste mais c’est bien grâce à lui que la Bible est devenue un texte neuf… J’ai donc choisi des chants qui avaient à faire avec notre époque. C’était la guerre d’Irak. Bagdad c’est Babylone, Babylone c’est là où les hébreux ont été déportés… D’ailleurs ça m’a permis de m’apercevoir que David est le fondateur de l’Etat d’Israël ; il est le premier à avoir réuni les tribus d’Israël alors qu’il y avait deux blocs et c’est lui qui a déplacé la capitale à Jérusalem. Il a fondé Jérusalem. Il est le fondement mais, après son fils Salomon, ça s’arrête : l’unification d’Israël avec Jérusalem pour capitale n’a duré que 72 ans. C’est très court. Ce temps de la force d’Israël et de sa réunification a été détruit très vite. Donc on est là au cœur des guerres de Palestine et d’Israël et au cœur de la guerre d’Irak avec l’intervention américaine. Le fanatisme des psaumes est aussi ce qui m’a frappé. David dit vouloir étendre la foi en son dieu “jusqu’aux fins de la terre”. C’est un intégrisme absolu. Les psaumes sont adressés à “Adonaï ”. Que désigne ce mot ? C. R. : Meschonnic a tenu à garder ce mot parce que, de toute façon, c’est un nom innommable. Interdit. Il a fait ce choix pour éviter la traduction “mon Seigneur” ou “Seigneur”, qui est chrétienne. “Adonaï”, je crois que ce n’est qu’une sonorité. C’est quelque chose qui évoque cette personne sans nom, pour laquelle l’idée même de nom est bannie. Il faut rendre hommage au travail de Valérie Dréville parce qu’elle a trouvé comment dire ce nom qui esquive l’appellation.
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:49 Page17
C. R. : Le solo crée une concentration naturelle du spectacle.
Comment avez-vous choisi les psaumes qui composent le film ? A. B. : Le choix est venu du long temps qu’on avait passé en répétition. J’en ai filmé six ou sept et, parmi ces sept, j’en ai choisi quatre. J’ai retenu les moments les plus forts, qui évoquaient quelque chose de Claude. Je ne pourrais pas dire que j’ai eu une réflexion sur la construction, non… c’était de l’ordre de l’intuition. J’ai gardé malgré tout l’ordre dans lequel ils apparaissent dans le spectacle et qu’avait construit Claude. J’avais un souci d’équilibre entre les séquences consacrées aux entretiens avec lui – j’ai filmé une quinzaine d’heures d’interview – et les psaumes, qui ne devaient pas simplement être des illustrations de ses réflexions. J’ai voulu créer au montage des correspondances, des ricochets de sens… une matière un peu hétérocl*te mais qui, au bout du compte, trouve sa cohérence. Ensuite, il y a une grande part de subjectivité. J’ai tenu à garder le long psaume qui dure près de quinze minutes ce qui, pour un objet télévisuel habituel, est impensable. Je trouvais intéressant que ce moment devienne comme le cœur du film. C. R. : Le choix des psaumes – Meschonnic le disait lui-même – c’est aussi une écriture. Si Comme un chant n’avait pas été un solo, est-ce que vous auriez envisagé de faire un film et, qui plus est, un portrait intime de Claude Régy ? A. B. : Le fait que Valérie soit seule dans cet espace particulier, qu’il y ait beaucoup d’air, que ça respire, qu’il y ait ce travail de lumière et la force rare de sa présence présentaient un réel intérêt pour le filmage. Parce que je peux avoir dans l’image elle et l’espace alors que, s’il y a plusieurs acteurs sur un plateau, soit on est en plan éloigné pour tous les avoir dans le cadre, soit il faut faire un découpage. C’est un autre travail. Là, avec un acteur seul, je savais que quelque chose pouvait être tenté – de très frontal et de très rapproché… en tout cas, d’un radicalisme qui puisse se rapprocher de celui du travail de Claude.
jeux de scène
A. B. : D’où, ensuite, le choix d’essayer d’inclure le visage de Valérie en pleine image, à travers ce visage de faire sentir sa relation à l’espace et, avec des mouvements qu’on a créés, de faire aussi sentir l’espace qui entoure cette présence. Mais c’est parce qu’elle était seule et qu’il y avait une concentration qui rendait le travail possible. De plus, l’idée d’associer le travail de l’actrice à ce portrait intime était intéressante : je sais ce que représente Valérie dans le travail de Claude et inversem*nt. La rencontre entre eux constitue une espèce d’accord idéal dans la recherche. Certaines bases ne sont plus à définir. Ce sont deux artistes, ou plutôt – puisque Claude dit, dans le film, qu’il a horreur de ce mot – deux chercheurs, qui explorent ensemble. On n’est pas à la recherche d’un résultat mais on est avant tout en recherche, à l’écoute d’une écriture. C. R. : Je voudrais intervenir sur cette histoire de “portrait intime”. Pour moi, ce n’est pas du tout un portrait intime mais on ne peut pas parler si on ne parle pas de soi. Handke disait que la seule façon de ne pas mentir c’est de parler de soi. Faire des théories abstraites sur l’art dramatique ou sur l’art de la mise en scène ou sur l’art du jeu de l’acteur, cela ne m’intéresse pas du tout. Si on veut dire des choses générales, il faut partir de quelque chose de particulier. Vous qui êtes si réticent à toute perspective narcissique, pourquoi avez-vous accepté qu’Alexandre introduise des photos de vous enfant à la fin du film ? C. R. : Parce que j’ai une grande force d’indifférence. Ç’aurait été très bien de ne pas le faire, c’est peut-être très bien de le faire… c’est égal. Ça ne se serait pas fait, je n’aurais pas demandé à ce que ça se fasse. Il se trouve qu’Alexandre l’a fait. De toute façon, c’est toute une histoire quand on a quatre-vingts ans de se voir à vingt ans… ou à trois mois, ou à quinze ans, en maillot de bain. C’est toute une histoire. On ne peut pas être indifférent. Qu’est-ce que vous voyez dans cet adolescent? C. R. : Je vois qu’on est différent. Je vois comment ça se passe de grandir d’abord puis de vieillir. Mais c’est tout. C’est objectif. Il ne s’agit pas de coller des sentiments là-dessus. A. B. : J’ai intégré au film des photos de Claude enfant d’abord parce que je les aimais beaucoup, ensuite parce que je trouvais cela un peu incongru. J’avais choisi une forme de film sans chronologie, sans commentaire explicatif, où tout passe par sa parole, par la présence
de son visage, par celui de Valérie, le tout englobé dans les psaumes… il y avait là une cohérence qui m’intéressait. Puisque le film brasse des réflexions assez poussées, vu son grand âge, j’ai eu envie de dire : “Voilà comment il parle, voilà ce qu’il est”, à travers ce qu’il dit, et j’ai eu comme un désir de brûler tout ça aussi, d’un seul coup de basculer dans l’inverse absolu : l’illustration pure d’un être – et donc de montrer des photos d’enfance. Avec ce que ça peut créer de lire ce qu’il y a d’enfance dans son visage d’homme adulte. Peut-être est-ce un moyen pour dire que l’essentiel n’est pas seulement dans la virtuosité avec laquelle il s’exprime ? Il peut aussi être dans une photo muette, dans un silence, dans un souvenir. Donc j’ai subtilisé ces photos et je les ai incluses dans le film. Il les a découvertes une fois que le film était fait mais pas finalisé. Et il se trouve – je le dis parce qu’il ne le dira pas – qu’il a été très ému de les voir. Peut-être parce qu’il ne s’y attendait pas. Mais, au-delà de la surprise, il avait une vraie émotion de se revoir à ce moment-là, au milieu de ses frères. Peut-être qu’inconsciemment je voulais le ramener à ce passé parce que j’ai toujours cru que le rapport que Claude avait avec les textes bibliques trouvait son origine dans l’enfance ? C. R. : C’est parce que je suis né dans le protestantisme où on envoie les enfants à ce qu’on appelle l’Ecole du dimanche. Et là, on lit la Bible et les pasteurs ne parlent qu’à partir d’interprétations des textes bibliques. Ce qui est très douteux, c’est justement la façon dont ils les interprètent. Vous qui vous méfiez des captations, êtes-vous intervenu pendant le tournage ? C. R. : J’étais présent pendant le tournage mais j’ai pris le parti de ne pas intervenir. Si on ne laisse pas la liberté à celui qui travaille, on gâche quelque chose. Je ne connais pas du tout la technique de la caméra. Je ne suis jamais intervenu. Sauf une fois, je pense. Le chant le plus long : tu voulais, avec la caméra, tourner autour de Valérie et je t’ai dit qu’il me semblait que c’était mieux de faire un plan fixe, de face. Et, après, ça m’a fait réfléchir, parce que tout ce psaume, en plan fixe et assez rapproché, passait beaucoup mieux en gros plan filmé qu’il ne passait dans le spectacle. D’ailleurs ce serait peut-être une idée de filmer tous les psaumes en gros plan. Ça s’entendrait autrement… il y aurait une autre présence. Il n’y a rien de mieux que le gros plan de face. Solos et gros plans vont bien ensemble ? A. B. : Si cette tentative, faite de très gros plans, marche plutôt bien, cela tient beaucoup à Valérie Dréville aussi, qui est littéralement traversée par cette parole…
17
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:49 Page18
Claude Régy, la brûlure du monde 2005, 50', couleur, documentaire réalisation : Alexandre Barry production : Local Films, Canal 15 Télévision, Adam Productions, Futurniture/Suède participation : CNC, Procirep, Angoa Agicoa, Pierre Bergé D’une extrême sobriété, d’une grande rigueur formelle aussi, ce portrait du metteur en scène Claude Régy est en parfaite harmonie avec son “sujet”. Moins attaché à l’homme et à sa biographie qu’à l’artiste, aux principes de son écriture et à sa pensée, aux qualités propres à son univers, il suggère cependant qu’un événement intime, la perte d’un ami, pourrait avoir été déterminant dans son œuvre. “S’investir dans une activité où l’on croit, on espère créer quelque chose, c’est une façon de compenser le deuil. Et comme on a toujours une raison d’être en deuil, on trouve toujours des raisons de travailler.” Entièrement tourné dans la scénographie de Comme un chant de David (2003) – un plateau carré, ouvert sur ses quatre côtés, – le film fait alterner deux présences : celle de la comédienne Valérie Dréville disant quelques fragments de la pièce et celle de Claude Régy, qui s’exprime plus largement sur son travail. Il évoque sa conviction qu’il est possible de toucher le public au-delà des murs du théâtre, “jusqu’à l’infini”. Il parle du langage, du geste et de leur essence, de leur action respective sur le silence et le vide (l’espace “le plus vide possible”), des relations entre la voix et le corps. Et, à propos de la violence, du doute et du désespoir qui caractérisent le monde dans lequel nous vivons, il souligne l’acuité, la profonde actualité des Psaumes de David. M. B.
18
C. R. : D’ailleurs, je pense qu’une des raisons qui font que je suis très heureux que ce film ait eu lieu, c’est qu’il permet de voir le travail de Valérie sur ces textes-là, traduits de cette façon-là, d’en garder une trace. Je suis impressionné. Même après l’avoir dirigée je ne sais pas vraiment comment elle fait pour faire ce qu’elle fait. En même temps, il y a une obéissance et l’intervention d’une personne qui est vraiment libre et qui est libre de s’exprimer elle-même. Dans le spectacle, quand elle passait à proximité des gradins de spectateurs placés le long de l’espace quadrilatéral, il y avait aussi une proximité très grande dont le gros plan rend compte, une proximité qui permet de voir son travail. On voit alors que jouer n’est pas tricher. On voit que s’il y avait la moindre intervention de la tricherie même une seconde, ça ne tiendrait pas. Donc c’est une leçon sur le travail de l’acteur. Outre les gros plans, vous avez aussi opté pour certains mouvements récurrents de caméra… A. B. : Le pari était, à partir du dessin de la mise en scène, d’en capter la vibration et de recréer le sentiment qu’on a quand on est dans la représentation. Dans un espace de théâtre – et c’est là la grande différence avec le cinéma – la sensation de l’espace se mêle à la sensation de la présence de l’acteur. A l’image, soit on a la sensation de la présence de l’acteur parce qu’on s’en approche – et dans ce cas-là on perd l’espace – soit on a l’espace nu, sans l’acteur, soit l’espace avec l’acteur “ratiboisé” pour ainsi dire. Donc, comment recréer la sensation de l’espace et de l’acteur, propre au théâtre ? J’ai pensé à des mouvements très simples, élémentaires dans le langage cinématographique, qui étaient des travellings avant assez lents permettant déjà d’englober une partie de l’espace et de s’approcher progressivement pour arriver à la sensation du visage de Valérie qui baigne dans cet espace. Pendant le long psaume, selon la mise en scène, l’actrice était au centre de l’espace et elle tournait sur elle-même : comment capter ce mouvement circulaire, de va et vient entre la ligne d’horizon et la verticalité ? Ça s’est fait pratiquement en improvisant avec Valérie, dans une grande mobilité. Je n’avais rien fixé. Le psaume dure quinze minutes et demande à l’actrice une vraie puissance dans le travail, je ne pouvais pas non plus faire dix prises. Je crois d’ailleurs qu’on a juste fait deux ou trois prises de chaque psaume. Mon idée était d’en faire le moins possible, de les penser avant, de les répéter plus ou moins dans le mouvement pour que ce soit fluide. On n’avait pas non plus des conditions de tournage qui nous permettaient de faire autrement : une seule caméra, un travelling qui n’était pas idéal. A un moment,
on entend le bruit des roues du travelling sur le plancher qui craque… j’ai laissé ces bruits volontairement pour qu’on perçoive la dimension artisanale du tournage qui est en train de se faire. C’était aussi ça le film. Mais ce qu’il faut quand même spécifier c’est que pour filmer ces extraits, je bénéficiais déjà d’un travail vraiment élaboré en lumière (par Joël Hourbeigt) et en son (par Philippe Cachia), qui sont des éléments fondamentaux du spectacle. Pendant que je filmais, je travaillais aussi avec Rémy Godefroy et Alexandre Magnin, les techniciens du spectacle, qui se sont mis à la disposition du film. J’ai utilisé, parfois déplacé, le son du spectacle qui est devenu le son du film. Seule la musique qui accompagne les photos a été ajoutée. Aussi complexe que ce soit de trouver les façons de filmer ces expériences de plateau, les propositions scéniques de Claude ne recèlent-elles pas des potentialités cinématographiques ? A. B. : Claude, dans son travail de théâtre, utilise beaucoup le vocabulaire du cinéma : il parle souvent de ralentis, de gros plans, de mouvements latéraux, de fondus au noir, de plans séquences… Mais, surtout, je pense que son travail a un immense potentiel cinématographique dans la mesure où il permet une expérience de cinéma. Si un travail, aussi puissant soit-il, ne permet pas une expérience, pour moi, c’est là que cela devient difficile : il vaut mieux ne pas y toucher. Parce que ça veut dire que sans possibilité de tentatives un peu folles, on est dans la position de capter et capter, malheureusem*nt, c’est détruire, c’est affaiblir. On voit ce que sont les captations. Tout le monde est d’accord là-dessus : ce n’est même pas que c’est mauvais, c’est que ce n’est rien. C. R. : Dans le travail que je fais, je pense que la lenteur, l’espace vide et le silence favorisent le tournage. L’espace vide exalte la présence des acteurs surtout s’ils sont seuls. Le silence au cinéma est très important. L’image sans texte, à l’écran, peut durer. Et ça je l’utilise quand même beaucoup par rapport aux mises en scène où on parle tout le temps qui, si on les filme, deviennent du théâtre filmé. Tandis que là on peut avoir l’impression qu’on filme une personne et qu’on filme un écrivain dans l’acte d’écrire par exemple. Une chose invisible. C’est cela qui est intéressant. Je pense donc qu’il est plus facile d’introduire une caméra dans ce travail que dans une mise en scène où tout s’agite et parle en continu… A. B. : … et où il faudrait recourir à un découpage. Chez toi, il n’y a pas de découpage à faire. Tes spectacles sont des plans séquences.
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:49 Page19
Là, les psaumes sont des plans séquences. D’ailleurs j’ai filmé dernièrement, selon le même principe, Ode maritime de Pessoa avec JeanQuentin Châtelain : le film est un plan séquence de deux heures. Recourir au découpage, c’est artificialiser quelque chose. Tout filmage du travail de Claude ne peut être qu’une tentative. On ne peut pas aborder l’idée d’un travail comme ça sans passer par l’impossible. Il vaut mieux se préparer à la difficulté et à la recherche. Et c’est ce qui m’intéresse. Obligatoirement ça emmène dans un espace où se pose sans cesse la question : comment faire ? Et qui, finalement, nous plonge dans le même état que celui de Claude quand il commence un travail et quand il répète. C. R. : La vraie question est souvent : comment ne pas faire ? A. B. : Oui, comment ne pas faire… Mais à un moment donné tu es obligé de faire quelque chose. C. R. : C’est toujours la question primordiale : comment ne pas faire en faisant ? A. B. : C’est pour cela que, d’après moi, si on veut être au plus haut degré de fidélité par rapport à ce travail, il faut pouvoir le violer, ne pas avoir peur de le détourner pour le faire apparaître dans sa nature originelle. En le prenant de front, on est perdant : c’est comme un négatif sur lequel rien n’apparaîtrait. On ne peut que le recréer, le transposer pour en saisir l’essentiel. On ne peut pas le capter. Ce serait la plus grande des vanités. J’en suis convaincu. De façon générale, voyez-vous quelque intérêt à vous prêter au jeu des interviews et, plus particulièrement, à répondre aux questions d’Alexandre, qui est votre assistant depuis près de quinze ans ? C. R. : C’est un exercice comme un autre alors autant essayer de le faire sincèrement en tout cas. Mais je pense toujours à cette phrase de Blanchot : “La réponse est l’ennemie de la question.” Donc c’est très dur d’être obligé de répondre. C’est mieux de faire l’effort de laisser les questions ouvertes. A. B. : Je crois que c’était le cas, si je m’en souviens bien. J’avais travaillé dans ce sens-là… C. R. : Mais tu ne gardais que les réponses… A. B. : Par élégance, quand même. La question n’est qu’une rampe de lancement, une façon de t’emmener dans un territoire où tu as un espace de parole absolu. C’est ça la question. C. R. : Ce que veut dire Blanchot, il me semble,
jeux de scène
dans cette phrase, c’est que la réponse est à champ limité alors que la question est infinie. A. B. : C’est pour cela que tu réponds aussi par des questions, des interrogations, des mises en doute. Il y a un vrai cheminement de la pensée. Pour moi, la façon dont les choses sont dites est au moins aussi importante que ce qui est dit. Quand je filme quelqu’un c’est pour faire sentir l’intérêt de ce qui est dit et le mouvement dans lequel c’est dit. Je suis sûr que ça joue pour n’importe quel spectateur même si on n’en a pas conscience. Si j’ai laissé tourner la caméra après la fin des entretiens, par exemple, c’est parce que Claude a une pensée qui se construit par paliers et qu’au bout d’un instant de silence il va continuer sa pensée et en poursuivre le mouvement. Cette façon de travailler m’intéresse, parce que ça crée une présence silencieuse à l’image, un plan muet où on sent de la pensée en mouvement. Ce qui apparaît alors, c’est le rapport d’un être avec lui-même. Et c’est là que ça bouleverse. C. R. : Je voudrais finir par quelques citations que j’ai toujours avec moi et qui parlent de l’écriture. Meschonnic dit : “Un texte, qu’on l’écrive ou le lise, déborde ce qu’on sait qu’on dit, déborde ce qu’on sait qu’on entend.” D’où son autre formulation : “On entend aussi ce qu’on ne sait pas qu’on entend.” Ça, c’est essentiel pour moi. Parce qu’on voit aussi ce qu’on ne sait pas qu’on voit. Qu’on voit un film, qu’on voit un spectacle ou qu’on lise un texte… Ce qui est important pour moi maintenant – j’ai acquis cette conviction – c’est de travailler sur l’au-delà du texte. C’est relayé par Lévinas qui écrit : “Un texte contient plus qu’il ne contient.” Et il dit, de façon plus imagée : “Le sens immobilisé dans les caractères déchire déjà la texture qui le tient.” Donc la vie du texte fait exploser la forme, la formulation même ; l’essentiel pour un texte n’est pas dans ce qu’il dit mais dans ce qu’il fait entendre, au-delà de lui-même. C’est complété d’ailleurs par une phrase de Merleau-Ponty : “Ce que le peintre n’a pas figuré appartient aussi au tableau.” Ce sont là de petites idées qui crèvent les conventions, qui crèvent les murs et qui font qu’on n’est pas dans la stupidité de croire qu’on sait ce qu’on fait. C’est au-delà. Tout se passe audelà. C’est même le secret de l’écriture que de faire entendre autre chose que ce qu’elle a l’air de dire et ça, pour le jeu des acteurs, c’est primordial. Et je pense qu’il y très peu de gens qui en ont conscience. Ça ne s’apprend pas dans les écoles… pas dans les écoles de théâtre en tous cas. Et ça ne se voit pas beaucoup sur les plateaux. Propos recueillis par Sabine Quiriconi, février 2011
Ed. CnT/CNC, 2011, 36 p.
Les livrets pédagogiques, coéditions CnT-CNC avec le concours du ministère de la Culture et de la Communication, sont disponibles gratuitement sur simple demande (les DVD sont aux conditions habituelles) : Au soleil même la nuit d’Eric Darmon et Catherine Vilpoux (1997, 162'). Ed. 2004, 20 p. Roméo et Juliette de Hans Peter Cloos (1997, 130'). Ed. 2005, 24 p. Elvire Jouvet 40 de Benoît Jacquot (1986, 42'). Ed. 2006, 64 p. Voyages en pays lointains – Joël Jouanneau met en scène Jean-Luc Lagarce d’Isabelle Marina (2002, 52') et Journal de Jean-Luc Lagarce (1992, 51'). Ed. 2007, 44 p. Chéreau/Koltès – Une Autre Solitude de Stéphane Metge (1996, 76'). Ed. 2009, 40 p.
A voir / A lire cnc.fr/idc : Claude Régy, le passeur d’Elisabeth Coronel et Arnaud de Mézamat, 1997, 92'. Liv Ullmann-Erland Josephson – Parce que c’était eux, d’Alexandre Barry, 2004, 57', et Images de la culture No.22, juillet 2007.
19
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:49 Page20
histoires de cinéma
experimental road movie Captivante plongée au cœur du cinéma expérimental, Cinémas de traverse de Frédérique Devaux et Michel Amarger chemine aux quatre coins de la planète à travers une mosaïque de techniques et de formes, des rencontres avec des cinéastes, critiques, organisateurs de festivals, fondateurs de lieux de création ou de structures de distribution et d’édition. De ce voyage polyphonique, il en ressort surtout qu’il serait vain de donner à ce cinéma une seule et unique définition. Analyse de Martine Beugnet. A ceux qui parlent du cinéma comme d’un art moribond, Cinémas de traverse oppose un démenti éclatant. La vitalité du cinéma contemporain est indéniable, pour s’en convaincre, il suffit de se tourner vers sa branche expérimentale. Témoigner de l’extraordinaire créativité, du foisonnement des formes qui s’y déploient aujourd’hui, tel est l’objectif que se sont fixé Frédérique Devaux et Michel Amarger, auteurs de ce beau film essai. Les réalisateurs connaissent très bien leur sujet : tous deux sont des cinéastes reconnus, auteurs d’une importante filmographie expérimentale et d’une série de portraits de cinéastes (les Cinexpérimentaux, cf. Infra). Circonscrire le territoire qu’ils se proposent d’explorer ici n’est pas chose évidente pour autant. Le film se pose donc d’emblée la question obligée : comment définir le cinéma expérimental ? qu’est-ce que le cinéma expérimental ? Cinéma “d’avant-garde”, “indépendant”, “différent”, “jeune”, “pur” (Germaine Dulac), “poétique” (Maya Deren, Jonas Mekas), “visionnaire” (Adams Sitney), “underground” (Sheldon Renan, Parker Tyler), “formal”, “structural” ou “matérialiste” (Malcolm Le Grice, Peter Gidal), “fringe film” (Mike Hoolboom), cinéma “activiste”, “abstrait”, “non-narratif”, “expanded cinema”, “film as film”… l’histoire du cinéma expérimental a donné lieu à une floraison de dénominations et de qualificatifs. Comme le souligne d’ailleurs Gabriele Jutz au tout début du film, la signification du terme expérimental lui-même est variable. Il décrit, explique-telle, “un écart plus ou moins grand par rapport à ce qu’on est habitué à voir”. Lorsqu’il est associé à cinéma, expérimental devient donc un simple shifter : son sens dépend du contexte historique, de l’évolution des conventions et des pratiques dominantes dont il se démarque. S’il se définit en partie par opposition au cinéma
20
commercial, le cinéma expérimental n’en est pas pour autant le négatif. Dans sa préface au livre de Malcolm Le Grice, Sean Cubitt dénonce la tendance “à assimiler l’avant-garde au rejet des principes établis, idée préconçue qui suppose que le sens de l’art expérimental dépend de ce à quoi il s’oppose” 1. Le cinéma expérimental n’est pas réductible à la contrepartie du cinéma commercial ; Dominique Noguez le rappelle dans l’incontournable Eloge du cinéma expérimental : “C’est le cinéma même.” Il ajoute : “C’est à partir de lui – qui est ce qu’il y a de vivant et d’essentiel dans l’art des images animées et sonores – que les autres films doivent se situer 2.” Cette belle affirmation est aussi, implicitement, celle de Cinémas de traverse. Les frontières sont poreuses, et “l’écart” se réduit parfois (Jutz prend pour exemple la Nouvelle Vague) ; le cinéma expérimental perdure néanmoins, infiniment plus riche et varié que ses hom*ologues conventionnels. C’est d’ailleurs l’impossibilité d’en donner une définition hom*ogène, stable et unilatérale qui à la fois souligne et garantit son indépendance et son incroyable liberté de forme et d’expression : si le cinéma expérimental résiste à la logique du marché et de l’institutionnalisation de l’art, c’est parce qu’il ne se laisse pas enfermer dans une catégorie ou un mouvement, ne se laisse pas réduire à un genre ou à un style ; il les traverse et reste pluriel. Tous ceux que rencontrent Devaux et Amarger, dans les studios et les labos, les cinémas et médiathèques, dans la rue, les universités ou les écoles des beaux-arts offrent leur propre définition, plus ou moins élaborée, du cinéma expérimental – et les interprétations offertes par les passants croisés sur un trottoir parisien ou new-yorkais ne sont pas les moins pertinentes. Ce qui émerge au fil des séquences, c’est une image contrastée, changeante, multiple et néanmoins tout à fait cohérente d’un
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:49 Page21
histoires de cinéma
21
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:49 Page22
cinéma en constant devenir : le cinéma expérimental est à la fois transgression des règles établies, invention des formes et économie parallèle. Art d’exploration, où le résultat n’est jamais avéré, il évolue dans un espace ouvert, en marge du cinéma commercial et des autres disciplines artistiques (dont il reste aussi largement méconnu), et continue de créer ses propres modes de production et de distribution.
Cinémas de traverse 2009, 166', couleur, documentaire réalisation : Frédérique Devaux, Michel Amarger production : Productions EDA, Corto Pacific, Cityzen TV participation : CNC, ministère de la Culture et de la Communication (DAP), Procirep, Angoa Michel Amarger et Frédérique Devaux proposent un panorama du cinéma dit “expérimental” sous la forme d’un documentaire atypique en plusieurs épisodes. Parcourant le monde, ils recueillent la parole d’une soixantaine de cinéastes (Jonas Mekas, Joseph Morder, Boris Lehman, Peter Kubelka, etc.), montrent leur manière de travailler, des extraits de leurs films, mais aussi le fonctionnement des coopératives et associations liées à cette production. Ce long documentaire chemine de par le monde en quatre parties. La première dresse une cartographie des structures variées qui ont une fonction d’aide à la création, souvent technique (laboratoires, table de montage, tireuse optique), et/ou font office de centres pour la promotion, la diffusion et la conservation des films. La seconde et la troisième parties, sous la forme subjective et fictionnelle du journal filmé, vont à la rencontre des cinéastes, recueillent leur point de vue sur le cinéma tout en les montrant au travail, sous l’angle triple du discours, du processus de création, et de la technique. Des Etats-Unis au Japon, en passant par l’Algérie, l’Autriche ou le Sénégal, les thèmes et les pratiques les plus divers sont abordés : journal filmé, travail sur pellicule, étude du mouvement, cinéma corporel… une palette infinie de productions que la quatrième partie, alternant entre le documentaire et son propre work in progress, ne cesse d’exposer et de détailler. P. E.
22
cartographie vagabonde Comment rendre compte de la multiplicité des pratiques, des esthétiques et des modes de diffusion du cinéma expérimental aujourd’hui ? Par la polyphonie des voix et des images, la profusion des témoignages et des extraits de films, certes, mais aussi par les effets de split screen et d’inserts (mutations de l’écran qui s’anime de fenêtres multiples) et par la configuration même du film – sorte de cartographie vagabonde – adoptée par Devaux et Amarger. Aucun maniérisme dans la démarche, mais le simple constat assumé d’une fructueuse impuissance à contenir son sujet dans les limites d’un écran et d’une voix unique. Cinémas de traverse n’est pas un film expérimental, mais il se fait discrètement l’écho de certaines approches narratives alternatives, telles qu’elles s’élaborent notamment dans les formes d’autobiographie filmée, de Jonas Mekas à Joseph Morder – dont le travail est par ailleurs évoqué dans le film. A la fois documentaire et road movie, autofiction et journal filmé, Cinémas de traverse reste à la croisée des genres, passe du nous au je, circule d’une ville à l’autre, d’un pays à l’autre, sans souci apparent de chronologie ou de continuité géographique. Fidèle à l’esprit de Vertov, le film permet aux passants comme aux artistes de se répondre d’un lieu à l’autre par la vertu du montage. Le hasard joue ici son rôle. Puisqu’on ne pourra pas inclure tous les cinéastes, toutes les histoires du cinéma expérimental, toutes les techniques, on s’égarera volontiers sur des chemins de traverse, où se font les rencontres fortuites. Le film s’articule en quatre temps, qui peuvent se voir séparément, mais fait avec humour état d’une résistance à hiérarchiser, à organiser les séquences de manière linéaire, et d’une salutaire incapacité à conclure : “La première partie s’arrêtait brutalement, ça nous a surpris, un peu attristés…”, constatent les narrateurs. A la fin du troisième temps, ils admettent d’ailleurs que les images accumulées au cours de leurs voyages se trouvent “dans un désordre indescriptible” et qu’il leur faut retourner à la table de montage. Jusqu’au générique de fin et au-delà, les images et les dialogues continuent d’affluer, et en guise de conclusion, le dernier son entendu est celui d’une porte qui s’ouvre. Rien de confus, pourtant, dans l’impression
que l’on retiendra du captivant état des lieux que nous présente Cinémas de traverse. De Paris à Tokyo et à l’île de Gorée, en passant par Helsinki, Amsterdam, Bejaïa, Vienne et New York, le film dresse dans un premier temps un panorama impressionniste, ponctué de rappels historiques et de brefs exposés : labos, studios, coopératives, maisons d’édition, revues et festivals où s’élaborent les techniques et les formes, où les films sont développés et montés, où les œuvres sont montrées, distribuées, étudiées et archivées. Une vue d’ensemble du cinéma expérimental, tout à la fois laboratoire et économie parallèle, émerge progressivement. A chaque étape de leur périple, les réalisateurs rencontrent ceux qui gèrent les lieux de création et de distribution, et les artistes cinéastes qui les fréquentent. Ce sont – pas toujours mais souvent – les mêmes, motivés par un besoin d’indépendance et la volonté de partager. Les cinéastes de l’expérimental travaillent seuls ou en équipe restreinte, mais pour beaucoup, les étapes les plus coûteuses du processus se font dans des espaces et autour d’équipements collectifs. l’art de l’aléatoire C’est aux processus de création que le film fait cependant la part belle : de la rue au labo ou à l’appartement transformé en atelier, une myriade d’artistes connus et moins connus révèle les arcanes de leur approche et de leurs techniques, de la prise de vue au montage et à la projection. Illustré d’extraits, c’est un formidable kaléidoscope de formes cinématographiques qui se déploie ainsi, et dont on se limitera à citer certaines facettes : cinéma activiste ou autobiographique soucieux de se démarquer des démarches esthétisantes ; formes musicales, rythmiques et picturales du cinéma abstrait ou graphique; expérimentations sonores où s’inverse la hiérarchie image/son ; projections-performances et éclatement de l’écran fixe propre au “cinéma élargi” ; found footage et techniques d’appropriation, ainsi qu’une multitude d’approches documentaires où, de la captation du réel à la manipulation du matériau visuel et sonore, la représentation de la réalité la plus infime, la plus quotidienne, devient une invitation à réapprendre à voir. Les cinéastes au travail démontrent, expliquent, commentent, en termes à fois limpides, lucides et engagés, et Cinémas de traverse documente ainsi toute une série de pratiques souvent exigeantes – longs et méticuleux procédés de captation, de manipulation, d’intervention sur la matière du film ou sur sa projection dont la description s’avère fascinante. C’est en effet à travers ces processus mêmes – et non, à priori, dans un script ou un scénario préexistant – que s’élaborent la forme et le sens de chaque œuvre.
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:49 Page23
Cinémas de traverse
Dans cette perspective se dessine, en filigrane, l’épineuse question du passage de l’argentique au numérique. Joseph Morder décrit avec bonheur son expérience du filmage avec un téléphone portable, “la découverte d’un nouveau langage filmé”, qui lui rappelle “les débuts, le super-8”. Pour Yvonne Maxwell, non seulement le travail sur le support pellicule, sur la matérialité même du film, est irremplaçable, mais l’œuvre qui en résulte ne peut être appréhendée dans son intégrité que lors d’une projection. Certains jeunes artistes, comme Lynn Loo et Johanna Vaude, ont choisi une voie hybride, en partie motivée par le désir de “témoigner” du passage de l’argentique au numérique, entre “deux outils qui ont chacun leurs qualités et leurs défauts”. De même, pour Peter Kubelka, le numérique n’est pas le successeur logique de l’argentique, mais un médium complètement différent qui ne saurait remplacer le rapport physique, sculptural qui s’instaure avec la pellicule, avec le corps du film. Les potentialités du numérique sont immenses, mais elles ne se substituent pas à celles de l’argentique. Le cinéma expérimental est donc ouvert aux mutations technologiques et à ses multiples possibilités ; mais à la différence de la logique du marché selon laquelle un nouveau procédé technique annule les précédents, dans le cinéma expérimental, ils s’additionnent. Dans Cinémas de traverse, les bobines de film se partagent l’écran avec l’ordinateur, et le ronronnement du projecteur hante la bande sonore. Beaucoup de cinéastes adaptent, restaurent ou perfectionnent les dispositifs existants, les détournent de leur usage originel ou construisent leurs propres appareils (voir, entre autres, les savoureux commentaires de Giovanni Martedi et Tony Conrad en bricoleurs invétérés, ou encore l’infinie délicatesse de manipulation dans la démonstration de Nicky Hamlyn et l’extraordinaire minutie du travail de Peter Tscherkassky, entre simples clous et crayon laser). C’est d’ailleurs lorsqu’ils s’attardent autour des sacrosaintes tireuses optiques et tables de montage que Devaux et Amarger captent certaines des séquences les plus passionnantes de leur film. Le résultat final
histoires de cinéma
n’est jamais préétabli, jamais certain : tout cinéaste expérimental teste, explore, tâtonne. En creux se dessinent ainsi les bases d’une réflexion – indispensable à notre époque d’évolution technologique accélérée – sur les rapports entre l’homme et la machine, et sur les a priori, trop souvent pris pour argent comptant, qui sous-tendent cette relation. La voie du cinéma expérimental, souligne encore Sean Cubitt, est celle “d’un art aléatoire, ancré dans ce dialogue entre l’homme et la machine qui est au cœur de la société contemporaine”, et qui met en lumière “la tyrannie qui s’exerce, dans le système capitaliste en particulier, sur la technologie” 1. Cette relation spécifique, intime et aléatoire, à l’outil de la création (qu’il soit caméra argentique ou numérique, tireuse, ordinateur, table de montage, écran ou projecteur) libère le cinéma expérimental des limites étroites qu’un anthropomorphisme de règle impose au cinéma commercial – autant qu’aux autres médias audiovisuels. “Le cinéma conventionnel, constate Malcolm Le Grice, n’oppose aucune résistance à l’anthropomorphisme […]. Il n’offre aucun conflit d’interprétation, aucune dialectique 1.” En contraste avec le cinéma commercial, la démarche expérimentale n’a jamais été motivée par l’obligation d’imiter ou de créer une version crédible de la perception ou la psychologie humaine, mais par le désir d’explorer des modes de perception et d’interprétation qui contestent ou renouvellent notre appréhension ordinaire de la réalité. Le paradoxe du cinéma expérimental est de mettre machine et technologie – si sophistiquées ou si primitives soient-elles – au cœur d’un questionnement de la perception humaine dans ce qu’elle a précisément de machinal, d’automatique. De cette manière, le cinéma expérimental, héritier de l’enchantement des premiers temps du cinématographe, continue de prendre le pouls d’un monde en mutation et d’en tirer des formes poétiques d’interprétation. Ainsi les extraits de films qui ponctuent Cinémas de traverse sont-ils autant d’occasions d’entrevoir la réalité dans un rapport différent à la durée, à l’espace et à la matière (voir, entre autres, les images des films de Emily Richard-
Cinexpérimentaux Stephen Dwoskin 2010, 59', couleur, documentaire réalisation : Frédérique Devaux, Michel Amarger production : Productions EDA Une visite au domicile de Stephen Dwoskin, cinéaste indépendant américain né en 1939, installé à Londres, auteur d’une œuvre prolifique débutée en 1961. Cinéma “personnel” plus qu’expérimental dont il retrace la genèse : tenu à l’écart par la maladie qui invalide ses jambes, Stephen Dwoskin interroge le rapport à l’autre à travers l’œil de la caméra, instrument d’un échange amoureux entre le cinéaste et son modèle. La question de savoir si le handicap de Stephen Dwoskin détermine sa vision d’artiste pourrait être balayée au nom d’une empathie condescendante, jugeant que “cela n’a pas d’importance”. La chaise roulante vaut certes comme métaphore de la différence de l’artiste, comme les ailes de l’albatros pour Baudelaire. Mais c’est bien à partir de cette position dans le monde que s’est constituée l’œuvre qui est la sienne, c’est à partir de ce point de vue “hors du monde” et désirant le monde (et, au sein du monde, les femmes) que se composent ses films. De cette distance et de ce désir exacerbés naît une observation minutieuse des formes de l’affectivité. Le spectateur fait alors l’expérience sensible de ce que son regard, par pudeur, ne saurait soutenir et que la caméra enregistre : sur le visage du modèle passent mille nuances, variant de l’abandon à la crainte, du désir à l’inquiétude. Revient alors à la surface, chez celui qui regarde, le souvenir partagé de sentiments imperçus. S. M.
23
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:49 Page24
visite à domicile Pour la collection Cinexpérimentaux qu’ils ont conçue, Michel Amarger et Frédérique Devaux vont à la rencontre du cinéaste américain Stephen Dwoskin, réalisant un portrait aussi attentif qu’attachant. “La littérature est une santé” disait Gilles Deleuze (dans Critique et Clinique), qui ajoutait, parlant des écrivains : “Ces visions, ces auditions ne sont pas une affaire privée, mais forment les figures d’une Histoire et d’une géographie sans cesse réinventées.” Pour qualifier le travail de Stephen Dwoskin, cinéaste expérimental handicapé depuis l’enfance, ces mots parlent. Ils expriment bien la distinction qu’ébauchait par ailleurs Deleuze entre le simple malade extériorisant ses symptômes et le créateur qui, par une sorte de santé paradoxale, émergeant de la maladie, devenait le clinicien de son propre rapport décalé au monde. Stephen Dwoskin, à l’intérieur de l’immobilité imposée par son handicap, a tout mis en œuvre pour explorer d’autres mobilités, celle de la caméra, des performers, du montage. Rencontrant le cinéaste dans son cadre de vie, sa maison à étages de Brixton, Michel Amarger et Frédérique Devaux ouvrent leur film sur le travelling vertical (peut-être filmé par Dwoskin) mis en mouvement par un ascenseur domestique, tout en faisant défiler parallèlement, en surimpression, la filmographie du cinéaste. Ce plan introductif, à la fois “pauvre” et très matériel, pourrait fonctionner comme une métaphore du travail de Dwoskin : filmer des mises en situation documentées, chercher à les “élever”, trouver une part plus discrète, plus intime à leur fonctionnement, sans leur enlever le grain documentaire. En s’effaçant derrière la caméra, les deux réalisateurs mettent au premier plan la figure de Dwoskin, ne laissant apparaître qu’à de rares moments un assistant au fond de l’image. Figure solitaire, chargée de son passé, cherchant dans ses archives (journal intime, articles critiques), montrant et commentant ses films, mais aussi filmée en plein tournage et montage d’un film à venir. Le portrait se partage entre ces moments liés au travail, et les complète par de petites séquences tournées dans le quotidien du cinéaste, filmé dans sa maison, faisant un tour dans la rue en fauteuil électrique, ou discutant dans le jardin. Le calme qui se dégage de ces séquences et le peu de présences extérieures semblent donner raison à l’assertion du cinéaste : “Plus je vieillis, plus je suis seul.”
24
un matérialisme des sentiments Un des premiers films de Dwoskin avait pour titre Alone (1963) : une jeune femme attendait, dans sa chambre, quelqu’un ou quelque chose qui ne venait pas. S’amorçait déjà la pratique récurrente du cinéaste : filmer à l’intérieur d’un cadre réduit, d’une situation, un ensemble de sensations intimes, un bain d’humeurs ressenties par l’acteur ou le performer, qu’il s’agissait de faire émerger. Dwoskin avoue lui-même qu’il ne sait pas bien diriger ses performers, son travail est de chercher, à travers la scène qui lui est rendue, des intensités émotionnelles, des traits qu’il pourra ensuite agrandir, ralentir, découper au montage : le travail de création se fait en temps réel, le point de vue se construisant en confrontation directe avec l’action performée, inconnue à l’avance. Ainsi, le mouvement du regard semble dirigé par une secrète empathie, point de liaison invisible entre les différents protagonistes. Il en est ainsi dans Trixi (1969), où la véritable rencontre amoureuse avec Beatrice Cordua est tendue et démultipliée par le tournage. La caméra, par sa mobilité, ne déplace pas simplement le regard du cinéaste, il déloge le spectateur de sa place de voyeur, et le film à tonalité p*rnographique prend un autre sens. Entre l’artificialité de la performance, la captation documentaire sur ces situations matérielles et leur traitement par Dwoskin, se dégage un ensemble de sensations nouvelles qui engagent le regard du spectateur. Grâce à ce portrait, nous avons l’occasion de voir comment Dwoskin appréhende l’espace de la performance, ainsi que son travail de montage. Face à une femme d’une cinquantaine d’années, en string, bas résilles et talons hauts, le cinéaste, sa caméra numérique à deux mains, évolue lentement, s’approche très près du corps, jusqu’à le frôler. Le sexe et le visage de la performer semblent être des points de focalisation ; sur un plan ultérieur, un exemplaire du Con d’Irène de Louis Aragon pourrait donner une clé théorique à ce projet dont nous ne percevons qu’un fragment. Le montage s’apparente à un collage de plans courts mais très ralentis, chaque plan menant au suivant dans la découverte, sans plan de construction préalable. Pour le travail du
temps, Dwoskin s’est inspiré de compositeurs dans leur manière d’organiser les instruments et les tempi. Son ralenti n’est pas le ralenti classique du cinéma (tourner avec une fréquence d’image supérieure à la normale), mais un allongement du temps de chaque image, qui donne une sensation toute particulière. du rapport à l’autre au rapport à soi Dwoskin a toujours filmé des rapports, les espaces intermédiaires qui s’ébauchent entre les êtres, ou entre un créateur et son œuvre (tel le film sur le photographe Bill Brandt, Shadows from Light, en 1983), et c’est toujours sous cette même optique qu’il s’est mis à étudier sa propre histoire. En réalisant une série de films autobiographiques (tel Trying to kiss the Moon, en 1994), Dwoskin continue cette investigation, se prenant comme sujet d’expérimentation, fouillant dans les profondeurs d’images tirées des archives familiales ou celles de son journal filmé. Nécessité pour le cinéaste de retranscrire également son rapport décalé au monde “normal”. Le handicap contextualise le réel autrement, il met en cause la normalité par son impossibilité à y prétendre. “J’ai grandi en étant handicapé, j’ai été conduit à regarder le monde comme un endroit absurde. Parfois, il y a des marches qui n’ont pas à être là […], la plupart des gens pensent qu’il n’y en a pas. Une seule marche est une montagne pour moi.” D’où un goût particulier du créateur pour le surréalisme, la pataphysique, les zones troubles de la sexualité, tout ce qui déplace le “normal” et le connu. Cette quête de l’inattendu, Stephen Dwoskin la prolonge également dans le médium cinématographique, cherchant à le creuser pour mieux le comprendre, et lui offrir de nouveaux modes d’expériences : l’avant-garde revendiquée par l’artiste n’est donc pas un absolu, mais la seule manière cohérente (“naturelle”, dit-il) d’exploiter son outil artistique. Ce modeste manifeste pour du nouveau a l’assurance tranquille de son porte-parole : celle d’un jeu permanent avec des coordonnées empêchées, qu’il est nécessaire, si l’on veut y insuffler un peu de vie, d’agrandir et de peupler. Pierre Eugène
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:49 Page25
Stephen Dwoskin (Cinexpérimentaux)
son, Yo Ota et Helga Fanderl où, sous la pression du temps, les images frémissent, les contrastes s’intensifient, les paysages s’animent d’une vie propre, invisible à l’œil nu). Si le cinéma expérimental recouvre une telle diversité de formes et de devenirs possibles, c’est qu’il est aussi un art profondément impur, en dialogue constant avec d’autres formes d’expression (peinture, musique, sculpture, performance, théâtre, danse…). De ce métissage fertile, le cinéma expérimental tire une aptitude inégalée à bouleverser notre expérience de la corporalité, tel ce troublant pas de deux entre un danseur et la cinéaste Isabelle Blanche qui le filme : la prise de vue ressemble à une traque, les images qui en résultent à une caresse. S’il instaure un rapport étroit à des outils de création mécaniques, chimiques ou numériques, le cinéma expérimental n’en est pas moins un art des sens et du corps. Le travail sur la matière d’images et de sons en fait le domaine privilégié de la vision haptique où le spectateur est invité à exercer son “œil tactile” 3. une fragile écologie La belle intelligence du film d’Amarger et Devaux naît de leur talent à éviter toute démonstration. Le plus souvent, les problématiques et les questions de fond s’inscrivent en filigrane, et même lorsque les narrateurs s’interrogent eux-mêmes, c’est finalement dans les témoignages des artistes et les images de leurs films que l’on trouvera des éléments de réponse. Le cinéma expérimental est-il un cinéma de pays riches ? Mohamed Hamlaoui, depuis la Cinémathèque de Bejaïa, répond par la négative et décrit le cinéma expérimental comme le plus universel des cinémas, celui qui a toujours su faire du manque de moyens une vertu. L’avenir du cinéma est-il, comme le suggère l’artiste Abigail Child, dans les galeries ? Non, et le reste du film le confirme. En effet, la galerie, à la fois espace d’exposition et mode de distribution, n’est qu’une nouvelle possibilité parmi d’autres. Ce faisant, Cinémas de traverse bat en brèche bon nombre de préjugés sur le cinéma expérimental : on est loin, ici, de la vision d’un art élitiste et coupé des réalités sociales, culturelles et économiques. Même si le cinéma expérimental embrasse les nouvelles technologies, il reste un art du bricolage, un art des petit* moyens et de la trouvaille, et en cela, il est infiniment plus accessible que le cinéma commercial. La recherche formelle y prime, et le cinéma expérimental n’en est pas moins – certainement bien plus que le cinéma conventionnel et l’art contemporain académique – en prise avec la vie. Vers la fin de Cinémas de traverse, le cinéaste Emmanuel Lefrant décrit la manière dont il
histoires de cinéma
procède : il commence par enterrer de la pellicule dans divers endroits du monde, dans des conditions climatiques différentes. Le résultat final (paysages abstraits dont les intenses variations de couleur et de texture témoignent du passage du temps et de la corrosion par les éléments) dépend des degrés de dégradation du matériau originel. A une époque où certains supports argentiques sont, pour des raisons économiques, en danger de disparition, la démarche de Lefrant s’offre en métaphore sensible de la situation du cinéma expérimental aujourd’hui : baromètre des transformations qui affectent notre monde moderne, soumis aux aléas des mutations industrielles, le cinéma expérimental est, comme le souligne Pip Chodorov au début du film, une fragile écologie. Martine Beugnet
1 Malcolm Le Grice, Experimental Cinema in the Digital Age, introduction de Sean Cubitt, London, BFI, 2001. 2 Dominique Noguez, Eloge du cinéma expérimental, Paris Expérimental, 2000. 3 Voir par exemple, dans la lignée de Gilles Deleuze, les écrits de Laura Marks.
A lire / A voir stephendwoskin.com cnc.fr/idc : Rose Lowder, 2002, 24', et Marcel Hanoun, une leçon de cinéma, 2003, 65' (dans la collection Cinexpérimentaux de Frédérique Devaux et Michel Amarger). Images de la culture No.22, juillet 2007 : entretien avec Frédérique Devaux et Michel Amarger. De Martine Beugnet : Sexualité, Marginalité, sexualité, contrôle dans le cinéma français contemporain, L’Harmattan, 2001; Claire Denis, Manchester University Press, 2004 ; Proust at the Movies, avec Marion Schmid, Ashgate, 2005 ; Cinema and Sensation : French Film and the Art of Transgression, Edinburgh University Press, 2008.
25
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:49 Page26
Les Champs brûlants
résistance par la poésie Comment vivent les cinéastes indépendants italiens aujourd’hui ? Comment parviennent-ils à réaliser leurs films ? Les Champs brûlants de Catherine Libert et Stefano Canapa (Locarno, 2010; Cinéma du Réel et Lussas, 2011) est le premier volet d’une collection de films – Les Chemins de traverse – consacrée à ces cinéastes qui doivent faire avec peu, voire avec rien. Antoine Barraud, fondateur de la maison de production House on Fire qui héberge cette collection, a lui aussi consacré plusieurs films à des cinéastes singuliers, dont La Forêt des songes sur le Japonais Kôhei Oguri (FID 2010). Catherine Libert et Antoine Barraud ont, ensemble, procédé à la restauration des films de Pierre Clémenti, projetés lors du dernier Cinéma du Réel ; ils entretiennent régulièrement un dialogue d’amitié à propos de leurs films. Conversation croisée, avec Sylvain Maestraggi, autour de l’indépendance et de la notion de “vie-cinéma”, qui est au centre de leurs échanges. Il y a une rencontre entre votre propre approche artistique et intellectuelle, et celle des cinéastes que vous filmez. Qu’est-ce qui a suscité la rencontre avec ces cinéastes ? Pour vous Catherine, comment s’est faite la rencontre avec Beppe Gaudino et Isabella Sandri ? Catherine Libert : J’aimerais tout d’abord faire le lien entre le film d’Antoine et le mien. Non seulement ce sont des portraits de cinéastes, mais nous avons tourné exactement au même moment, lui au Japon et moi à Rome. Nous nous sommes téléphoné régulièrement pour échanger nos impressions. Les Champs brûlants s’inscrit dans un projet plus vaste autour du cinéma indépendant en Italie, une série d’une quinzaine de portraits de cinéastes, intitulée Les Chemins de traverse. Je connaissais déjà Beppe Gaudino, que j’avais rencontré à Rome un peu par hasard, et j’avais vu son film Giro di Luna, qui m’avait beaucoup plu. La rencontre entre Isabella, Beppe, Stefano Canapa avec qui j’ai fait le film, et moi-même s’est faite dans une totale empathie, une reconnaissance mutuelle immédiate. Les Champs brûlants est un film en perpétuelle empathie avec ses personnages. Je ne sais pas si les cinéastes que je rencontrerai par la suite susciteront ce genre de relation… Pourquoi avoir commencé par eux, alors que le film est présenté comme le quatrième volet des Chemins de traverse… C. L. : La rencontre a été si fulgurante que nous n’avons pas voulu reporter le tournage. Nous tournons actuellement le premier épisode qui se situe dans le Piémont.
26
Dans le film vous les avez filmés séparément la plupart du temps. Pourquoi ce couple qui travaille ensemble ne s’exprime pas conjointement ? Est-ce qu’ils réalisent leurs films ensemble ? C. L. : Uniquement les documentaires. Sinon ils fonctionnent en binôme en produisant chacun les films de l’autre. Ils ont des univers très différents. Isabella est quelqu’un du Nord et Beppe quelqu’un du Sud, ça se sent dans leur cinéma. Il était intéressant d’entrer en Italie par le biais de cette différence-là. Même dans leurs documentaires, on arrive à distinguer la part d’Isabella, qui est la part politique, militante, et celle de Beppe, plus expérimentale et poétique. Je trouvais important d’isoler leur parole, parce qu’en Italie, où le statut des femmes cinéastes est très minoritaire, Isabella n’intervient qu’aux côtés de Beppe. Il était important de les mettre sur un pied d’égalité. Isabella Sandri semble investie par la volonté de représenter la réalité italienne au jour le jour, tandis que Beppe Gaudino aurait une approche plus métaphorique, proche de la question de la mémoire, mais qui engage aussi des questions politiques… C. L. : Tous les deux traitent la question de la ruine. Pour Isabella, c’est la ruine contemporaine, qui reflète celle de la société, et pour Beppe, celle provoquée par le cataclysme naturel, dont l’histoire remonte jusqu’à l’Antiquité. Commencer la série avec eux me permettait d’exposer le sentiment de ruine générale que l’on éprouve face au cinéma italien mais aussi à la situation politique aujourd’hui en Italie.
Les Chemins de traverse Les Champs brûlants 2010, 72', noir et blanc et couleur, documentaire conception : Catherine Libert, Stefano Canapa réalisation et production : Catherine Libert De Rome à Naples, Catherine Libert et Stefano Canapa partent à la rencontre des fondateurs de la Gaundri Film, les cinéastes Beppe Gaudino et Isabella Sandri – structure modeste par la taille mais non par ses ambitions, puisqu’il s’agit, de cette position excentrée que leur réserve une indépendance obstinée, de résister à l’“incompréhensible” du monde actuel, pour tendre ainsi “vers un cinéma qui n’existe pas encore”. Bradyséisme : phénomène géologique observé à Pouzzoles, qui voit la terre remonter et baisser lentement, formant ces gigantesques “Champs brûlants” (Phlégréens) à l’Ouest de Naples : un phénomène rare, périphérique, qui fragilise inexorablement chaque habitation, jusqu’à la ruine. C’est là qu’a grandi Beppe Gaudino et là qu’il situe son film le moins méconnu, Giro di lune tra terra e mare (quelques extraits parcimonieux nous éclairent). Bradyséisme : c’est également, selon le mot du critique Enrico Ghezzi – notre Charon dans l’enfer passionnant des Gaundri – ce phénomène qui secoue en de rares périodes le cinéma : “pas de grands changements mais de petites vagues”, sapant ses fondations pour mieux le changer – Godard, entre autres. Bradyséisme, c’est donc encore cette indépendance au mépris de toute stabilité, de toute sécurité (tant émotive qu’intellectuelle, tant politique qu’esthétique), dont Sandri et Gaudino, aidés de Ghezzi, nous offrent ici le passionnant bréviaire. M. C.
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:49 Page27
Par ces Chemins de traverse, voulez-vous dresser un panorama objectif du cinéma italien ou travaillez-vous à partir d’affinités que vous avez avec certains cinéastes ? Comment se fait le choix des cinéastes ? C. L. : C’est entièrement subjectif. Je n’ai pas envie de faire un parcours encyclopédique pour dire qui fait du cinéma aujourd’hui en Italie. C’est un parcours de plaisir où la rencontre s’inscrit comme déterminante, non seulement avec les cinéastes et avec les films mais aussi avec Enrico Ghezzi.
La Forêt des songes 2010, 53', couleur, documentaire réalisation : Antoine Barraud production : House on Fire participation : ministère de la Culture et de la Communication (CNAP), Maison de la culture du Japon/Paris, Japan Foundation Dans le climat de débâcle du cinéma japonais des années 1980, Kohei Oguri en a été l’une des principales figures émergentes, avec La Rivière de boue en 1981. Si quatre films seulement ont suivi, chacun a marqué le paysage cinématographique comme l’affirmation chaque fois renouvelée d’une démarche indifférente au compromis. Antoine Barraud le rencontre chez lui pour tenter d’en cerner la singularité. Une maison de bois traditionnelle, sise entre forêt et ville : sans doute l’endroit idoine pour écouter Oguri parler de ses rapports au médium cinématographique, frappé d’infirmité pour ne s’adresser qu’à ouïe et regard quand le monde se donne à nos cinq sens (ou six, version ogurienne). Comment dès lors approcher par le biais du cinéma le monde en sa pluralité, tel que le découvre l’être-au-monde oriental? Centrale ici, la question de la “non-occidentalité” potentielle d’un mode d’expression né en Europe irrigue profondément une pensée panthéiste qu’Oguri ne cesse d’opposer à la pensée “moderne”, anthropocentrée, humaniste – occidentale. Chez lui tout s’énonce par flux, courant d’énergie ou télépathique, dans une vision dont l’archaïsme revendiqué voudrait paradoxalement engager l’après de la modernité. L’empathie d’Antoine Barraud, attentif à l’intensité vibratile des formes, des lumières et des sons, offre à cette pensée un module dont la patience ne le dispute qu’à l’exigence. M. C.
histoires de cinéma
Nous reviendrons plus tard sur le rôle d’Enrico Ghezzi… Pour vous Antoine, qu’est-ce qui a suscité votre rencontre avec Kôhei Oguri ? Antoine Barraud : Par rapport à la genèse de nos films, et pour reprendre ce que disait Catherine, ce qui est beau dans Les Champs brûlants et la série de films à venir, c’est la thématique de la résistance… et la résistance par la poésie. Si le choix de Beppe Gaudino et Isabella Sandri s’est fait rapidement, c’est aussi qu’à un moment, quand tout s’écroule, le cinéma, les gens, les financements, la résistance consiste simplement à voir et à faire confiance. De fait, Beppe Gaudino et Isabelle Sandri ont une compréhension profonde de ce que nous appelons la “vie-cinéma”. Cette expression toute simple nous est venue lorsque nous travaillions ensemble à la restauration des films de Pierre Clémenti. Chez Pierre Clémenti, il n’y a aucun sens à séparer la vie et les films. Du coup la phrase de François Truffaut qui cherchait à préférer soit la vie soit le cinéma se désintégrait totalement. C’est quelque chose que l’on ressent très fort entre nous et dans notre relation aux gens et aux films. Que Beppe et Isabella continuent à nous accompagner, qu’ils viennent visionner les films des cinéastes que Catherine doit rencontrer, cela a quelque chose de poétique et d’évident qui est pour nous de l’ordre de la résistance. Pour revenir à Kôhei Oguri, la découverte de son film La Forêt oubliée [2005] a été pour moi une expérience incroyable. Chaque fois que je suis allé le voir, j’étais quasiment seul dans la salle, et il m’arrivait parfois de m’endormir tant ce film est lent et exigeant, mais il y a eu un moment où j’ai compris que le film me voulait dans cet état, que c’était un film de passage, un film rituel. Cela me rappelait le cinéma de Kenneth Anger, qui est un magicien plus qu’un cinéaste, très attaché à l’idée de rituel. La Forêt oubliée est un film initiatique qui fait passer le spectateur dans un autre état de perception. Dès que j’ai eu l’occasion de rencontrer Kôhei Oguri, je lui ai dit que je voulais venir le filmer au Japon. Il s’est d’abord montré incrédule, mais j’ai fini par y arriver !
Filmer un cinéaste, cela répond-il à un questionnement personnel sur le cinéma? A. B. : Cela correspond à un moment de notre vie où, après avoir réalisé un certain nombre de films qui ont été plus ou moins vus, nous avions envie de réaliser de grandes fictions. Cette envie se heurte à de nombreuses difficultés dont celle de gérer l’attente n’est pas la moindre. Prendre sa caméra, aller filmer des cinéastes, travailler dans des économies relativement faibles, c’est affirmer que le cinéma est un jaillissem*nt et qu’attendre ne fait pas partie du jeu. Aller filmer des cinéastes, c’est sortir de chez soi, provoquer des rencontres, apprendre, admirer… c’est prolonger la “viecinéma”. C. L. : Nous éprouvons le besoin d’aller à la rencontre de nos pairs. Cela permet d’engager entre nous un échange sur nos manières de faire du cinéma. Dans Les Champs brûlants comme dans La Forêt des songes, on est face à des présences, le corps et la parole des cinéastes sont mis en valeur. Les extraits de films tiennent peu de place. Il s’agit plus d’un témoignage de vie, et de vision, que de l’étude d’une œuvre… C. L. : Lorsque je pense à La Forêt des songes et aux Champs brûlants, j’aime bien faire la différence entre la notion de portrait et celle de rencontre. J’ai l’impression qu’il s’agit de rencontres, de quelque chose qui se vit, qui se traverse, plutôt que d’essayer de cadrer quelqu’un, de chercher à le décrire. Cela relève de l’expérience : aller chez l’autre, dormir chez lui, manger avec lui, faire un voyage ensemble… Le film naît de tout cela plutôt que de la volonté de définir un individu et d’énumérer sa filmographie. C’est une méthode commune à Antoine et à moi qui repose sur cette notion de “vie-cinéma”. Dans les deux films, il est question de s’écarter du langage du cinéma conventionnel pour trouver de nouvelles formes d’expression. Vous avez tous les deux réalisé des films de fiction, ressentez-vous cette nécessité d’inventer de nouvelles formes ? C. L. : Je n’ai pas l’impression qu’il s’agisse d’inventer de nouvelles formes. Je crois à la vie autonome de chaque film. Quand on écrit un scénario, la forme arrive d’elle-même. Cela peut être un film expérimental comme Un Eté (actuellement en postproduction), que j’ai tourné en Super-8, en image par image, en courant, en nageant, en filant l’image, ou l’écriture peut appeler à faire un film beaucoup plus posé. Je ne répugne à aucun genre, c’est vraiment le film lui-même qui appelle sa forme.
27
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:49 Page28
La Forêt des songes
et il est toujours en train de chercher des solutions financières pour le faire.
A. B. : Il n’y a pas de volonté de rupture. Quand Nicole Brenez a projeté à la Cinémathèque les trois films que j’ai réalisés au Japon (La Forêt des songes, Les Maisons de feu, La Montagne de la terreur), j’ai pu reconnaître dans chacun des films des moments de cinéma qui vont audelà d’un quelconque genre, qu’il soit expérimental, narratif ou documentaire. Mais le cloisonnement des financements comme de la diffusion nous rappelle que nous sommes sur des territoires qu’il nous faut défendre. A l’exception de quelques alliés magnifiques comme Pascale Cassagnau, Nicole Brenez, Christophe Taudière, Sylvie Pras, Massimo Causo et Enrico Ghezzi, qui comprennent qu’on abatte les cloisons, et pour qui seul compte le cinéma, le système de soutien et de diffusion repose sur des cases qui ne correspondent plus à des centaines de cinéastes. Ceux-ci sont rabattus à la marge, dans des économies limites, alors qu’ils n’ont aucune envie d’être désolidarisés du cinéma. Kôhei Oguri a 65 ans, Grand Prix à Cannes il y a vingt ans, dernier film à la Quinzaine des réalisateurs; aujourd’hui s’il veut faire un film, il doit nier trente ans de travail, parce qu’un film sans narration classique, sans célébrités à l’affiche ne trouvera pas de financements. C. L. : On rejoint là Beppe Gaudino quand il parle de la “bouche de l’enfer”, de l’impossibilité d’avancer, de faire des choses. Cela fait trente ans qu’il veut réaliser son film Pompéi A voir houseonfire.fr
28
Vos films soulèvent la question de l’indépendance des cinéastes. Catherine, pourquoi avez-vous choisi de mener votre enquête en Italie plutôt qu’en France ? C. L. : Par rapport à la politique culturelle italienne, je remarque non sans effroi que la plupart des choix opérés sous l’impulsion de Berlusconi arrivent en France généralement deux ou trois ans plus tard. L’Italie peut être regardée comme un laboratoire du pire à venir et, par contrecoup, des nouvelles formes de résistance. On peut y observer une résistance plus avancée qu’en France, un cran plus loin, puisque les cinéastes n’ont plus rien. Les aides régionales tombent, les petit* festivals disparaissent… Cela m’intéressait de voir comment sans chômage, sans aides et sans diffusion, des cinéastes peuvent encore tenir debout et poursuivre leur œuvre. Ça donne lieu soit à des films par souscription soit des micro-aides notamment par Fuori Orario, l’émission de télévision d’Enrico Ghezzi, qui reste très actif pour la survie des films. Même si notre système est différent, nous avons énormément à apprendre de l’Italie. Je n’ai pas beaucoup d’espoir quant à l’avenir culturel et cinématographique de la France dans les prochaines années… A. B. : Il est urgent d’identifier et de prévenir les problèmes. La culpabilisation des artistes qui a commencé avec la crise des intermittents est quelque chose d’absolument terrifiant. Il faut renverser cette culpabilité et réaffirmer que les institutions existent pour identifier l’évolution du cinéma et empêcher qu’il soit soumis à la logique du marché. Antoine, vous avez fondé la société de production House on Fire, est-ce pour répondre aux difficultés que rencontre le cinéma indépendant ? A. B. : J’ai fondé la société avec Vincent Wang et Philippe Dijon. On a ouvert la société pour un court métrage de Tsai Ming Liang, Madame Butterfly. Bien sûr, Tsai Ming Liang aurait pu trouver un producteur, mais le projet serait devenu autre chose. Nous voulions lui laisser une entière liberté. D’autre part, aucune maison de production n’aurait été intéressée par la restauration des films de Pierre Clémenti comme lui l’entendait, c’est-à-dire une restauration en 16 mm. Nous-mêmes, durant les trois ans de travail, nous avons eu des moments de découragement, mais nous avons fini par avoir les financements et les films ont fait l’ouverture du festival de New York, ont été projetés à Cinéma du Réel et tournent dans le monde entier. Avec l’aide d’Enrico Ghezzi, du CNAP et de Simon Field (le producteur anglais
d’Apichatpong Weerasethakul), nous préparons le prochain long métrage de Stephen Dwoskin. Je développe aussi un projet avec Bertrand Bonello. C’est dur, mais l’envie est encore bien plus forte que l’abattement. Catherine, vous évoquiez Enrico Ghezzi qui tient un rôle central dans Les Champs brûlants. Va-t-il jouer un rôle dans la suite des Chemins de traverse ? C. L. : N’étant pas italienne et Stefano Canapa ayant quitté l’Italie il y a dix ans, nous avions besoin d’un guide, d’un Virgile, pour entrer dans le milieu du cinéma autonome en Italie, et seul Enrico Ghezzi pouvait correspondre à cette figure ; aujourd’hui en Italie, c’est le seul à trouver des solutions de diffusion non seulement à la télévision, mais dans des festivals. Il est le seul à faire le lien entre des cinéastes qui sont complètement invisibles dans le pays. La parole d’Enrico Ghezzi – qui ouvre, entre autres, Les Champs brûlants – est parfois déroutante. Quand il parle de l’indépendance, de la frivolité du cinéaste, d’un cinéma sans “obligation de voir”, on a l’impression qu’il ne répond pas tout à fait à ce que vous attendez de lui… Quelle est votre position par rapport à cette parole-là ? C. L. : Ce qui me touche dans la parole d’Enrico, c’est qu’elle transcende le cinéma, on est dans la philosophie et non plus dans la critique de cinéma. Il dégage la question de l’indépendance du cinéaste du cliché du cinéaste maudit, pour toucher à une problématique plus vaste. La phrase clé pour moi c’est quand il dit “qui se passionne à juger perd tout” ; cela s’applique au cinéma comme à la vie. Le terme de “frivolité” résonne aussi avec la “résistance par la poésie” que vous évoquiez tout à l’heure. Comme si l’engagement ne se résumait pas au traitement de sujets politiques, mais s’incarnait aussi dans la recherche formelle… C. L. : Au-delà de la question de la forme, je reviendrai à la “vie-cinéma” : la forme d’un film reflète la vie d’un cinéaste. C’est le thème que Stefano et moi abordons dans le prochain épisode des Chemins de traverse. Nous tournons actuellement dans le Piémont avec le cinéaste Tonino De Bernardi. Il a commencé à faire des films sans se rendre compte qu’il faisait du cinéma, en tournant en Super-8 avec sa famille et ses amis, et puis il a réalisé Médée Miracle [2007] avec Isabelle Huppert, tout en gardant la même légèreté. Je pense qu’il y a une résistance authentique dans les choix de vie de Tonino. Rien ne peut altérer son cinéma parce qu’il a fait du monde son cinéma.
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:49 Page29
Vos deux films suivent des partis pris formels assez importants : le 16 mm noir et blanc et la prise de son dans le champ, pour Catherine, l’ambiance sonore, le flou, le texte déroulant et les dessins dans le film d’Antoine… C. L. : Nous construisons les films avec nos outils : Stephano et moi avons appris à développer la pellicule de manière artisanale, et la pratique du dessin amène Antoine à des choix très singuliers tant au niveau du cadre que des couleurs en vidéo ; mais il n’y a aucune volonté formelle dans la manière dont nous faisons nos films… A. B. : Il y a une forme d’artisanat dans Les Champs brûlants qui est en adéquation avec les personnages filmés et leur façon de faire du cinéma. De mon côté, j’ai commencé à utiliser mes dessins avec le film sur Kenneth Anger, River of Anger. Il y en a beaucoup dans le film sur Shûji Terayama, La Montagne de la terreur, et ceux qui ont suivi, dont La Forêt des songes. J’ai aussi écrit les génériques à la main ; j’avais envie de faire du cinéma à la main… Moi qui viens de l’écrit, j’ai mis un temps fou à avoir des plaisirs de tournage. J’ai fait l’image de mes six ou sept derniers films et cela a été une évolution considérable dans mon parcours. Chez Catherine comme chez moi, il y a une fidélité à l’artisanat et à certains aspects de notre parcours. Catherine, comment avez-vous rencontré Stefano Canapa qui a fait l’image des Champs brûlants et qui est devenu le co-auteur des Chemins de traverse ? C. L. : Stefano et moi avons eu un parcours identique à travers les laboratoires artisanaux en France ; nous avons tous les deux appris à travailler la pellicule en noir et blanc et en couleurs. Notre rencontre est une remarquable coïncidence : j’avais besoin d’un collaborateur italien pour faire la route, pas forcément pour tenir une caméra, et Stefano était à un moment de sa carrière, lui qui vient du cinéma expérimental, de la performance et de l’installation, où il avait envie de retourner en Italie pour voir ce qui se passait dans le cinéma. J’ai vu ses films, qui ont été un vrai coup de cœur, et notre collaboration est apparue comme évidente. Le seul drame, c’est que nous travaillions à L’Abominable, un laboratoire de développement artisanal à Paris qui vient d’être expulsé. Nous avons perdu notre outil de travail et nous sommes très inquiets pour la suite des Chemins de traverse. Si nous développons les films dans des laboratoires traditionnels, cela n’aura plus du tout la même texture, ni le même sens économique et artisanal. Propos recueillis par Sylvain Maestraggi, juillet 2011
histoires de cinéma
nico papatakis, prince de la révolte Né en 1961 en Allemagne, Timon Koulmasis est issu d’une famille grecque exilée pendant la dictature des Colonels. Après des études d’histoire et de philosophie, il vit entre la France et la Grèce, partageant son temps entre la traduction de poésie grecque en allemand, l’enseignement et surtout le cinéma. Il alterne fictions et documentaires, avec, notamment, The Waste Land (1987-89) et Ulrike Marie Meinhof (1994). Depuis 1996, il coréalise une partie de ses films documentaires avec Iro Siafliaki. Entretien, par Martin Drouot, à propos de Nico Papatakis, portrait d’un franc-tireur, nouveau venu dans la collection Cinéma, de notre temps. Comment est né le projet d’un documentaire sur Nico Papatakis ? Timon Koulmasis : J’aimais les films de Nico et trouvais qu’il y avait une grande modernité dans la forme de ses films. Il se trouve que je faisais partie de la commission du CNC d’aide à l’écriture au documentaire de création, au même titre qu’André S. Labarthe, directeur de la collection Cinéma, de notre temps. On analysait de la même manière les projets soumis et on arrivait toujours à des conclusions radicalement opposées. Cela donnait lieu à des discussions très intéressantes. Je lui ai proposé de faire un film sur Nico : il a tout de suite aimé l’idée, d’autant plus qu’il fait partie des gens qui l’ont connu au moment où il dirigeait le célèbre cabaret La Rose Rouge à Saint-Germain-des-Prés, dans les années 1950. Nico Papatakis est mort en décembre 2010, deux ans après le tournage. Faisiez-vous déjà un travail de mémoire en le filmant ? T. K. : Absolument pas. Nico était alors plein de vie et d’élan. Il ne s’agissait pas pour nous de sauver quelque chose d’un oubli : nous nous intéressions d’abord à l’œuvre qui continue à vivre. La série repose moins sur l’idée de faire un portrait de réalisateur que sur le fait d’essayer d’approcher une œuvre. En voix off, vous dites qu’il était exilé grec à Paris, comme vous. Est-ce déterminant dans votre attachement à son cinéma et à sa personne ? T. K. : L’expérience de l’exil crée une proximité entre les personnes. Mais ce qui me plaisait plus encore, c’est qu’il ne fait pas partie d’une cinématographie nationale mais de l’histoire du cinéma tout court. Son œuvre se joue des frontières, des qualifications nationales ou ethniques. Etant étranger partout – Grec né en
Allemagne vivant en France – je me sens proche de cela. Je vois d’ailleurs cela plus comme une richesse que comme un manque, d’avoir été élevé au milieu de plusieurs cultures. Godard dit qu’on a deux patries, celle où l’on est né et celle que l’on se construit. Comment l’avez-vous rencontré ? T. K. : J’ai demandé à une amie commune, Prune Engler, directrice du Festival de la Rochelle, de nous présenter Nico. C’est la première à avoir fait une rétrospective de lui en France, voire en Europe. Avec Iro, nous avons proposé à Nico un portrait. Il s’est montré très méfiant au début. Bien sûr, il était très courtois comme toujours, mais il n’a pas tout de suite dit oui ou non. Nous nous sommes vus pendant des mois dans des cafés, jusqu’au jour où il accepté. A ce moment-là, son comportement est devenu d’un coup exempt de toute méfiance : il s’est ouvert à nous, s’est livré, et nous sommes devenus proches. Le film est très centré sur sa parole. Comment avez-vous fait le choix qu’il serait le seul à parler ? T. K. : Nous aurions voulu interviewer Michel Piccoli qui a été acteur dans Les Equilibristes (1991) ou Anouk Aimée avec qui il a été marié et avec qui il est resté en très bons termes. Mais Nico a exclu de manière très catégorique que quelqu’un d’autre intervienne, non pas pour garder un contrôle mais parce qu’il déteste les louanges de rigueur : il disait que les autres allaient se sentir obligés de ne dire que du bien, et cela ne l’intéressait pas du tout. Au final, cela nous allait bien, car on échappait au portrait classique où d’autres interviendraient pour éclairer certaines facettes de sa personnalité ou de son art. C’est un être à part qui ne doit rien à personne. C’était cohérent avec son
29
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:49 Page30
œuvre qu’il soit donc seul à l’image. Iro et moi, nous n’avons pas voulu non plus nous mettre en avant, faire des choses plus expérimentales ou formelles comme on peut le faire parfois dans nos films. Car ce qui nous intéressait, c’est que les spectateurs écoutent sa parole, qui est essentielle.
Cinéma, de notre temps Nico Papatakis, portrait d’un franc-tireur 2009, 43', couleur, documentaire réalisation : Timon Koulmasis, Iro Siafliaki production : AMIP participation : CNC, Ciné Cinéma, Procirep, Angoa Interviewé chez lui peu avant sa disparition, Nico Papatakis (1918-2010) raconte son parcours, de sa naissance d’une mère résistante éthiopienne et d’un père grec à ses rencontres avec Jacques Prévert, Jean-Paul Sartre ou Jean Genet, en passant par ses exils successifs. Selon lui, le cinéma est une arme de combat. Les extraits des Abysses (1963) des Pâtres du désordre (1967) ou des Equilibristes (1991) illustrent pleinement son adage. Dans le cadre sombre d’un appartement, le cinéaste, éternel exilé, parle de sa solitude. Il veut donner à voir le sentiment d’humiliation qu’il a toujours ressenti. Son cinéma est dès lors une œuvre de révolte, mais vouée à l’échec comme il l’explique en lisant un passage de son livre Tous les désespoirs sont permis (Fayard, 2003). Il soutient d’autres révoltés : en France, il produit Un Chant d’amour (1950) de Genet avec qui il vit une amitié houleuse ou, à New York, aide Cassavetes à finir Shadows (1959), un cinéma loin des codes d’Hollywood. Son premier film, Les Abysses, allégorie de la Guerre d’Algérie, fait scandale à Cannes, racontant la révolte de bonnes contre leurs maîtres. Il évoque également la torture par le biais d’une comédienne qui joue une terroriste arabe et doit apprendre à bien crier, dans Gloria Mundi (1975, sorti en 2005). Son travail sur l’image et le son fuit le réalisme pour créer un cinéma paroxystique, qui passe sans cesse du tragique au grotesque. M. D.
30
Il y a quelques rares moments tout de même où il marche seul dans la rue, comme une ombre mélancolique. On sent dans ces plans un fort sentiment d’exil… T. K. : Ces quelques plans disent sa situation. Nico était quelqu’un de très seul. Ce n’était pas quelqu’un de mélancolique. Jamais il ne se plaignait ; jamais il ne baissait les bras. Si nous sommes autant restés dans l’appartement, c’est qu’il était fatigué, que les tournages étaient interrompus par la maladie. Mais cela nous a paru cohérent de n’avoir que peu de plans à l’extérieur, hors de son appartement. Vous utilisez des photographies mais aucune image d’archives en film. Etait-ce pour créer l’impression de feuilleter l’album de sa vie ? T. K. : Nico a été façonné par sa vie aventureuse, son passé de résistant, sa mère princesse éthiopienne, ses rencontres. Nous avons voulu raconter ce pan de sa vie avant de donner son œuvre elle-même, car cela a influé sur ses films. Le raconter en photos plutôt que par d’autres archives permettait d’avoir comme seules images en mouvement ses films à lui. Les films de Nico Papatakis sont faits d’hystérie, de violence. Au contraire, votre regard est très doux : vous n’avez jamais eu envie d’imiter son style pour l’évoquer ? T. K. : Cela n’aurait aucun sens d’imiter Nico : il n’est pas imitable. Nous avons voulu nous mettre en arrière plan nous-mêmes et montrer par contraste la violence et la radicalité de son propos. L’idée était de rendre accessible son univers. C’est la raison d’être de ce film : que les gens puissent s’intéresser à l’œuvre de Nico Papatakis. Au moment où il parle du paroxysme, vous montrez une scène des Abysses [1962]. Son commentaire donne presque l’impression d’une analyse de la scène, des passages d’état d’accalmie à la violence, du grotesque au tragique. Cet effet de montage révèle que l’hystérie de ses films est très pensée, et pas du tout improvisée. T. K. : Face à ses films, le spectateur ne doit jamais relâcher son attention. Tous les films de Nico fonctionnent sur ce même mode, et effectivement, il préparait ses films méticuleusem*nt. Tout est très réfléchi. Il faisait beaucoup de prises et allait jusqu’au bout demandant énormément aux acteurs et aux techniciens. Il était très exigeant.
Votre film évoque sa relation avec Jean Genet au début et à la fin de sa vie, accentuant le parallélisme entre les deux artistes. T. K. : Nico s’en défendrait, alors que Les Abysses est inspiré du même fait divers que Les Bonnes (l’histoire des sœurs Papin), et Les Equilibristes [1991] d’une part de la vie de Genet. Ils avaient une relation d’amour-haine très forte. Il y a un cercle dans le film et dans sa vie, puisque Nico produit le film de Genet, Un Chant d’amour, en 1950, et qu’il réalise Les Equilibristes beaucoup plus tard. Mais nous avons tenu à fermer le film sur la nécessité, pour Nico, de la révolte avec les images des Pâtres du désordre [1968], pas sur leur relation. Il y a une différence notable entre les œuvres de Jean Genet et de Nico Papatakis. Genet pratique une héroïsation du voyou martyr ; Papatakis n’héroïse pas la révolte du personnage. A ce propos, il dit à la fin de votre portrait : la révolte doit échouer – pour que le film donne envie au spectateur de se révolter. T. K. : Genet fait de la révolte quelque chose de beau, de poétique. Nico pense que les rapports sociaux déterminent tout et sont toujours violents. Il y a donc l’échec au bout du chemin et pas de rédemption. Pour Nico, il s’agit de rester un homme, de ne pas accepter l’humiliation sans réagir, pour garder sa dignité. S’il était si seul à la fin, c’est qu’il n’a jamais fait de compromis. Nico était un prince, non pas parce qu’il descendait d’une famille royale par sa mère, mais par son élégance, sa force de caractère et d’esprit face à l’adversité. Nico a été pour nous une leçon de dignité. Je refuse de saluer sa mémoire car il est toujours présent : je le salue tout court. Qu’a-t’il pensé du film ? T. K. : Il a vu le film plusieurs fois. Il trouvait très difficile de se voir lui-même. Mais il nous a dit, bien après, qu’il était très content du film. Je pense qu’il s’est reconnu, que nous avons été honnêtes avec lui, sans être complaisants mais en montrant quelque chose d’essentiel de sa parole, de ses films. Il n’a jamais essayé d’intervenir dans ce qu’on faisait. On a fait le film avec lui et en totale liberté. Comment vous partagez-vous le travail avec Iro Siafliaki ? A voir timonkoulmasis.eu cnc.fr/idc : Ulrike Marie Meinhof, de Timon Koulmasis, 1994, 52'. Sinasos, histoires d’un village déplacé, de Timon Koulmasis et Iro Siafiakli, 1997, 58'. Collection Cinéma, de notre temps (26 films).
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:49 Page31
T. K. : On a déjà fait plusieurs films ensemble. C’est quelque chose d’organique. La parole est partagée. On a toujours vu Nico ensemble. Il n’y a pas de séparation des tâches. Les choses sont réfléchies avant, ensemble. C’est vraiment une collaboration. Chacun de nous fait des films aussi de son côté. Il n’y a pas de conflit. On travaille d’ailleurs depuis des années avec des gens qui nous sont proches. Pour le tournage, on était juste avec un opérateur. Et on travaille toujours avec la même monteuse. Tout est très naturel. En tant que réalisateur, pensez-vous comme Nico Papatakis qu’un film est une arme, un acte de subversion ? T. K. : Je suis moins optimiste que Nico sur ces questions. Je ne crois pas que les films fonctionnent comme des armes, malheureusem*nt. Mais j’ai toujours cru que les films étaient un moyen de connaissance et que l’émotion qui peut se dégager, dans les sentiments comme dans la réflexion, peut changer la manière de penser des gens. Changer par moments la vie d’une personne, la manière de réfléchir, rendre la perception des choses plus belle : c’est déjà beaucoup demander à un film ! Nico, engagé politiquement toute sa vie, a aussi conçu ses films de cette manière ; il essayait de provoquer un sentiment de révolte, mais il ne faisait pas un film comme un brûlot ou un manifeste car il faisait de l’art, de la poésie – c’est par la perception que le spectateur doit ressentir le sentiment de révolte. Je l’admire beaucoup pour ça. De film en film, vous semblez creuser d’ailleurs vous-même un sillon autour de la révolte… T. K. : J’espère qu’il y a une forme de cohérence dans ce que j’essaie de faire. C’est un sujet qui m’intéresse. Ou plus exactement ce sont les gens qui sont à la marge, qui essaient d’avancer en dehors d’une pensée dominante, contre elle. C’est aussi cela qui fait que les films de Nico me parlent particulièrement. Depuis ce film, vous avez réalisé le bien nommé Parole et Résistance [2010] sur des résistants face à la dictature grecque et vous préparez un nouveau film. Pouvez-vous nous en parler ? T. K. : Vous allez rire ! Le film s’appelle Portrait du père en temps de guerre et décrit les années de mon père pendant l’occupation allemande à Athènes. Le film est en développement. Après ce film, je réaliserai une nouvelle fiction. C’est important pour moi d’alterner les deux. La fiction m’a appris la construction, le documentaire à aiguiser mon regard, une certaine rigueur qui profite aussi à la fiction. Il n’y a aucune séparation entre l’un et l’autre pour moi. Propos recueillis par Martin Drouot, juin 2011
histoires de cinéma
vittorio de seta, cinéaste inquiet Vincent Sorrel a réalisé Par des voies si étroites (1995), sur un alpage itinérant en Savoie, Là-bas où le diable vous souhaite bonne nuit (1999), peinture de la vie traditionnelle paysanne qui disparaît en Pologne, et Nous sommes nés pour marcher sur la tête des rois (2006), sur une petite île d’Ecosse que la communauté a racheté à son Landlord. Parallèlement, il enseigne le documentaire à l’Université de Grenoble 3 et à Lussas, et développe une recherche sur les caméras. Entretien à propos du Cinéaste est un athlète, coréalisé avec Barbara Vey, par Martin Drouot. Comment est née l’idée de faire un film sur Vittorio De Seta ? Vincent Sorrel : C’est certainement l’attrait du “cinéaste à part”. Dans mon cours sur l’histoire du cinéma documentaire, les étudiants ont fait “grève” : ils en avaient assez d’entendre parler toujours des mêmes cinéastes. L’une d’entre eux, Barbara Vey, avait ramené de la Cinémathèque régionale de Sicile les courts-métrages de De Seta dans une très mauvaise copie. Les dix films n’étaient alors pas encore édités par La Feltrinelli ou Carlotta, et nous avons pu les regarder dans leurs formats originaux, alors que la restauration a depuis lissé les formats pour les adapter à nos écrans 16/9 ou constituer un programme unique au cinéma. Cela a été pour moi aussi une découverte forte, car je n’avais pas vu la rétrospective qui avait déjà été organisée au Cinéma du réel à Paris ou aux Etats généraux du film documentaire de Lussas. C’est donc déjà cette idée du cinéaste à part qui est à l’origine du film, mais aussi de sa production, puisqu’elle a séduit Jean-Marie Barbe pour la série qu’il a créée sur les cinéastes documentaristes vivants. Coproduit par l’INA, le film a pu se faire aussi avec la liberté de forme que laisse Bruno Deloye [Ciné Cinéma], le format de 90 minutes et la possibilité que le film soit sous-titré, ce qui est de plus en plus rare. Il semblait inconcevable de faire un film sur De Seta avec une voice over. L’idée de sortir de l’oubli un réalisateur était-elle importante ? V. S. : Vittorio De Seta est encore mal traité par le cinéma italien en terme de reconnaissance, mais il a autant subi cette place de cinéaste à part qu’il l’a lui-même créée. Aujourd’hui, notre film remplit ce rôle dans le sens où il éveille les curiosités sur son œuvre : il y a eu depuis des hommages et des rétrospectives dans les fes-
tivals, à Lille, Madrid. Mais il ne s’est pas déplacé : son état physique mais aussi psychologique ne le lui permettent pas. Il peut être un jour charmant, enthousiaste, affable, et le lendemain se refermer sur lui-même et être d’une approche difficile. C’est un cinéaste inquiet. On le voit bien dans les films. Aujourd’hui encore, il n’y a pas d’apaisem*nt possible. Dans le dispositif de parole que propose le film, nous avons voulu prolonger la discussion qu’avait entamée Barbara Vey avec le cinéaste pour son mémoire. Ce n’est pas un cinéaste installé qui regarde son œuvre du haut de ses 88 ans et nous livre quelques certitudes ; il justifie encore certains choix, ou se demande s’il ne faudrait pas retourner à Orgosolo pour se faire traduire les paroles d’une chanson... Qu’est-ce qui vous attire particulièrement dans son cinéma ? V. S. : La manière dont il propose dans les années 1950 un cinéma à contre-courant : de celui du néoréalisme, qui filmait en noir et blanc pour être plus proche des réalités sociales mais en même temps enregistrait le son en postproduction, ou de ce qui allait devenir le cinéma direct avec la recherche de la parole de l’autre. De Seta, c’est le Cinémascope, la couleur et l’enregistrement de sons “réels”, à la limite du “bruitisme”. Cette proposition est tellement différente que, bien entendu, elle attire la curiosité ; cela semble aujourd’hui assez remarquable pour le cinéma documentaire des années 1950, mais il y avait d’autres courts-métrages pour les premières parties de séances réalisés avec ces techniques. Par contre, de toute cette production, ce sont ceux de De Seta qui restent pour leur démarche artistique. Ce qui m’a personnellement intéressé, c’est son rapport à la technique au service du regard. C’est le début de la bande
31
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:49 Page32
magnétique, en 1954 ; elle est utilisée par Chaplin, Rouch et par lui. Avant cela, le son est optique, enregistré sur pellicule dans un procédé photographique : il fallait développer la “pellicule son”. Avec le son magnétique, le cinéaste a non seulement un matériel plus léger, mais il peut réécouter sur place ce qu’il a enregistré. Et comme De Seta est un cinéaste inquiet, il réécoute tous les soirs après le tournage de manière obsessionnelle ce qu’il a enregistré la journée. Par contre, il doit attendre trois semaines pour voir les images. C’est pour ça que dans Le Temps de l’espadon [1954] quand le guetteur crie, le son vient d’abord, c’est seulement après qu’on voit l’image de l’homme.
Le Cinéaste est un athlète Conversations avec Vittorio De Seta 2010, 80', couleur, documentaire réalisation : Vincent Sorrel, Barbara Vey production : Ardèche Images Production, Ina participation : CNC, Ciné Cinéma, CR Rhône-Alpes, Procirep, Angoa Cinéaste en marge du néoréalisme italien, Vittorio De Seta (né à Palerme en 1923), raconte son parcours depuis ses premiers documentaires proches de ceux de Flaherty jusqu’à Nemesis, film d’archives en cours de montage retraçant les progrès et les guerres du siècle passé. Dans sa propriété plantée d’oliviers, mal voyant, il commente au son les extraits de sa filmographie et se remémore de façon intime, non sans humour, l’aventure de chaque film. Depuis les années 1950, Vittorio De Seta porte son regard en premier lieu sur les populations pauvres du sud de l’Italie (les pêcheurs et paysans siciliens, les bergers sardes), l’homme en quête de lui-même (Un Homme à moitié, 1966), ou encore les enfants en difficulté (Journal d’un maître d’école, 1972). Généreusem*nt, il délivre sa méthode, révélant les artifices de sa mise en scène comme le poisson faussem*nt pêché du Temps de l’espadon (1954), ou le chant ajouté sur une image d’ascenseur descendant dans Soufrière (1955). Il tourne seul ou presque et sur un long temps d’observation, refuse la voix off pour que seules les images donnent au film sa temporalité. S’il fait jaillir la beauté de la pauvreté et du travail, c’est en s’inspirant de la peinture : “Les tableaux les plus célèbres sont de beaux plans cadrés.” Le caractère sacré de ses images leur donne une aura, selon les mots de Scorsese, de “paradis perdu”. M. D.
32
Film retenu par la commission Images en bibliothèques Filmé au milieu de ses oliviers ou dans sa maison, Vittorio De Seta écoute des extraits de ses bandes son, auxquels s’ajoutent des extraits de ses principaux films. Il revient sur son travail et nous livre une leçon de cinéma. Il évoque ainsi son choix de supprimer toute voix off pour laisser uniquement place aux sons ambiants, et comment ceux-ci influencent le montage. Il parle aussi bien de la question des cadrages que des conditions dans lesquelles certaines images ont été filmées. Ces films sont désormais les témoins d’un monde disparu, et nous sommes frappés par le contraste existant entre la grande poésie des images et la dureté de ces modes de vie. Parallèlement, Vincent Sorrel et Barbara Vey filment la récolte des olives ; certaines images entrant en résonance avec les documentaires de Vittorio De Seta. Ce film est à la fois le portrait d’un cinéaste et un hommage à son travail, et ce documentaire donne une réelle envie de découvrir son œuvre. La façon dont le cinéaste est filmé me semble être en parfaite continuité avec son œuvre, et il se dégage du coup de ce film tout à la fois une certaine mélancolie et une vraie poésie. Marie-Hélène Walser (Bibliothèque Départementale de Prêt du Haut-Rhin)
A voir carlottavod.com lafeltrinelli.it
On sent que ses premiers films sont montés à partir du son, qu’il est traité comme une musique. Est-ce pour cela que vous le filmez en train de réécouter le son de ses films ? V. S. : C’est une explication qu’il donne régulièrement. Quelque part, il a d’abord pensé ses films par le son. Il ne le formule pas en terme d’intention, mais ce sont les contraintes techniques, le travail avec la matière même qui créent chez lui une pensée de la forme. On parle peu de comment les cinéastes pensent et travaillent ; dans les écrits sur l’esthétique, on analyse trop souvent les œuvres comme si elles étaient sorties de l’imaginaire parfait d’un créateur. Nous avons décidé de mettre en scène le point d’origine du son avec le magnétophone, au milieu de son oliveraie, plutôt qu’il l’explique de nouveau. Nous voulions souligner le côté cathartique de ces sons, souvent enregistrés de trop près, très forts, saturés, comme jaillissant hors de la gorge du crieur, de la mer. Au tournage, à la tombée du jour, les sons surgissaient de l’oliveraie, de sa terre… Cette remémoration a de fortes connotations historiques… V. S. : Ce que j’ai découvert sur place et qui m’a semblé passionnant, c’est le lien entre le vécu de l’homme et son œuvre. Quand on regarde les films des années 1950, on voit son intérêt non nostalgique pour l’Italie perdue et ce que l’humanité est en train de perdre à travers ce changement. Sa manière de filmer à distance ce qu’on a appelé parfois des “opéras ethnologiques” vient directement de son vécu : le moment où il raconte la période de la guerre est primordial pour comprendre son œuvre. Lui, qui était marquis, s’est engagé à l’époque où Mussolini a été emprisonné et il a été prisonnier des Allemands au milieu de gens du peuple. Il a connu au moment de la République de Salo, en 1943, un vrai déclencheur : les Allemands proposaient aux soldats italiens affamés des plats de spaghettis pour qu’ils se joignent à eux ; c’est là qu’il a vu la noblesse morale des paysans du Sud qui ont résisté aux
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:49 Page33
spaghettis. Dans ses films, les gens sont occupés à se nourrir : les femmes font le pain, la culture du blé, on pêche le poisson… Le fait de se retrouver prisonnier d’anciens alliés de l’Italie en Autriche, de traverser à la Libération la nouvelle Europe avec des papiers marqués d’une croix gammée, a inspiré son rapport au banditisme (Banditi a Orgosolo, 1960). Pourquoi avez-vous choisi de le filmer au milieu de son oliveraie ? V. S. : Ce pouvait être l’endroit de la remémoration. Le domaine appartenait à sa mère. C’est une histoire complexe : sa mère était une fasciste extrêmement autoritaire – il l’a mise en scène aussi dans son film autobiographique L’Homme à moitié (1966) ; il a connu des humiliations assez fortes. Je crois que ça lui était impossible de rénover ce domaine. Pourtant, c’est là qu’il est revenu vivre, de façon assez spartiate : il ne peut pas échapper à cette histoire qui a construit son inadéquation au monde. Derrière ses films, n’y a-t-il pas aussi une forme de culpabilité ? V. S. : Bien sûr, et de réparation. C’est “rendre la noblesse”, comme il dit, c’est rendre hommage. Aujourd’hui le domaine est coupé en deux – son frère a vendu sa part autrefois. De l’autre côté, les oliviers sont plus vieux, plus beaux. Lui, il a choisi de les couper et de replanter de jeunes oliviers, avec un système d’irrigation moderne – alors qu’en Calabre on considérait qu’un olivier ne s’arrose pas. Et il a mécanisé la récolte. C’est étonnant pour un cinéaste qui a magnifié les gestes manuels de l’Italie perdue ! Mais sa vision est critique : la mécanisation de la récolte a pour but de réduire la peine – en cela, ce n’est pas quelqu’un de nostalgique – mais il se demande ce que l’humanité perd à chaque transformation et il questionne l’idée de progrès. L’idée de la compensation nourrit son œuvre en profondeur. Le film qu’il est en train de faire s’appelle Nemesis, la déesse de la vengeance… On voit aussi cette idée dans son film sur l’école : Journal d’un maître d’école [1972].
histoires de cinéma
V. S. : Journal d’un maître d’école 1 est encore lié à son inadéquation au monde : il a eu un précepteur, puis un passage difficile à l’école. Ce qu’il a construit avec ce film est quelque chose de très honorable, un geste politique fort. Quand on le compare aux films plus récents sur la question, lui est vraiment allé chercher les exclus. Son film raconte une vraie aventure. C’est un principe de téléréalité, mais il y a un auteur derrière. Cette situation où la partie la plus pauvre de la population n’a pas accès à l’éducation lui est encore une fois insupportable : il veut agir pour eux. Sa position n’est donc pas celle d’un observateur passif. V. S. : Oui, même dans ses courts-métrages où il semble toujours à distance, ce n’est pas un simple observateur. Bien sûr, il est toujours en retrait, en train de regarder le groupe. C’est l’image récurrente de L’Homme à moitié : l’homme à moitié caché dans les fourrés qui regarde les autres s’amuser, travailler. Quand on le filmait avec ses ouvriers dans son oliveraie, c’était troublant de voir la position naturelle qu’il adoptait, encore une fois à distance de la vie mais tout en étant son observateur précis. Sa femme a été extrêmement importante dans son œuvre car elle travaillait le lien avec les autres, déjà dans les courts-métrages, mais aussi beaucoup pour Banditi. Lui était ce fantastique filmeur, elle, était comédienne et dirigeait une coopérative d’acteurs. Elle dirigeait les bergers sardes dans Banditi. Pour Journal d’un maître d’école, lui était parti dans l’idée de filmer une classe avec son enseignant, elle l’a convaincu de prendre un comédien pour le rôle du maître. Vera Gherarducci écrivait aussi des poèmes qui ont été édités par Pasolini. Pour ses courts-métrages, De Seta était seul à filmer. Pour ses films suivants, il tournait avec une équipe réduite, pendant un an. Comment cela se passait-il ? V. S. : Lors de l’hommage qui a été rendu à De Seta au festival Cinémondes de Lille en avril dernier, Jacques Perrin, qui a joué dans L’Homme à moitié (pour lequel il a remporté la Coupe Volpi à Venise), a envoyé un message vidéo où il expri-
mait sa fascination pour l’homme, mais aussi la difficulté de travailler avec lui. De Seta lui expliquait seulement les émotions qu’il avait ressenties à travers les événements scénarisés de sa jeunesse. Il était en étroite collaboration avec son opérateur, car il avait besoin physiquement de travailler avec la caméra – même s’il avait un grand chef opérateur, Luciano Tovoli. Quel sera votre prochain film ? V. S. : Un film sur la construction d’un cinéma à Grenoble. Depuis plusieurs années, le Méliès a un projet d’agrandissem*nt. Je veux montrer la manière dont l’architecte, le directeur et l’équipe envisagent la place du spectateur, à la fois physique et politique. A travers la réalité de ce projet de construction, il s’agit d’explorer le mystère de la salle. Que se passe-il pour nous dans une salle ? Et avec la numérisation ? Quand on regarde les coulisses, il y a une vraie rupture, un changement fort dont l’enjeu est lié à la modernité, à la question de la place de l’homme, car la numérisation c’est notamment de la déshumanisation; on n’a plus besoin de projectionniste. Ce que défend ce type de salle comme le Méliès, c’est un cinéma habité : le projectionniste, le personnel à l’accueil, à la programmation, tout le monde est là pour rappeler que, derrière les œuvres, il y a des auteurs. C’est un sujet à la Vittorio De Seta… V. S. : Faire Le cinéaste est un athlète m’a aidé à formuler quelque chose d’important : audelà de la nostalgie, il s’agit plutôt d’interroger la modernité, ou l’idée de progrès, en cherchant à reconnaître ce que l’humanité perd dans cette transformation à travers des personnes qui résistent. Propos recueillis par Martin Drouot, juillet 2011 1 Note de Vincent Sorrel : A l’époque, le film diffusé par la RAI a été un grand événement télévisuel. Aujourd’hui, la chaîne a demandé un prix exorbitant pour les droits du film, en ne cherchant pas à le valoriser. En cours de restauration par la Cinémathèque de Bologne, il n’est pas édité pour l’instant.
33
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:49 Page34
les complicités électives La filmographie de Stéphane Tchalgadjieff est aussi fulgurante que téméraire : producteur entre autres d’Out 1 de Rivette (1971), d’India Song de Duras (1975) et du Diable probablement de Bresson (1977), il se retire début des années 1980 avant de produire les deux derniers films d’Antonioni en 1995 et 2004. Parti à la recherche de cette figure héroïque, Boris Nicot dévoile tout un réseau de complicités qui nous plonge dans les années 1970, entre expérimentation et utopie, à une période où, selon Jacques Rivette, les moyens de production se durcissaient pour écumer les “amateurs” issus de la Nouvelle Vague. Un Etrange Equipage nous invite à réfléchir sur ce que signifie aujourd’hui “être à la marge”. Entretien avec Boris Nicot, par Sylvain Maestraggi. Comment vous est venue l’idée de réaliser Un Etrange Equipage ? Boris Nicot : Le film est né de la rencontre avec Stéphane Tchalgadjieff, par l’intermédiaire d’un ami commun, Francis Wishart – rencontre également favorisée par une proximité géographique, puisqu’il vit comme moi dans le Sud-Est de la France. Puis il y a eu la rencontre avec sa filmographie qui m’est apparue comme “héroïque”, risquée, voire téméraire, du point de vue de la production, et particulièrement audacieuse du point de vue artistique. Produire un objet comme Out 1 de Rivette, réalisé en complète improvisation et sans limitation de durée, me semblait relever d’une attitude étonnante, voire paradoxale. Sur le métier de producteur je n’avais que des idées vagues, la mythologie perpétuée par certains films comme Le Mépris de Godard, Prenez garde à la sainte putain de Fassbinder, L’Etat des choses de Wim Wenders, Elle a passé tant d’heures sous les sunlight ou Sauvage innocence de Philippe Garrel, Barton Fink ou Mulholland Drive du côté hollywoodien… Le producteur y apparaît souvent comme un personnage contraignant et patronal, passant par différentes figures d’homme d’argent et de pouvoir, businessman, mafieux, aventurier ou bien joueur... La rencontre avec Stéphane Tchalgadjieff a éveillé ma curiosité. Travaillant à favoriser et à défendre l’œuvre des autres, sa position (celle d’une “grande bonne”, comme il le dit luimême) me paraissait avoir une dignité singulière, dont on peut chercher la cohérence et les raisons dans les films eux-mêmes. Ceci dit, malgré l’importance des cinéastes qu’il a produit (Rivette, Jacquot, Bresson, Duras, Straub), il est difficile de parler de “carrière” à son sujet, tant ses choix et ses pratiques profession-
34
nelles ont été non conventionnels : primauté de l’expérimentation, volonté de se faire complice des projets les plus périlleux et les moins rentables, obstination à ne jamais considérer l’économie comme une contrainte, cela dans un parcours mêlant vie professionnelle et vie privée. Un Etrange Equipage ne se focalise pas uniquement sur Stéphane Tchalgadjieff, mais explore tout un réseau de personnes qui ont contribué à la production de ses films. B. N. : J’ai senti que ma démarche ne pouvait se limiter ni à une étude historique ni à une monographie de producteur. Il fallait élargir le champ, évoquer une atmosphère ou une constellation particulière à laquelle les films (spécialement Out 1) me donnaient accès et qui se trouvait confirmée par les récits de Stéphane Tchalgadjieff… Il me fallait montrer ce que je découvrais : qu’une idée de l’art cinématographique avait eu cours dans ces années-là, portée par un certain nombre d’individualités formant un ensemble (peut-être un groupe, certainement un “milieu”) guidé par des valeurs communes et des ententes tacites : un réseau de complicités, comme dans Out 1. C’est proche de ce que Serge Daney évoquait lorsqu’il parlait de la communauté cinéphilique comme d’une contre-société, mais ça ne se réduit pas à la cinéphilie, c’est ici plus large, cela implique des institutions et des “compagnons de route”. Tout cela forme un étrange équipage, expression tirée d’Out 1 et empruntée à Lewis Carroll. Ce film de Rivette joue un grand rôle dans la construction d’Un Etrange Equipage, comme un miroir dans lequel votre film viendrait se refléter. B. N. : Out 1 m’a aidé à comprendre cette
période, à suivre les pistes et tisser les relations qui composent la matière de mon propre film. Je me suis retrouvé dans une position proche de celle de Colin, le personnage joué par Jean-Pierre Léaud dans le film de Rivette, aux prises avec une “conspiration” dont rien ne m’assurait qu’elle ait existé. Cette hypothèse est à l’origine du film. Par ailleurs, il me semble que ce cinéma est l’objet d’une trop grande méconnaissance parmi les gens de ma génération et les plus jeunes. Ces films sont pour moi d’une importance majeure, sur le plan de la forme autant que sur un plan philosophique, par la visée qui les soutient, par l’esprit de liberté qu’ils manifestent. Dans votre film, il est sans cesse question d’être à la marge, à contre-courant, de faire un cinéma différent… ce qu’une citation de Marguerite Duras présente comme un acte politique. Dans Out 1, tourné deux ans après Mai 68, il est question de l’association, du complot. Le plan philosophique que vous évoquez a-t-il une portée politique ? B. N. : Oui, il y a là une question politique. La plupart des personnes dont il est question dans le film ont été marquées par Mai 68. De manière plus ou moins consciente, les implications philosophiques et politiques des événements de Mai se sont retrouvées au cœur de leurs démarches. La rupture avec les cadres sociaux traditionnels correspond dans leur domaine à une remise en cause du cinéma industriel, amorcée par la Nouvelle Vague. Pour certains, tout le rapport à la mise en scène s’en est trouvé affecté : les compétences et la hiérarchie ont cédé la place à une autre organisation, celle des complicités, induisant des modes de fabrication plus affinitaires, horizontaux, imprévisibles. De nouveaux modes de scénarisation et de travail avec les acteurs ont également été explorés, marqués par l’improvisation, l’imbrication de l’art et de la vie. D’ailleurs le complot n’est pas seulement une obsession du cinéma de Rivette, cela peut être aussi une manière de percevoir le fonctionnement d’une équipe, d’un groupe d’individus orientés collectivement vers des objectifs de création. C’est donc aussi redonner à ces
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page35
démarches de cinéma, dominées par la figure solitaire de l’auteur, une dignité collective. A votre avis, quelles sont les implications de cette rupture sur le plan de la production ? B. N. : Je constate que le cinéma narratif, qui plus que tout autre art est contraint par les lois industrielles, laisse en général peu de place à l’expérimentation. Or elle occupe une place centrale dans ces démarches cinématographiques qui ont naturellement impliqué un fonctionnement économique différent de la logique industrielle. Dans une démarche expérimentale, la question de la réussite ou de l’échec est de moindre importance par rapport à la tentative elle-même. Par son caractère d’incertitude, l’expérimentation implique le gaspillage, qui n’est défendable sur le plan industriel qu’à condition qu’il permette l’innovation efficace, c’est-à-dire la conception d’un prototype promettant une meilleure rentabilité du produit sur le marché. Je crois que ce n’est pas le cas pour certains “prototypes” artistiques dont la dépense engagée peut demeurer absolument irrécupérable (c’est aussi à ce prix que l’on fait des avancées scientifiques, d’ailleurs). Comment vit-on le rapport à l’argent lorsqu’on est au service d’entreprises non rentables ? Se joue-t-il quelque chose relevant de ce que Georges Bataille nomme une économie somptuaire ? Une pure dépense improductive ? Assume-t-on quelque chose comme la “part maudite” de l’économie globale et de l’administration des biens et des personnes ? Ou bien est-on à la recherche d’un profit se situant ailleurs, au-delà de la rentabilité capitaliste, au-delà du simple retour sur investissem*nt, sur le plan de l’inévaluable valeur d’une gloire artistique ou spirituelle ? Ce sont ces questions qui m’ont intéressé. Les films sont présentés par Stéphane Tchalgadjieff et Michael Lonsdale comme des fragments d’expérience vécue. Partagez-vous cette nostalgie ? B. N. : Je ne crois pas qu’on puisse être nostalgique de quelque chose qu’on n’a pas vécu, mais j’ai une grande estime pour ce genre d’expériences de vie et de création. Comment
histoires de cinéma
ne pas admirer la liberté que l’on ressent à travers elles ? Comment ne pas envier cette capacité à la prise du risque maximum, y compris au niveau institutionnel le plus élevé, en ce qui concerne la production ? L’époque actuelle nous offre une puissance et une autonomie technologiques incroyables, mais que faire, en tant que créateurs, quand notre temps est dominé par l’idéologie du risque minimum ? Un Etrange Equipage est votre troisième film mais premier documentaire. Comment avez-vous abordé le genre et existe-t-il un lien avec vos films précédents ? B. N. : Ce n’est pas tout à fait mon troisième film, mais il est sûr que mes trois derniers films ont été vus par un peu plus de monde. J’ai réalisé un certain nombre d’“objets” auparavant, en vidéo essentiellement, difficiles à catégoriser, sauf à les classer dans le “tiers secteur” audiovisuel né de la démocratisation des outils de réalisation. Je m’intéressais à l’articulation de la dimension documentaire de la vidéo avec une expérimentation formelle, mais aussi narrative. Pour citer quelques-unes de mes réalisations antérieures : en 2005, Asile, qui met en scène des animaux élevés par un couple d’artistes dans un ancien couvent du Luberon, esquissant une narration privée de parole et d’où l’humain est absent ; en 2008, D’assez courtes unités de temps, un essai documentaire plus ample et plus aride, sur la matière dans ses états contemporains, où domine le déchet. Un Etrange Equipage est donc différent de ce que j’ai fait jusque-là, dans ses enjeux comme dans son mode de production. C’est pour moi un acte cinéphilique, où la création se confond avec la transmission d’un amour du cinéma et d’une connaissance. Je me suis énormément “déplacé” pour l’écriture et la réalisation de ce film, de mon univers habituel j’entends, du caractère un peu asocial de mes productions antérieures, même si ce film reste un film “à la marge”. Je suis allé à la rencontre de choses que je ne connaissais pas du tout, et c’est ce qui m’a excité, c’est aussi ce qui a fait que j’ai trouvé la patience de porter ce projet pendant le long parcours institutionnel qu’est la production d’un film.
Un Etrange Equipage 2010, 74', couleur, documentaire réalisation : Boris Nicot production : Ina participation : Sunshine, Ciné Cinéma, CR Provence-Alpes-Côte-d’Azur, CNC, Scam Stéphane Tchalgadjieff (né en 1942) a produit quelques-uns des films les plus surprenants de la décennie 1970 : Out 1 de Jacques Rivette (1971), India Song de Marguerite Duras (1975), Le Diable probablement de Robert Bresson (1977). Autour de la figure du producteur, Boris Nicot reconstitue le réseau qui a permis l’émergence de ces films. Extraits et entretiens esquissent le portrait d’une époque aujourd’hui légendaire. C’est sous le signe de Jacquette Rivette et d’Out 1, sa fresque de quatorze heures inspirée de L’Histoire des treize de Balzac, que Boris Nicot a placé son enquête. A l’instar de Colin, le personnage joué dans le film de Rivette par Jean-Pierre Léaud, le réalisateur cherche à rassembler les pièces d’un puzzle, à établir des liens, des complicités : une nébuleuse qui a rassemblé autour d’une quinzaine de films une communauté éphémère de personnalités en quête d’un cinéma différent. Qu’est-ce qui a rendu possible la production de tels films ? S’agit-il d’un phénomène politique, d’une conjonction historique, de l’irrésistible séduction d’un producteur audacieux ? Si Danièle Gégauff, Michael Lonsdale, Jean Douchet ou Benoît Jacquot avancent quelques indices, de longs extraits sonores et visuels, soigneusem*nt choisis, témoignent pour eux-mêmes. La fascinante liberté qui les anime interroge notre propre désir de cinéma dans un monde où l’on cherche à prévenir tous les risques. S. M.
35
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page36
est celle d’un homme d’une certaine génération, la trentaine, envers des personnes d’une autre génération, et il fallait que ça se voit. Cela m’a amené à développer la part d’automise en scène (les séquences de prises de notes et schémas, le visionnage d’extraits, etc.), à fabriquer une figure, en dosant ma présence à l’image, et en montrant la progression d’un individu à l’intérieur de l’enquête qu’il mène.
Pourquoi vous êtes-vous adressé à l’INA pour la production du film ? B. N. : Stéphane Tchalgadjieff a produit beaucoup de ses films en coproduction avec le service de la recherche de l’ORTF, puis de l’INA. Mon film éclaire indirectement l’œuvre de production de cette institution à ce moment-là, époque bénie du financement public de la recherche et de la création audiovisuelle. Nombreux sont les films produits par Stéphane dont l’accès m’a été donné à partir du moment où l’INA, en la personne de Gérald Collas, est devenu producteur du projet. Pour les questions de droits aussi, cela a facilité les choses, et l’INA apportait une équipe et des moyens techniques. Mais il n’existe plus de département de recherche à proprement parler. Gérald Collas fait partie du département de production et d’édition, au sein duquel œuvre un certain nombre de producteurs comme lui, produisant et coproduisant des documentaires et des émissions (beaucoup concernant les archives télévisuelles ou radiophoniques de l’INA). Parmi ces productions, il y a une certaine proportion de “documentaires de création”, mais rien n’y oblige. De tels films ne reposent que sur l’initiative des producteurs, sur leur goût et leur engagement… à condition qu’ils puissent trouver les “guichets” adéquats, souvent en dehors de l’institution elle-même.
A voir brsnct.blogspot.com
36
Le film entretient un certain mystère, il fait une place importante tant au silence des intervenants qu’à leur parole, et vous y apparaissez vous-même comme personnage. Comment avez-vous construit la dramaturgie ou la mise en scène du film ? B. N. : J’ai fait tout un travail de préparation au cours duquel j’ai accumulé de nombreuses informations. Au moment du montage, il m’a semblé que ces connaissances ne pouvaient pas tenir dans le film, que leur place était plutôt dans un article ou un livre. J’ai préféré susciter l’interrogation chez le spectateur, le désir d’en savoir plus. Je me suis donc éloigné du documentaire didactique pour travailler sur une énigme à la manière de Rivette, suggérer un mystère d’une ampleur plus vaste que le film. Pour ce qui est de la “mise en scène”, je l’ai construite autour de l’idée de portrait. J’ai abordé le tournage comme une série de rencontres très caractérisées, ayant leur logique propre, leur singularité, leur unité de temps et de lieu. J’emploie le mot rencontre, car mon idée était qu’il s’agissait à chaque fois de filmer non seulement un témoignage, mais une situation composée d’un lieu et de deux personnages : l’intervenant et moi-même, l’enquêteur-réalisateur. Cette idée impliquait de soigner le choix des lieux et, dans une certaine mesure, de faire apparaître ces lieux pour euxmêmes dans le film. De plus, il était clair que j’avais affaire à de “belles personnes” et que ce que je voulais raconter, au-delà de la spécificité cinéphile, c’était une aventure humaine. Quant à mon apparition, c’est un autre aspect qui m’en a fait sentir la nécessité : ma quête
Les extraits sonores et visuels de films jouent un rôle considérable dans ce dispositif. Comment les avez-vous sélectionnés, quelle relation entretiennent-ils avec vos propres images ? Comment avez-vous travaillé à partir du matériau que représentent les films produits par Stéphane Tchalgadjieff? B. N. : Je me suis immergé comme rarement dans ce corpus de films et j’y ai suivi des pistes rationnelles et irrationnelles, au gré de mes questionnements et de mes hypothèses, mais aussi de mes désirs et de mes fascinations. Je ne saurais dire ce qui reste exactement de cette immersion un peu folle, monomaniaque, dans ces mondes fictionnels, mais cela a sûrement affecté le montage des extraits. En tout cas, je me devais de porter un soin particulier à la présentation des œuvres cinématographiques. Il s’agissait d’expérimenter deux choses : d’une part ce que l’extrait peut dire du film lui-même, la capacité du fragment à exprimer la force, le style et l’autonomie du film dans son entier ; d’autre part ce que l’extrait peut signifier au contact des autres séquences du documentaire. On entre ici dans la finesse des questions de montage, du sens qui peut résulter de l’enchaînement des images et des sons. S’il va de soit que le sens d’un extrait peut être affecté par le commentaire d’un intervenant, l’extrait peut à son tour affecter les propos de l’intervenant, créer un rapprochement ou un écart signifiant. Une des lignes que j’ai suivies pour le choix des extraits a été la question de l’argent. Chacun de ces films a une manière particulière de représenter l’argent dans l’espace fictionnel (sous les formes du contrat, du jeu, de la mendicité, de l’escroquerie, du vol...), ce qui m’a offert un très bon système de résonances et de contrastes avec la manière dont Stéphane Tchalgadjieff usait du signifiant “argent” dans la réalité. Propos recueillis par Sylvain Maestraggi, décembre 2010
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page37
théâtre des mémoires Cinéaste, critique et acteur, entre autres dans deux films de Jean-Claude Biette, Pierre Léon consacre à son ami cinéaste un Biette Intermezzo quelque huit ans après sa disparition… sans doute le temps nécessaire pour se poser la question du portrait filmé en l’absence du sujet, et celle de surexposer par l’image une personnalité discrète. Entretien avec Pierre Léon, par Pierre Eugène. Comment est venue l’envie de faire ce film ? Pierre Léon : J’étais très lié avec Biette, depuis très longtemps, et quand il est mort soudainement en 2003, ça a été un choc pour tout le monde. L’idée de faire ce film est venue d’un seul coup, je me suis dit pourquoi pas moi, pourquoi je n’aurais pas quelque chose à faire sur lui ; mais – et je pense que c’est ce qui m’a empêché de le faire avant – s’est posé le problème du portrait. Le documentaire, pour moi, n’a pas vraiment de sens, j’ai toujours filmé ce que j’avais envie de filmer. Mais là j’avais une difficulté en plus, je faisais un film sur quelqu’un de mort, ce qui devient très compliqué, car il n’est pas là, physiquement. C’était un discours indirect. On avait très peu de choses sur lui. J’ai mis quelques images car je trouvais qu’il était beau, et que c’était parlant de voir sa tête. L’autre problème du portrait est le suivant : comment livrer dans la même démarche la relation personnelle qu’on a avec quelqu’un et ce qu’on se doit de livrer au spectateur ? Quelque chose d’à la fois objectif et personnel. Il est évident pour moi que Biette est un cinéaste très important, mais le problème est aussi que ses films ne sont pas connus. Je fais donc un film sur quelqu’un dont presque personne ne connaît les films. Alors comment présenter Jean-Claude Biette aux spectateurs ? P. L. : C’est un film un peu étrange dans le sens où je ne veux pas expliquer qui est ce cinéaste, les gens se débrouillent, et j’appelle ce film Biette 1, et non pas Biette cinéaste. Il y a eu beaucoup de discussions à ce sujet, mais les spectateurs n’ont qu’à faire un effort. C’est à nous d’être généreux avec les films et pas l’inverse. La version courte est concentrée sur Biette cinéaste, car je lisais toujours “Biette, critique, cinéaste”. Mettons les choses enfin à l’endroit, c’est un cinéaste. Un grand critique, soit. Mais si on veut lire les textes de Biette et
histoires de cinéma
s’apercevoir que c’est un grand critique, personne n’a besoin de moi pour le dire. En revanche, essayer de dire “il faut que vous voyiez ses films car il y a quelque chose”, ça peut faire partie de mon travail. Pourquoi insister sur Biette le cinéaste ? P. L. : Au tournage, il y avait une volonté de ma part de ne pas laisser de côté le Biette critique. J’ai filmé beaucoup de ce côté-là, et j’ai quasiment tout enlevé des deux versions, car je me suis rendu compte que quelqu’un qui raconte ce qu’il pense, c’est beau ; mais quand c’est quelqu’un qui raconte ce qu’un autre pense, ça devient universitaire et pas très intéressant. Et dans ce film, ça ne marche pas. Les personnes interrogées étaient très bien pourtant, ils connaissaient bien Biette : j’avais demandé à Serge Bozon de potasser et de m’expliquer le concept du “cinéma filmé”. Serge l’a très bien fait, mais lorsque je suis arrivé au montage, ça n’avait pas d’intérêt : ce n’est pas la voix de Biette et il faut sa voix pour en parler. De la même manière, j’ai beaucoup tourné sur Biette et sa passion pour la musique mais n’ai rien gardé, ce que l’on m’a reproché. Il aimait beaucoup Stravinsky, c’est une chose. Moi aussi je peux raconter ça, je peux dire tout ce qu’on aimait avec Biette. Mais ça devient un truc de geek, de cinéphile, un jeu qui peut être intéressant à filmer, mais ça ne marche pas. Je n’ai pas dit que c’était impossible, mais en tout cas je ne sais pas le faire et j’ai tout enlevé. Je me suis rendu compte que le plus difficile était ce rapport à établir entre moi vivant, et un mort, un ami mort. Je l’ai donc accompagné, en filmant les gens que j’avais envie de voir, d’entendre, et qui pour moi comptaient dans la compréhension de Biette. Les autres, je ne les ai pas filmés. Ce sont des choix très personnels, il n’y a aucune prétention à l’objectivité. Je n’ai pas concrètement pensé à ces choses, je n’ai rien théorisé. Et ce qui a pu être
Biette Intermezzo 2010, 60', couleur, documentaire réalisation : Pierre Léon production : Les Films de la Liberté participation : CNC, Ciné Cinéma, CG Val-de-Marne, Ville de Fontenay-sous-Bois, Procirep, Angoa Avec les témoignages de nombreux intervenants (amis, acteurs, cinéastes, critiques), Pierre Léon dresse un portrait à facettes du cinéaste Jean-Claude Biette (1942-2003). Extraits de ses huit films, apparitions dans d’autres films, documents inédits, scènes de tournages, et un moment de mise en scène reconstituée par Pierre Léon de sa pièce Barbe Bleue : le film décrit la personnalité singulière et secrète de ce touche-à-tout mal connu. Trois présentateurs, Pierre Léon, Françoise Lebrun et Pascal Cervo, assis dans un théâtre, mènent la ronde des interventions. Cette troupe d’amis éclatée évoque un phobique des groupes (selon Jean Narboni), traversant le cinéma de Pasolini et des Straub, s’intégrant au sein de la famille de cinéastes produits par Paul Vecchiali, ou à la revue Trafic, à sa création, dont il trouve le titre. Famille encore, avec les acteurs Jean-Claude Bouvet et sa mère Paulette, ou ce couple de cinéma : Howard Vernon et l’émouvante Sonia Saviange. Sont évoqués aussi l’humour et l’intelligence de Biette, son goût pour le secret (Sylvie Pierre), qui donnent à ses films d’une grande précision une étrangeté domestique (Louis Skorecki) par laquelle il marqua et libéra les cinéastes. La mise en scène de Barbe Bleue, jouée par nos trois présentateurs, achève de montrer cette part secrète et déroutante du sujet Biette, peu connu du grand public, et dont la place de création était devenue à la fin fort difficile. P. E.
37
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page38
un déclencheur, sinon l’envie – car je ne sais pas si j’avais vraiment envie de faire ça – c’était peut-être une constatation plus générale, moins personnelle qu’historique : il me semblait, au moment où j’ai entrepris ce travail, qu’il y avait eu toute une période de l’histoire du cinéma, récente, qui avait été escamotée. Par exemple, l’histoire des films Diagonale produits par Paul Vecchiali ? P. L. : Pas seulement. Pour moi, c’est plus large : en gros, le cinéma des années 1970. Diagonale n’est qu’une partie des choses, j’y inclus aussi par exemple les films de Rivette de cette époquelà, ceux d’Adolfo Arrieta, de Laszlo Szabo, de Pierre Zucca. Il y avait une façon de faire les films qui était très différente de la Nouvelle Vague. Il y a ceux que j’ai appelés un peu bêtement la “génération perdue” (quand je dis génération c’est générique, ils n’ont pas du tout le même âge) : des gens qui ont été extrêmement proches des Cahiers du Cinéma, qui y ont pour la plupart écrit, arrivés entre 1962 et 1964. Et tous ces cinéastes se sont inscrits en opposition dialectique avec la Nouvelle Vague, avec le même capital cinéphilique, et en même temps une volonté presque idéale de faire du cinéma populaire. Ils se situaient sur un terrain plus politique : en essayant de concilier différents langages, de trouver de nouvelles façons de raconter des histoires. Des restes politiques de Mai 68 ? P. L. : Je ne pense pas, 1968 c’était loin. J’avais l’intuition – qu’un jour Biette a confirmée dans un entretien – que 1968 était la fin de la Nouvelle Vague. Et le rapport politique, je le voyais plus dans la façon de faire des films que dans les sujets. Ce sont des gens qui, pour moi, opéraient précisément (ce que j’ai toujours eu A lire / A voir De Jean-Claude Biette : Qu’est-ce qu’un cinéaste ?, Ed. P.O.L., 2000 ; Cinémanuel, Ed. P.O.L., 2001. La revue Trafic (Ed. P.O.L., depuis No.1, 1992). cnc.fr/idc : Paul Vecchiali, en diagonales, d’Emmanuel Vernières, 2005, 65', et Images de la culture No.22, juillet 2007.
38
envie de faire et de voir) sur un rééquilibrage entre le sujet apparent et le sujet réel d’un film, en essayant surtout de se débarrasser de ce chantage au sujet – d’autant plus qu’à l’époque, la fiction de gauche était très présente. Et surtout, parce qu’arrivait cette nouvelle offensive, dans la critique et le cinéma, qu’on avait appelée “la nouvelle qualité française” – quelque chose que j’ai ressenti très violemment. J’ai tout de suite compris que c’était la fin, l’arrivée de Coup de torchon de Tavernier [1981], Garde à vue de Claude Miller [1981]… C’est l’alliance de l’industrie et du cinéma, le fameux truc de l’époque Lang, et l’histoire actuelle avançait dans ce sens avec Reagan et Thatcher. Et au même moment, Biette proclame dans un entretien : “L’argent d’abord, le scénario ensuite !” Pour moi, c’est ça la politique : ces gens-là s’opposaient périodiquement à la façon “correcte” de monter un projet, de respecter la chaîne : une sorte de retour à un cinéma préindustriel. Peut-être est-ce un idéal, une utopie, mais c’était peut-être la seule façon pour eux, intuitivement – là je les englobe tous – de raconter des histoires qui montrent, témoignent d’une partie de la société dont jamais personne ne rend compte. C’est un cinéma extrêmement audacieux. En outre, Biette, par rapport à la Nouvelle Vague, ne fait pas un cinéma référentiel. Le rapport au spectateur est très différent. Le côté potache appartient vraiment à la Nouvelle Vague ; chez les Vecchialo-biettiens, on est plus proche du calembour, en jouant beaucoup sur une déformation de la réalité et sur une déformation du langage. Je suis de la génération d’après et je décris cela depuis mon ressenti critique, mais j’ai très bien vu comment ce cinéma a été empêché de continuer dans les années 1980 avec l’arrivée de la nouvelle génération française, qui elle, s’est directement raccordée à la Nouvelle Vague. La génération de Biette s’est fait prendre en étau dans une période de restauration. Jean Narboni dit dans votre film que Biette avait la phobie des groupes, qu’il n’a jamais subi la “contamination” de groupe. Pourtant, vous l’avez rencontré dans un groupe, et vous avez dû reconstituer ce groupe pour le film. P. L. : J’ai essayé de reconstituer ce que je savais. Ce n’est pas un groupe, plutôt les rayons d’un vélo. Ce sont des rapports bilatéraux que Jean-Claude avait avec certains. Mais ces personnes ne se connaissaient pas entre elles ou du moins ne se voyaient pas ensemble avec Biette. C’était assez étrange l’enterrement de Biette, il y avait un monde fou, tout le monde se demandant : “Il connaissait autant de gens que ça ?” On se connaissait depuis vingt ans les uns et les autres, sans jamais savoir qu’on fréquentait Biette. Les groupes, c’est une fausse
idée, ça n’existe pas au cinéma. Je préfère l’idée de troupe à groupe, car on travaille ensemble et on se dissout après. Il y a beaucoup de similitudes avec vos autres films, même si le sujet est différent. P. L. : Je ne m’en rends pas compte quand je le fais, mais une fois le film terminé, je me suis dit que j’avais encore fait quelque chose sur une communauté. Ça va de films en films, cette manière d’éclater l’espace par exemple, où l’on ne sait pas où se passent les choses. Et puis je me suis dit qu’il était à peu près tourné comme L’Idiot [2009]. Les gens sont tous un peu dans leur coin, et le film est monté comme ceux de Welles, qui faisait le champ au Maroc et le contrechamp à Venise. Organiquement, ça répond aussi – je le dis d’autant plus facilement que je n’y ai pas pensé du tout – au problème même du sujet, le sujet Biette, un sujet éclaté, et très secret. Quelqu’un qui parle avec chacune des personnes qu’il connaît, jusqu’au bout : il n’y a aucune relation superficielle, elles sont toutes profondes, mais toutes cloisonnées. Comme dit Sylvie Pierre : “Une forteresse avec une entrée pour chaque ami, mais bon il faut avoir la clé quand même.” Ça rejoint aussi Barbe Bleue 2. Faire Biette Intermezzo a été pour moi la source d’une réflexion tout à fait nouvelle sur Biette, qui s’est retrouvée en sous-texte. Elle peut être invisible, mais à un moment donné, j’ai compris que Biette, c’était Barbe Bleue. Il a une barbe bleue qui ne se voit pas, comme dans sa pièce. C’est quelque chose que je n’ai pas voulu mettre en avant, parce que c’est un peu gros. Disons que c’est un fil qui a traversé le montage, avec ses portes où se cachent les gens, d’où ils ne sortent pas. Mais tout cela je l’ai gardé pour moi, parce qu’il n’y a pas de théorie à en tirer. Cela a joué sur ma compréhension de Biette, ce rapport à Browning et Tourneur, sur ces idées de la différence et du secret. Barbe Bleue, c’est quelqu’un qui est différent, mais je pense que Biette était un Barbe Bleue en positif. Il y avait plusieurs portes et derrière ces portes, ce ne sont pas des cadavres mais des gens vivants, et dialectiquement c’est la même chose. Propos recueillis par Pierre Eugène, septembre 2011 1 Il existe une version longue, 109', intitulée Biette. 2 Barbe Bleue est une pièce de théâtre écrite par Jean-Claude Biette, puis retravaillée pour une mise en scène de Christine Laurent, à Lisbonne en 1996, avec Luis Miguel Cintra. Biette a filmé les répétitions, et quelques-unes de ses images se retrouvent dans le film de Pierre Léon. A la fin de Biette Intermezzo, Pierre Léon a aussi reconstitué un extrait de la dernière scène, interprétée par Pascal Cervo, Françoise Lebrun et lui-même.
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page39
ingmar bergman se pavane et s’agite 1 Notes à propos du making of de En présence d’un clown, le long métrage d’Ingmar Bergman tourné en 1998 pour la télévision suédoise. Le making of, non signé, est attribué cependant au cinéaste. Par Martin Drouot. “La vie n’est qu’un fantôme errant. Un pauvre comédien qui se pavane et s’agite durant son heure sur la scène et qu’ensuite on n’entend plus. C’est une histoire dite par un idiot pleine de fracas et qui ne signifie rien.” (Shakespeare). C’est sur cette citation de Macbeth que s’ouvre En présence d’un clown (1998), le “dernier film avant le dernier” d’Ingmar Bergman 2. De ce statut même, le film tire un ton particulier, à la fois rétrospectif – par les thèmes abordés – et ludique – par une mise à distance farcesque. Le making of donne une clef pour entrer dans le film : il dessine le portrait d’un Bergman au travail tour à tour professeur et enfant, comme si sa manière d’être ne faisait qu’une avec sa manière de raconter l’histoire. En 1925, Carl Akerblom, inventeur enfermé provisoirement à l’asile, se lie d’amitié avec Osvald Vogler, qui lui raconte les mémoires de la comtesse Mitzi, célèbre prostituée viennoise vierge. Akerblom veut donner vie à une grande invention en réalisant le premier film “muet parlant” 3. Fasciné par la fin de la vie de Schubert, il décide, défiant toute chronologie, de raconter le dernier amour du musicien pour Mitzi. Avec la complicité de Vogler, il entreprend La Joie de la fille de joie. Mais la projection se passe mal – les plombs sautent – et se transforme en une mise en scène de théâtre minimale. Plus créateur pervers que jamais, Bergman se dépeint ainsi en Carl Akerblom, l’inventeur fou, qui joue luimême un autre créateur, agonisant celui-ci, Franz Schubert : la mise en abyme qu’offre ce making of déploie une vision protéiforme de l’artiste en fou. jeux de miroir Au début de En présence d’un clown, Carl demande à son médecin ce que Schubert ressentait au moment où il comprit qu’il était atteint de la syphilis : il devait couler, répond le médecin. La réponse plaît tant au patient qu’il la place au centre de son récit et termine son
histoires de cinéma
film-pièce par un “je ne coule pas, je ne coule pas” désespéré. Akerblom se nourrit de Schubert autant qu’il se projette en lui, car c’est sa pièce tout entière qui est une relecture de son séjour à l’hôpital. Akerblom et Vogler rejouent devant les spectateurs la scène d’amitié qui les a unis : que Schubert reçoive de son ami prêtre Jacobi la vérité sur son art déclinant, n’estce pas la suite logique de leur rencontre ? Et quand à la fin de La Joie de la fille de joie, Schubert donne sa dernière sonate à Mitzi, n’est-ce pas une réminiscence d’Akerblom racontant sa dernière invention à sa femme, Pauline ? Le making of déplace encore le jeu de miroir : Akerblom, comme nombre de ses personnages de créateur, tient beaucoup de Bergman luimême. On le voit en effet confier à ses acteurs son goût des trains électriques, se rappeler son premier projecteur dont il regardait les images à l’envers, ou diriger le chef électricien pour accentuer l’onirisme d’une lumière… Le personnage et le cinéaste partagent ce goût pour l’invention artisanale et la technique, qu’il a évoqué dans ses films – la troisième partie de Fanny et Alexandre (1982) en tête, – ou dans son œuvre écrite au titre révélateur : Laterna Magica 4. Ce n’est pas un mystère : Bergman s’est toujours nourri de sa vie, et il est difficile de ne pas reconnaître dans la tirade de la bellemère une description de sa propre enfance. Il situe d’ailleurs l’action du film à Uppsala, sa ville de naissance, comme un retour programmatique. Enfin, il distribue dans le rôle de l’ami Vogler un de ses acteurs les plus fidèles, Erland Josephson : le making of montre, loin du cliché d’un Bergman tyrannisant ses acteurs, la complicité et l’ironie qui règnent entre le Génie, comme ils l’appellent, et ses interprètes. le corps du clown Le making of creuse d’autant plus la veine de En présence d’un clown qu’il place le corps au centre de la mise en scène. Si Bergman est le
Making of En présence d’un clown 1997, 58', couleur, documentaire production : Sveriges Television Attribué à Ingmar Bergman lui-même, ce document exceptionnel suit le tournage d’En présence d’un clown que le cinéaste a tourné pour la télévision suédoise en 1997. Résumant l’histoire (complexe) et montrant les scènes clés, il permet d’appréhender le travail de mise en scène du maître ainsi que sa constante implication sur tous les aspects artistiques (diction, mouvements des acteurs) et techniques (lumière, décors, costumes, effets spéciaux). Ce making of montre un Ingmar Bergman (1918-2007) d’une grande vitalité, drôle et très actif. Pendant les répétitions, il conduit les acteurs (“Sois tout le temps un dos démonstratif !”), mime leurs gestes, corrige le ton ou le regard, précise la situation, tout en arrangeant le décor et les objets, et en se déplaçant sur un siège de bureau à roulettes. “C’est merveilleux, on est payé pour rejouer notre enfance”, dit Peter Stormare. Est montré aussi l’aspect très personnel de ce film pour son auteur, tel le projecteur cinématographique manuel, ou la figuration de la mort qu’il représentait enfant comme un clown blanc. Mis en abyme, le thème central du film – cher au cinéaste – est la mise en scène théâtrale même : “Le principal c’est que, tout d’un coup, le théâtre soit le miracle. Au milieu d’une tempête de neige, dans une obscurité cosmique, il existe là une petite place chaleureuse et illuminée où s’accomplit un contact émotionnel entre le créateur et le récepteur. Voilà le sens.” P. E.
39
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page40
cinéaste du visage et du gros plan 5, il n’en est pas moins un cinéaste du corps dans ce qu’il a de plus trivial. En présence d’un clown, à ce titre, n’est pas avare en descriptions grivoises sur la syphilis de Schubert, la virginité de Mitzi, et bascule dans la régression infantile avec Vogler et sa Société des péteurs du monde, voire en farce macabre lorsque le clown apparaît pour montrer ses seins et offrir son séant à l’inventeur fou. Akerblom est un “vieil enfant déboussolé”, dira sa belle-mère. La formule est reprise et commentée par les acteurs dans le making of à juste titre : il s’agit bien d’une perte de repères aussi bien physiques que temporels ; le vieil Akerblom redevient un enfant en position fœtale dans les bras de Pauline dans une dernière image poignante. Si Bergman s’est souvent plu à représenter forains et acteurs, il est rarement allé aussi loin dans une représentation carnavalesque du monde. Ici la roue tourne sans cesse et le corps se vide de toutes parts : larmes et matière fécale d’Akerblom, vomi de Schubert ou sang du projectionniste qui en crache tout au long de la représentation – comme un écho à son projecteur en panne. Autant de façons d’expulser par le corps qui doublent la plus importante de toutes : la parole. Elle se déverse ici de tirade en confession, aussi bien dans La Joie de la fille de Joie que dans En présence d’un clown et son making of : Bergman luimême n’est jamais le dernier quand il s’agit de raconter un souvenir, ou d’expliciter le titre incompris d’un morceau de Schubert. Mais si on s’attend à ce que le cinéaste parle, le making of en offre une image plus surprenante : il faut le voir, marionnettiste et faune, qui jaillit sur le plateau, mime les scènes, agrippe ses acteurs. Dès le début, il prend l’actrice Gunnel Fred par la main et se projette littéralement avec elle dans le couloir de l’hôpital. Plus tard, il dirige de ses mains les visages d’Erland Josephson et de Börje Ahlsedt, à cnc.fr/idc Liv Ullmann-Erland Josephson – Parce que c’était eux, d’Alexandre Barry, 2004, 57', et Images de la culture No.22, juillet 2007.
40
quelques centimètres d’eux. Plus tard encore, il chuchote son texte à Pernilla August, lové sur elle au sol. L’implication physique de Bergman dans la direction d’acteurs est remarquable. Il finit par montrer au grand jour son âme de comédien : sous prétexte qu’il manque un figurant pour jouer les fous, le cinéaste se fait tondre et se distribue dans cette figure hautement symbolique. l’œil derrière le rideau Plus étonnante encore est la métaphore qui confronte Bergman non plus à son personnage principal, à la folie, mais à celui du clown blanc, à savoir la mort elle-même. La mort s’invite d’abord dans les rêves d’Akerblom, puis tourne autour de lui dans les coulisses tel un metteur en scène de l’ombre. Si le premier acte de La Joie de la fille de joie est joué frontalement, le second débute selon un point de vue étrange, de biais, depuis les coulisses. On ne tarde pas à découvrir que ce déplacement est plus qu’un changement d’axe. C’étaient les spectateurs bien vivants qui regardaient la pièce – ils sont fatigués par leur travail, boivent, draguent, pleurent, – et c’est à présent au tour de la mort elle-même de jeter un œil sur cette double mort annoncée (Schubert/Akerblom). L’œil noir du clown blanc apparaît derrière la fente du rideau rouge et l’on s’attend à ce que, tel Molière sur scène jouant Le Malade imaginaire, Akerblom/Schubert s’écroule et meure. Soudain, le cercle des spectateurs entourés de chandelles et filmés en plongée pendant l’entracte ressemble à une veillée funèbre. Dans le making of, c’est le réalisateur lui-même qui passe d’un côté du rideau puis de l’autre. Sa chaise à roulettes glisse du plateau de jeu à une salle sombre, un grand espace d’où il peut regarder les moniteurs des images du film omniscient – tourné à deux caméras. C’est dans ces coulisses cinématographiques que le théâtre du corps se transforme en images de cinéma. Vogler ne dit-il pas que “notre enfermement dans cette prison humiliante qu’est le corps est une calamité qui ne doit pas entraver le vol de nos pensées” ? Bergman insuffle donc son énergie physique à ses interprètes pour donner corps à son esprit.
Lorsqu’il quitte ses acteurs après les avoir dirigés, les laissant seuls avec les caméras, Bergman leur jette un “salut” qui dit bel et bien un départ. Qui part ? Les acteurs entrent dans un nouvel espace, celui de la fiction. Bergman quitte le plateau pour les coulisses. Chaque scène, chaque prise offre une nouvelle traversée du miroir entre vie et mort, scène et cinéma – sans que l’on sache très bien qui est vivant et qui est mort du théâtre ou du cinéma. Le “premier film parlant et vivant” d’Akerblom, mort-né, se transforme en théâtre, mais c’est un film que tourne Bergman d’une pièce qu’il n’a jamais montée sur scène. L’opération vampirique est à son comble, cinéma et théâtre finissant par se nourrir l’un l’autre par et pour le jeu, qui seul au fond vaut qu’on “s’agite et se pavane”. C’est peut-être parce que Bergman sait qu’il tourne un de ses derniers films qu’il peut faire, loin du joueur d’échec hiératique et vêtu de noir du Septième Sceau, un portrait vivant de la mort en clown blanc, comme si par la magie du jeu il arrivait, in fine, à représenter une mort qui n’en finirait pas de donner, de rendre la vie. Martin Drouot 1 S’agite et se pavane (Larmar och gör sig till) est une pièce de théâtre écrite par Bergman en 1993 qu’il ne montera jamais lui-même mais filmera pour la télévision suédoise en 1997. Le titre original suédois reprend la formule shakespearienne (Struts and Frets), contrairement au titre français : En présence d’un clown. 2 Comme le dit joliment Jacques Aumont, in Ingmar Bergman, “Mes films sont l’explication de mes images”, Ed. Cahiers du cinéma, coll. Auteurs, 2003. 3 Ou plus exactement : le “premier film parlant et vivant”, puisque les acteurs lisent le texte derrière l’écran. A noter, c’est la femme de Vogler qui donne de l’argent pour cette expérience sonore alors qu’elle est sourde et muette ; cela donne une idée de l’ironie dans laquelle baigne le film. 4 Ed. Gallimard, 1997. 5 Cf. les pages lumineuses de Gilles Deleuze dans Cinéma I : L’Image-Mouvement, Editions de Minuit, 1983.
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page41
retour sur image walk on the wild side Notes à propos de On the Bowery (1956) de Lionel Rogosin, par Arnaud Lambert. Milieu des années 1950. Ray, qui vient de faire une saison sur les chemins de fer, débarque à New York. Au Bowery précisément, l’un des quartiers les plus miséreux de la ville où viennent s’échouer, dans les flophouses et parfois à même le trottoir, les clochards, les marginaux et autres recalés du rêve américain. Ray n’en est pas encore là, il revient avec un maigre pécule et une valise. Il passe sous le métro aérien qui depuis presque quatre-vingts ans enténèbre l’avenue et entre au Round House Bar & Grill, histoire de faire quelques connaissances – il cherche du travail et un endroit pour dormir. Il a un air un peu craintif. Il sait sûrement qu’il met un pied en enfer. Lionel Rogosin est le fils unique d’un self made man juif, qui a fait fortune dans le textile. En 1954, il abandonne une carrière qui s’annonçait prometteuse, pour se consacrer au cinéma. C’est un reste de son engagement volontaire dans la Navy, lors de la Seconde Guerre mondiale : l’oppression, sous toutes ses formes, existe, il faut la combattre. “Je vis comme si je tentais de détruire Auschwitz.” L’entreprise familiale n’était peut-être pas le lieu idéal pour pareil combat. Il faut voir si le cinéma quant à lui peut lutter. Rogosin a une idée en tête, faire un film pour dénoncer l’Apartheid en Afrique du Sud. Comme il débute derrière la caméra, il lui faut se faire la main. Il habite Greenwich village, il commence à traîner plus à l’est, au Bowery. On dit que beaucoup des perdus du Bowery reviennent eux aussi de la guerre. On n’a pas tous la chance d’être fils unique. Eux sont le revers de la médaille. Ray s’offre un verre avant d’en offrir à la tablée entière. Le voilà donc introduit. Il n’a pas l’air de s’apercevoir de la tête de ses camarades alors que cela renseigne. Il en sait un peu plus sur le quartier mais il est aussi un peu plus léger. Les piliers de comptoir s’éloignent un à un – ce n’est pas tout ça mais il faudrait éviter de rendre son verre au pigeon. Reste Gorman,
histoires de cinéma
qui sera le Virgile de Ray. Lui aussi a l’intention de trouver une chambre pour la nuit. Rogosin a déjà un peu filmé avec sa Bolex 16 mm lors de ses voyages en Europe, en Israël, en Afrique. Au Bowery aussi, il essaie de filmer ce qu’il voit, sous le manteau. Ce doit être à ce moment-là qu’il rencontre Gorman, qui va être son Virgile. Il lui parle de son projet de film. Ray a mal à la tête quand il se réveille sur le trottoir le lendemain. C’est assez confus mais ce qui est sûr c’est qu’il est délesté de son pécule et de sa valise. Un congénère chiffonnier qui émerge des cartons lui apprend où trouver du travail chez des transporteurs. Gorman, lui, n’a pas trop mal dormi, merci. La montre et la valise de Ray en gage, voilà qui devrait lui permettre de passer quelques nuits à l’abri. La White Horse Tavern, à Greenwich, est le repère des artistes. Là aussi Rogosin parle de son film. A l’écrivain Mark Sufrin ainsi qu’à l’opérateur Richard Bagley, un pilier de la Tavern. Bagley a photographié The Quiet One de Sidney Meyers, écrit par James Agee et Helen Levitt. Ce sont des rencontres qui comptent. Le projet de Rogosin enthousiasme tout ce petit monde. “On boit un verre ?” C’est Gorman qui demande. Mais Ray a décidé que ça suffisait comme ça – il ne va pas régaler tous les soirs et le dollar qu’il a gagné aujourd’hui à décharger des camions, il le garde. D’ailleurs il a entendu parler d’une mission sur le Bowery. Là-bas, interdit de boire. Il va y passer la nuit et se refaire. Gorman a essayé lui aussi, il y a longtemps – il n’a pas tenu. Bonne soirée, si tu me cherches tu sais où me trouver. Il se barre en gloussant. La mission, c’est l’enfer au milieu de l’enfer. Pour un bol de soupe, un coin de ciment où dormir, Ray fait la queue derrière des barreaux. Je doute que Ray ait vu Le Voleur de bicyclette de De Sica, mais ça ressemble à la scène de la messe. Il faut tenir les leçons de morale, le sermon sur le Christ qui n’oublie personne, pas même les Bowery men. Surtout il faut tenir
la sobriété. C’est plus facile de faire face aux trognes des autres avec un peu de mazout dans le sang. Sinon, ça fait miroir et c’est presque intolérable de se reconnaître en eux. Ray s’évade pour retrouver la nuit du Bowery. Ça fait des mois que Rogosin “repère” dans le quartier. Au risque de sa santé. Un samedi après-midi, il rencontre un prénommé Ray. Il arrive des chemins de fer et a une “gueule”. En mars 1955, l’équipe commence à tourner mais ça ne va pas. C’est Bagley qui le dit. Ces gars sont en mission, ils sont tous convaincus qu’il faut aller au contact de la réalité, descendre les caméras dans la rue – jusqu’à ses bas-fonds. D’ailleurs, ils écrivent sans le savoir une nouvelle page de l’histoire du cinéma, mais quelque chose cloche. Rogosin et Sufrin retournent à leurs papiers. “Il faut une trame.” Ils se souviennent de Ray. La deuxième nuit de Ray au Bowery est emportée, excessive, humaine, démente. Il boit, il éructe, il cogne, il s’effondre. Ils sont un certain nombre de grognards comme lui, battus par K.O. A-t-on jamais vu ça en images ? A-t-on jamais vu des faces pareilles, filmées de cette manière? Ils se souviennent aussi de De Sica – mais l’ont-ils jamais oublié ? Eux, les enfants de Flaherty et de son “documentaire joué”, ont pris – comme beaucoup d’autres – la claque de leur vie dans les rues de Rome. On va faire comme ça. “Mais c’est de la fiction !” Ce qui ne veut rien dire et ils vont le prouver. Où ça de la fiction ? Ça fait des semaines que c’est devenu leur vie à eux aussi. Embauché Ray, embauché Gorman, pas pour décharger les camions mais pour jouer Ray, Gorman, tous les oubliés de Bowery St., les mazoutés, et aussi, un peu, Lionel, Richard, Mark. On va faire comme ça – la caméra dans les décors réels, avec les gens d’ici dans leur propre rôle. Mais on va faire mieux : on va bricoler l’appareil pour enregistrer le son directement – et s’il faut mettre en scène, faire rejouer ce qu’on a vu, on le fera, l’important est de savoir aussi capter le hasard qui va survenir. Quelques lignes de dialogues écrites et beaucoup d’improvisation. Rogosin rend la
41
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page42
derful Times en 1965) : neutraliser l’a priori moral, la bonne conscience humaniste, le surplomb du réalisateur omniscient sur son sujet. La fiction sert à ça. A faire du documentaire. Ni pour, ni contre. Avec.
On the Bowery 1956, 62', noir et blanc, documentaire réalisation : Lionel Rogosin production : Lionel Rogosin Productions Inc. En 1956, Lionel Rogosin réalise son premier film, captant quelques jours de la vie d’une poignée de déclassés à New York. Film à la frontière de la fiction et du documentaire, coécrit avec Mark Sufrin et filmé par Richard Bagley, il met en scène des acteurs non-professionnels, tous rencontrés dans les bars du quartier du Bowery ; une vision sans complaisance d’hommes à la dérive, se débattant entre nuits alcooliques et travail temporaire le jour. On the Bowery suit en particulier les aventures de Ray, fraîchement arrivé dans le quartier après avoir travaillé aux chemins de fer du New Jersey. Rencontres et discussions dans les bars, désœuvrement et alcool ; pendant les quelques jours passés sur le Bowery, Ray se fait voler le peu qui était en sa possession, passe quelques heures dans un foyer catholique, dort dans la rue, trouve à décharger des camions ; il finit par s’éclipser du quartier, en vue d’une autre vie. A travers l’expérience de Ray, mais aussi celles de personnages secondaires, tel Gorman, l’ancien médecin qui a sombré dans l’alcool, le film s’installe dans le quotidien du Bowery et documente conversations de bars, visages et gestes : sans juger, il met au jour un environnement impitoyable (pauvreté, addiction, vols) où éclot paradoxalement une forme de sociabilité très humaine. Dans une veine néoréaliste, en partie improvisée, Rogosin invente un style qui deviendra fondateur pour nombre de cinéastes dans le monde. P. E.
42
parole aux sans voix. Immersion, plongée. Devant la caméra, mais également derrière. Longues nuits au Bowery. Rogosin leur offre également une image. Lors de leur première rencontre, il a désigné les autoportraits de Rembrandt pour expliquer son film. Bagley a compris instantanément. C’est lui qui décide des emplacements de la caméra, lui qui compose avec des moyens dérisoires l’image merveilleusem*nt digne d’On the Bowery. Il donne à Rogosin ces visages qui vous regardent depuis le territoire des ombres. “Reality – as close as we can come to it – is rarely seen on the screen, but when reality is seen it is strongly felt.” 1
Dans le Bowery c’est une question de survie, tout le monde est complice. L’alcool est le sujet principal des conversations, l’épouse, le compagnon, et on lui dresse des louanges perpétuelles. L’alcool vous tue et vous sauve. Il vous sauve en vous tuant. Un pacte lie tout ces gens : personne ne doit s’en sortir. Ray ne peut lutter seul contre l’esprit de corps du Bowery. Il rechute. Le tournage durera jusqu’au mois d’octobre 1955. Pour trois nuits et trois jours de la vie de fiction de Ray. Gorman dit qu’avant le Bowery, il était journaliste au Washington Herald ou qu’il était chirurgien. La politesse exige qu’on acquiesce. Il ne s’agit pas de croire mais de faire comme si. L’alcool aide, qui est lui-même un mensonge. Tout le monde raconte des craques, à part Ray peut-être. La vie est une fiction qu’on se raconte d’abord à soi-même.
Gorman se réveille dans sa chambre d’hôtel, le flacon traîne sur les frusques qui jonchent le sol. Ray, lui, n’est même plus en état de se réveiller, il faut qu’on le porte loin de la descente de flics. Lorsque Gorman retrouve Ray attablé au bar, que Ray lui dit qu’il faut qu’il se barre du Bowery, qu’il lui manque juste de quoi s’acheter des fringues décentes, il a presque envie de le croire. Il le dit à Ray : si jamais il avait du pognon, il le jure, il lui en filerait. Ray a déjà entendu ça. Justement, avec la montre et la valise de Ray déposées au clou, il a encore quelques billets en poche. Il va hésiter un moment, mais il va rendre ses dollars à Ray pour qu’il se fasse la malle. Lui, de toute façon, ne va pas partir. Il est condamné à finir au Bowery, il le sait.
“Tout film est un documentaire sur ses acteurs et son propre tournage.” Voilà qui règle la question de la fiction. Rogosin coupe court : Ray joue Ray, Gorman joue Gorman, le chiffonnier Frank Frank le chiffonnier. Ensuite, toute la question est de savoir comment les conditions d’un tournage, d’une fiction vont leur permettre de dévoiler davantage de “vérité”. Et de se révéler à eux-mêmes. On the Bowery est aussi un documentaire sur des ivrognes en train de jouer des ivrognes.
Une trame de fiction (“Ray débarque au Bowery, une valise à main, il cherche à loger pas cher et c’est le début de sa descente aux enfers…”) et du son enregistré sur place dans la mesure de ce qui est techniquement possible : les moyens que Sufrin, Bagley et Rogosin ont trouvé pour échapper au “commentaire” traditionnel et plonger le spectateur dans la réalité du quartier et de ces existences dantesques. Faire corps avec le sujet, sans regarder de loin ni de haut. Au ras des choses, du caniveau s’il le faut, des verres le plus souvent. Rogosin réussit avec On the Bowery là où il échouera ensuite (un peu avec Come back, Africa en 1960, plus nettement dans Good Times, Won-
La distance vient au montage. Rogosin embauche d’abord Helen Levitt – monteuse et photographe connue pour ses clichés de la rue newyorkaise. Elle saccage le film. Rogosin la vire et recrute Carl Lerner, bientôt son mentor, ancien collaborateur de Joseph Strick et futur monteur de Douze hommes en colère de Sidney Lumet et de Come Back, Africa... C’est à eux deux qu’on doit la sécheresse clinique d’On the Bowery.
Des travailleurs saisonniers, des clochards célestes, New York, la défaite et le bagout. L’errance immobile, l’absence complète de perspective : les damnés du Bowery sont de plein droit des figures du cinéma moderne.
Le plus étonnant : le spectateur pressent intuitivement si l’image qu’il voit est documentaire ou si elle est mise en scène. Le fondement même de la démarche de Rogosin est d’accepter ce différentiel de régime, de ne pas chercher à
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page43
le réduire ou à le dissimuler : la fiction va soutenir l’apparition de fragments bruts de réel, vus pour eux-mêmes. Les personnages sont des passeurs, des voyants, et c’est ce qui gravite autour d’eux qui importe : les “figurants”, les “décors”, les “costumes”… La fiction n’est qu’une fonction. Elle se sent à des détails : la focalisation sur un individu particulier, les mouvements d’appareils, l’éclairage, le surdécoupage des scènes. Elle permet de véritables épiphanies documentaires : des instants qui échappent aux nécessités du raccord, des successions libres de plans fixes. Un regard qui reste en attente face à la réalité, qui semble vouloir une réponse alors même qu’aucune question n’a été posée. Le documentaire est une présence muette. En cela, Rogosin poursuit mais surtout radicalise ses modèles néo-réalistes. Ray s’appuie sur un lampadaire. Gorman vient de lui donner une liasse et lui a fait promettre de se tirer du Bowery. Il semble hésiter encore. Il regarde les clochards, ceux qui ne sont pas encore sortis de leur nuit. N’en sortiront plus. Scène cardinale : Ray qui regarde les clochards, c’est la fiction qui regarde le documentaire. Techniquement rien ne raccorde – comme souvent dans On the Bowery – la caméra est trop proche, les espaces forcés, Ray ne peut pas vraiment voir ces visages-là. Au fond, ils refusent de participer au récit, ils témoignent pour eux-mêmes. Regards perdus dans le vide, en équilibre précaire, qui parfois se raccrochent à l’œil de la caméra et semblent vouloir vous murmurer quelque chose. Ray s’élance, il sort du champ et du film. Raccord sur l’architecture métallique du métro aérien, plan “objectif”, bruit assourdissant du passage de la rame : Ray a disparu dans la coupe ou dans le son. On the Bowery obtient le Prix du meilleur documentaire à Venise et au British Film Festival. Il est nominé aux Oscars. Puis carbonisé par la presse américaine que les ratés de la réussite individuelle n’intéressent guère. Le film fait le tour des festivals mais n’est pas vu aux Etats-Unis. Au moins, Rogosin peut-il tourner son film sur l’Apartheid. Ce sera Come back, Africa, un autre voyage en enfer (tournage illégal, caméra dissimulée). Il y aura encore quelques autres films, puis de moins en moins, puis plus du tout. Rogosin sort du champ et de l’histoire.
Le corps de fiction de Ray attire Hollywood, qui lui propose un contrat. Ray préfère son corps réel et le documentaire. L’alcool aussi, peutêtre. Il empruntera toutefois une chose à son personnage – sa disparition. Quelques mois plus tard, Ray Salyer saute dans un train de marchandise et quitte le Bowery sans qu’on ne sache jamais pour quel autre Cercle. Ray Salyer, Gorman Hendricks, Frank Matthews, Lionel Rogosin, Mark Sufrin, Richard Bagley, Carl Lerner. Shadows. Faces. Too Late Blues… Dans le film qu’il consacre au tournage d’On the Bowery, le fils de Rogosin interviewe l’historien Ray Carney. Celui-ci explique qu’“il y a une sorte d’histoire parallèle. On connaît l’histoire institutionnelle, celle qui figure dans les livres. Et cette histoire évoque les grands cinéastes, ainsi que de grands films récompensés aux Oscars. Puis il y a la véritable histoire. Ce sont des réalisateurs tels qu’Engels, Rogosin, Clarke, Cassavetes. Pour moi, ils sont à l’origine de la grande tradition du cinéma américain. Il s’agit de fiction, mais d’un tout autre genre.” On pourrait ajouter les noms de James Agee, de Ben Maddow, de Sydney Meyers (The Quiet One), de Joseph Strick (The Savage Eye), de Kent MacKenzie (The Exiles). Pourquoi cette “véritable histoire” est-elle oubliée ? Sûrement parce qu’on a écrit l’histoire du cinéma en utilisant un partage assez arbitraire : celui qui distinguait d’un côté la fiction, dépositaire du “grand art” donc de la reconnaissance, de l’autre le documentaire. Les films comme On the Bowery, qui démentaient ce partage, n’y ont pas résisté. Il faut peut-être réécrire les livres. Arnaud Lambert
Gorman sait qu’il est condamné à finir au Bowery. Ça ira assez vite. Il avait promis à Rogosin qu’il ne toucherait pas un verre le temps du tournage, lui qui est déjà au stade terminal d’une cirrhose. Promesse tenue. Les prises de vues achevées, il reprend la bouteille et se tue en une nuit. Rogosin règle ses obsèques. “On the Bowery, à Gorman Hendricks.”
histoires de cinéma
1 Lionel Rogosin, “Interpreting Reality (Notes on the Esthetics and Practices of Improvisational Acting)”, Film Culture, No.21, 1960.
A voir / A lire lionelrogosin.com D’Arnaud Lambert : Also Known as Chris Marker, Le Point du Jour Editeur, 2008.
La Parfaite Equipe 2009, 46', couleur, documentaire réalisation : Michael Rogosin production : Rogosin Heritage Production A partir d’entretiens de Lionel Rogosin (1924-2000) réalisés à Los Angeles en 1999, du journal de tournage et d’un grand nombre d’intervenants (spécialistes du cinéma, historiens et cinéastes, tel Jonas Mekas), Michael Rogosin revient sur le premier film de son père, In the Bowery (1956). Il en retrace la genèse, éclaire la difficulté de sa construction, le replace dans son époque et décrit sa réception et son retentissem*nt. Rien ne prédestinait Lionel Rogosin, fils d’un industriel new-yorkais, à habiter dans le quartier trouble et populaire du Bowery à New York, puis à réaliser un film sur les marginaux qui en fréquentaient les bars. Le cinéma néoréaliste et son cortège de fictions mêlées d’improvisations eurent une influence décisive sur lui. En témoigne la scène centrale du bar de On the Bowery, “orgiaque” et violente, prévue par Rogosin mais totalement improvisée au tournage. Les acteurs, tous non-professionnels, ne feront pas carrière : moins de dix ans après le tournage, l’alcool aura eu raison de la majeur partie de cette parfaite équipe. Malgré un Grand Prix au festival de Venise, ce tableau fidèle à la mauvaise réputation du quartier déplaira aux autorités américaines qui essaieront d’étouffer son écho aux Etats-Unis et à l’étranger. Néanmoins, ce “film phare” (Jonas Mekas) fera école pour les cinéastes américains et marquera aussi les cinéphiles européens et soviétiques. P. E.
43
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page44
retour sur image jacques baratier en quatre courts Notes à propos de quatre courts métrages documentaires de Jacques Baratier, dont le portrait filmé Portrait de mon père, Jacques Baratier, de Diane Baratier, dans la collection Cinéma, de notre temps, était présenté dans Images de la culture No.25. Après une rétrospective de l’œuvre de Jacques Baratier (1918-2009) à la Cinémathèque française en février 2011, Paris la nuit (1956), Eves futures (1964), Eden miseria (1967) et Opération séduction (1975) sont disponibles sur un DVD au catalogue Images de la culture. Commentaires de Sylvain Maestraggi. Jacques Baratier a réalisé au cours de sa carrière une vingtaine de documentaires. Et c’est parmi ces documentaires que l’on trouve une de ses œuvres majeures, un film commencé en 1947 et achevé par sa fille Diane Baratier en 2011, Le Beau Désordre, qu’il n’eut de cesse de reprendre au fil des années pour le compléter et le remonter. A l’origine, il s’agit d’un documentaire sur la faune de Saint-Germain-des-Prés réalisé avec un poète lettriste, Gabriel Pomerand, qui en avait écrit le commentaire et servait de guide à travers les rues de Saint-Germain. Hirsute, l’œil brillant, Pomerand déclamait des vers bruitistes, haranguait la foule des existentialistes. Le commentaire fut rejeté par la production, ce qui donna lieu à une deuxième version du film, Désordre. On y croisait Jean Cocteau signant un mur à la craie comme s’il se fût agi d’un tableau, Juliette Gréco chantant dans les ruines en compagnie de Raymond Queneau, Boris Vian jouant de la trompette au petit matin au bord de la Seine. Jaques Baratier était l’un des leurs. C’est dans la liberté qui régnait dans les cafés et les caves de SaintGermain-des-Prés, ce désordre qui s’opposait à celui de l’Occupation, comme au retour à l’ordre de la Libération, qu’il a puisé une part de l’esprit fantaisiste et anarchiste de ses films. Vingt ans plus tard, en 1967, Jacques Baratier sortit une nouvelle version du film qui intégrait les séquences du premier tout en invitant de nouveaux personnages à venir témoigner de la vie de Saint-Germain-des-Prés, parmi lesquels Roger Blin, Roger Vadim, Alain Vian, le frère de Boris, ou Claude Nougaro, évoquant Jacques Audiberti. C’est Le Désordre à vingt ans. A travers les souvenirs des Germanopratins de l’immédiate après-guerre le film mesure l’évolution du quartier – à leurs yeux parfois la déchéance, – livré aux boutiques de mode, aux drugstores et à une nouvelle jeunesse jugée
44
bourgeoise… Cette jeunesse, parfois débarquée de province sans un sou, intéresse pourtant Jacques Baratier : Hermine Karagheuz rejoue son arrivée à Paris, vendant des poèmes à la terrasse des cafés, Marie-Hélène Breillat danse jusqu’à la transe en boîte de nuit, des beatniks jouent de la guitare sur les quais de la Seine, on aperçoit Pierre Clémenti et Bulle Ogier sur la scène des Idoles, la pièce de théâtre de Marc’O. Le Désordre à vingt ans, donc, parce que vingt ans est l’âge de tous les désordres… Il y a chez Jacques Baratier une nostalgie non du passé, mais de la jeunesse comme instant exalté et fugitif, renouvelé à chaque génération, dans lequel il retrouve l’image de sa propre jeunesse, des jeunes femmes qu’il a aimées ou admirées, des amis qui ont disparu (comme le poète Olivier Larronde). un amoureux de paris Avec Désordre, Jacques Baratier inaugurait une série de documentaires sur Paris, qui s’échelonneront jusqu’à la réalisation de son premier long métrage de fiction, Goha, tourné en Tunisie en 1957, avec Omar Sharif et Claudia Cardinale. Paris la nuit (1956) succède ainsi à La Cité du Midi (1952), un film sur un atelier de cirque dans une ruelle de Montmartre, et Chevalier de Ménilmontant (1953), sur l’enfance de Maurice Chevalier et les gamins du quartier. Paris la nuit a l’ambition d’être un film symphonique sur la ville, dans la tradition des films d’avant-guerre où la métropole était un thème en soi, accordant les mondes hétérocl*tes de la grande ville au rythme d’un montage musical. Le montage est d’ailleurs signé Léonide Azar, monteur d’origine russe, qui avait côtoyé Eisenstein. Et Charlot, réminiscence des années 1930, apparaît sous la forme d’un mannequin dans une vitrine, à côté d’une affiche des Temps modernes. Le film joue d’accéléra-
tions et de ralentissem*nts orchestrés par un sergent de ville maniant bâton et sifflet ainsi que de contrepoints entre circulation et manèges de foire, clarinette jazz des caves de SaintGermain et biniou d’un troquet auvergnat, prostituée battant le trottoir de la rue des Vertus et cortège de jeunes mariés, ouvriers et petit* rats de l’Opéra se croisant dans le métro. On y retrouve une atmosphère proche de celle des photographies de Robert Doisneau, qui savait saisir ou mettre en scène des situations typiques du Paris des années 1950. Ici, les saynètes qui reconstituent la vie des rues alternent avec des prises de vues plus documentaires, parfois saisies sur le même lieu. Les personnages emblématiques de la rue sont au rendez-vous (marchands à la sauvette, musiciens et chanteurs, clochards, maraîchers du petit matin), comme les grandes foules, celles des gares, des bals, des fêtes foraines. On y voit Paris qui s’amuse et qui travaille, des cabarets de Pigalle aux étalages des Halles, et l’on se souvient que c’est la ville et ses éclairages qui ont inventé la nuit. La ville est le lieu d’un permanent spectacle, et la nuit de la ville, comme celle du théâtre, du cabaret, du cinéma, est une nuit qui s’éclaire sur un monde irréel. Une séquence plus que les autres s’écarte de la représentation documentaire pour nous faire plonger dans une atmosphère onirique. On y voit un homme qui dort sur un lit de camp dernière lequel apparaissent une à une des statues (s’agit-il d’un gardien du Louvre ?). Le plan suivant, une statue de Diane éclairée dans un parc, rappelle les photos nocturnes de Brassaï. Dans ce parc, deux hommes louches rodent autour d’une jeune femme assise sur un banc la tête plongée dans les mains. Quand elle se retourne, son visage inexpressif et ses yeux outrageusem*nt maquillés de noir les effraient. Le visage de cette jeune femme, celui peut-être d’une existentialiste mélancolique, et la séquence entière évoquent l’atmosphère étrange des films de Franju. Mais ce réalisme qui frôle le fantastique est sans doute l’une des caractéristiques du cinéma de Jacques Baratier, une marque de son imaginaire poétique. Dans cette séquence s’annoncent certains de ses films à venir comme Piège (1970)
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page45
Eves futures
Paris la nuit
Eves futures
Eden miseria
1956, 23', noir et blanc, documentaire réalisation : Jacques Baratier, Jean Valère production : Argos Films, Como Films
1964, 16', noir et blanc, documentaire réalisation : Jacques Baratier production : Argos Films, Société Nouvelle Pathé Cinéma
1967, 17', noir et blanc, documentaire réalisation : Jacques Baratier production : Argos Films
Pour le flâneur nocturne, Paris est une symphonie réglée par le bâton facétieux d’un agent de la circulation, une symphonie où s’accordent les chanteurs de rue, les cris des marchands des Halles, la trompette du jazzman noir et l’accordéon du bal. Ce Paris aux enseignes de néon, aux pavés brillant à la lueur des lampadaires, aux quais de gare déserts où un couple échange un dernier baiser est aussi un enchantement visuel d’une poésie inépuisable.
C’est en poète facétieux que Jacques Baratier entre dans un atelier de la banlieue parisienne où l’on fabrique des mannequins pour les vitrines des magasins. Sous l’éclairage électrique qui dessine leurs silhouettes parfaites, ces corps féminins indéfiniment multipliés invitent à la rêverie. Les ouvriers et les ouvrières qui les produisent avec des gestes mécaniques semblent, quant à eux, imperméables au trouble érotique qui s’empare du cinéaste.
Durant l’hiver 1967, Jacques Baratier est à Katmandou, alors capitale des hippies du monde entier. Il interroge des garçons à cheveux longs venus de France et d’ailleurs. Pourquoi sont-ils venus là ? Pour fuir les contraintes d’une société qui les opprime, disent-ils. Que viennent-ils chercher ? Le haschich et ses paradis artificiels, bien sûr. Mais aussi la liberté, le dépouillement, la fraternité, la sagesse, voire pour certains, Dieu lui-même.
Nonchalamment, Jacques Baratier flâne de l’Opéra à Belleville, de Pigalle à Saint-Germain-des-Prés et des Grands Magasins à la Foire du Trône. Attentif aux paysages auxquels le traitement en noir et blanc donne des allures fantastiques, il croque aussi les êtres humains dans leur infinie diversité. Avec tendresse, curiosité ou amusem*nt. Entre autres gags visuels, deux ballerines en tutu courant dans les escaliers du métro croisent par un hasard bien calculé une brigade d’ouvriers d’entretien armés de pioches. Tourné en 1956, Paris la nuit a acquis avec le temps une valeur historique. On y retrouve avec une certaine nostalgie quantité de paysages urbains aujourd’hui disparus. Les Halles de Baltard brillaient alors de tous leurs feux nocturnes, avec leurs cafés, leurs prostituées et leurs joueurs de billard. Rue de Lappe, des bougnats jouaient de la musette. A Vaugirard, des files de chevaux entraient au pas dans la cour des abattoirs. E. S.
Même si le film détaille les étapes de fabrication des mannequins, prise de forme, moulage, démoulage, polissage, finitions, son propos n’est que très accessoirement documentaire. Avec l’entrée dans l’atelier d’une douzaine de jeunes femmes dont les corps bien vivants se glissent au milieu de leurs doubles synthétiques, il compose une véritable chorégraphie qui se conclut dans le monde idéalisé des grands magasins. Par des éclairages et des mouvements de caméra insolites, Jacques Baratier s’attache d’abord à créer une fantasmagorie. Le regard qu’il promène dans l’atelier comme dans les grands magasins est celui d’un peintre et d’un poète nourri de références surréalistes. Le plan d’ouverture et de fin du film – un fragment de mannequin renversé dans une décharge dans un paysage hivernal où se détachent en arrière-fond des HLM – permet de lire le film comme un rêve, une tentative quasi désespérée d’enchanter un monde glacial qui semble avoir perdu le goût du bonheur et de la séduction. E. S.
Si Katmandou a donné lieu à quantité de fictions, les documentaires de l’époque sur le sujet sont rares. Tourné en 35 mm en noir et blanc, le film de Jacques Baratier a été réalisé dans des conditions matérielles difficiles dont se ressent surtout la bande son. Son mérite est de faire voir les visages de ces néo-vagabonds des années 1960 et surtout de faire entendre leurs mots. Ils ont fui leurs parents, le lycée et les commissariats de police. En chemin, ils ont vendu leur sang ou fait la manche. Ils ont souvent voyagé sans billet. Maigres et hirsutes, ces tendres rêveurs ont choisi de vivre de l’air du temps. La chanson de Joan Baez qui accompagne le film rappelle que leur rêve était celui de toute une génération. En contre-point, des Népalais vaquent à leurs occupations sacrées ou profanes. L’un d’entre eux témoigne de l’opinion assez négative des habitants de Katmandou sur ces étrangers qu’ils jugent gravement “irresponsables”. E. S.
histoires de cinéma
45
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page46
Paris la nuit
Opération séduction 1975, 19', couleur, documentaire réalisation : Jacques Baratier production : Baraka Productions A la tête d’une mission du Service de Protection des Indiens, Francisco Meireles est parvenu à établir le contact avec la tribu amazonienne des Cintas Largas, attaquée par les chercheurs de diamant. Jacques Baratier rejoint ce fonctionnaire au moment où l’opération dite de “pacification” se termine. Séduits par ses cadeaux, les Indiens sortent de la forêt et voient des Blancs et un Noir pour la première fois, mais ce contact va leur être fatal. Tourné en 16 mm avec une pellicule couleur qui semble avoir souffert, Opération séduction a d’abord une valeur de témoignage. Sur les premières images du film qui montrent un peuple d’égaux sains et vigoureux bercés par une nature généreuse, la voix off de l’anthropologue Pierre Clastres fait entendre une prophétie tragique : l’irruption de l’Etat va mettre fin à cet âge d’or. Lors de leur première rencontre avec les Blancs, les Cintas Largas, ainsi appelés en raison des larges ceintures qui constituent leur seul vêtement, manifestent d’abord une intense curiosité. Ils viennent ensuite au campement de la mission où ils s’emparent, sous l’œil bienveillant des Blancs, de toutes sortes de biens. Mais ce pillage anodin en annonce un autre bien plus radical. Si philanthropiques que soient les intentions du SPI, si honnête que soit Francisco Meireles, le résultat de la “pacification” est écrit d’avance : la tribu perdra sa terre et finira ses jours dans une réserve misérable. E. S.
46
et L’Araignée de satin (d’après une pièce surréaliste, 1984), ou l’orgie crépusculaire de La Ville bidon (1975) où Bernadette Lafont tient le rôle de prêtresse. Cette transfiguration nocturne se retrouve aussi dans toutes les séquences tournées sur fond noir de La Poupée (d’après Jacques Audiberti, 1962). La nuit est l’une des modalités de la poésie qui, chez Jacques Baratier, oscille entre la clarté naïve et les couleurs vives de Goha et l’obscurité du désir nourri par l’inconscient. Cet érotisme teinté de fantastique se retrouve dans Eves futures (1964). Le plan d’ouverture où l’on voit un mannequin de femme désarticulé renversé sur le tas de gravats d’un terrain vague rappelle La Poupée de l’artiste surréaliste allemand Hans Bellmer. Le film qui explore un atelier de fabrication de mannequins pour boutiques de mode joue sans cesse sur la tension entre la nudité des corps de plastique et la rudesse avec laquelle ils sont manipulés, poncés, découpés par les ouvriers qui semblent oublier la ressemblance de ces objets avec leurs modèles. Or cette ressemblance, Jacques Baratier l’accentue en faisant figurer dans son film de vraies jeunes femmes dont le corps, le visage, se mêlent à celui des mannequins, ou qui défilent dans des tenues à la mode dans un grand magasin. Au-delà de la description didactique de la fabrication de cette statuaire moderne produite en série, selon une esthétique aussi mièvre que mystérieuse (regards et postures), Jacques Baratier pose la question de l’identité de la jeune fille des années 1960. Le mannequin est en quelque sorte le miroir dans lequel la jeune fille à la mode se reflète. Par extension, la fabrique de mannequins serait-elle une fabrique de jeunes filles ? Vu sous cet angle Eves futures rejoint l’observation de la jeunesse menée dans Désordre à vingt ans, film avec lequel il était projeté en 1967. L’image particulièrement frappante qui ouvre le documentaire, et qui revient à la fin, campe également le décor de plusieurs films de Jacques Baratier, situés dans la frange de la ville et sa banlieue. On aperçoit au loin des tours HLM qui étaient alors nouvelles dans le paysage. Dans La Poupée, tournée durant la
guerre d’Algérie, un bidonville de banlieue servira de décor pour un village d’Amérique du Sud dont le peuple (en l’occurrence des ouvriers algériens) se révolte contre l’oppression d’un dictateur, et dans La Ville bidon, Jacques Baratier ira observer la vie aux abords d’un terrain vague de Créteil menacé par une opération immobilière. De Désordre à Eves futures, en passant par Paris la nuit, on voit donc s’étendre l’exploration de Paris, des rives de la Seine jusqu’à la marge. Enfin comme Paris la nuit, Eves futures est un film musical. Si la musique de Paris la nuit était signée Georges van Parys, compositeur de nombreuses chansons populaires (ne seraitce que La Complainte de la Butte), celle d’Eves futures, qui oscille entre solo de trompette jazzy (lointainement inspiré de la Suite pour orchestre de Bach) et thème pop, est de Georges Delerue. le retour au désordre Eves futures et, à peine terminé, Eden miseria, sont projetés avec Le Désordre à vingt ans en 1967. Eden miseria qui fait le portrait de jeunes beatniks venus passé noël à Katmandou, est une sorte d’épilogue ou de digression sur le thème de la jeunesse qui traverse Désordre à vingt ans. Ce court film aurait d’ailleurs pu donner lieu à une séquence du Désordre à vingt ans, puisque Jacques Baratier était parti au Népal à la recherche de Patrick Vian, le fils de Boris, afin de recueillir son témoignage, et les hôtels de Katmandou sont comme un écho lointain et exotique des cafés de Saint-Germain, où sans doute pour la première fois leur nom a résonné à l’oreille des voyageurs. Sur un mode plus proche du reportage que les deux documentaires précédents, ici pas de mise en scène, le film livre une série de portraits de jeunes gens de différentes nationalités en rupture avec la société. La musique tient toutefois une place, mais plus discrète, avec la chanson de Joan Baez, There but for Fortune. A la veille de Mai 68, Jacques Baratier recueille le témoignage d’une jeunesse désœuvrée et fugitive, la même qui débarquait à Paris sans argent, errant dans les nuits du Désordre à vingt ans. “Paris est devenu un grand commissa-
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page47
Eden miseria
riat”, déclare l’un d’eux. Dans le voyage, ils cherchent la liberté et l’amitié, dans la drogue et la spiritualité la destruction des valeurs coercitives de la civilisation occidentale. En France, ce sont des bons à riens, en Inde on les prend parfois pour des sages (ce qui leur évite de payer le train !). Leurs cheveux longs, leurs rêveries utopiques (“je ne veux plus d’école, plus de prisons, je veux que les gens se sourient”), qui aujourd’hui paraissent un peu ridicules, un peu datés, l’accusation d’inconséquence de la part des Népalais, n’effacent en rien la sincérité de leurs propos. Et il n’est d’ailleurs pas surprenant que Jacques Baratier ait été sensible à la fuite et à la révolte de ces jeunes gens. La vocation artistique du cinéaste, son amour de la poésie, de la littérature, de la musique, de la peinture, l’ont tenu en marge de la société et plus tard du monde du cinéma lui-même où il a souvent été considéré comme un maladroit (il n’est que de lire les critiques de certains de ses films), inassimilable aux courants esthétiques de l’époque. Le sentiment de cette différence a trouvé à s’exprimer dès son premier film, Goha, qui raconte l’histoire d’un jeune homme plus sage et plus sincère que la société qui l’entoure, mais dont tout le monde se moque jusqu’à le pousser au désespoir. Cette révolte contre les valeurs établies, contre la suffisance et la violence des représentants de l’ordre, prend dans les films de Jacques Baratier une tournure satirique et carnavalesque. La Poupée, La Ville bidon sont des éloges de la liberté contre tous les pouvoirs : pouvoir politique, économique, et même psychiatrique dans Rien, voilà l’ordre (2004). Eloges de la folie et fidélité poétique au désordre. Opération séduction (1975) n’est pas éloigné de ces préoccupations. Dans la région du Rondônia, au nord du Brésil, Jacques Baratier part enregistrer avec son équipe la première rencontre entre une tribu d’Indiens d’Amazonie et les membres d’une mission de protection envoyée sur place pour opérer une “pacification” des Indiens, c’est-à-dire procéder à leur “séduction” par l’échange d’un certain nombre de cadeaux, pour que cessent les combats avec les prospecteurs venus défricher la forêt à la recherche de diamants, de caoutchouc et autres matières premières. Il ne s’agit pas d’un film ethnographique, il n’est pas question ici de décrire les mœurs des Indiens, mais plutôt sur le mode du reportage, à la manière d’Eden miseria, de rendre compte d’une situation de manière condensée, et presque tranchante. Si la sortie des Indiens hors de la forêt est un moment fascinant, le propos du film dépasse le caractère sensationnel de cet événement. La pacification des Indiens équivaut à la confiscation de leur territoire, à la destruction de leur mode de vie, voire à leur exter-
histoires de cinéma
mination. Le fonctionnaire qui procède à cette pacification en est pleinement conscient : “Toutes les pacifications sans exception sont désastreuses pour les Indiens”, et il ajoute : “A quoi bon pacifier les Indiens si c’est pour les jeter dans une société profondément injuste dans ses fondements.” Dans un format si court (18 minutes) chaque mot pèse son poids de sens. Avec Opération séduction, c’est à une critique de la société (la “civilisation” par opposition au monde “sauvage”) que se livre une nouvelle fois Jacques Baratier, un renversem*nt des valeurs de l’ordre et du désordre qui est l’acte de foi de son œuvre cinématographique. Cette critique s’appuie encore sur la lecture de l’anthropologue Pierre Clastres et de son livre La Société contre l’Etat (Edition de Minuit, 1974) qui nourrit le commentaire d’introduction du film. Contre les théories évolutionnistes qui définissent les sociétés dites primitives sous l’espèce du manque (société sans écriture, sans histoire, sans Etat, sans marché, etc.), Pierre Clastres soutient l’hypothèse que ces sociétés ne sont pas moins avancées que la nôtre mais fonctionnent selon un équilibre qui leur est propre. Les sociétés primitives sans Etat refusent toute relation de pouvoir, toute division hiérarchique. Sociétés à échelle réduite, elles sont du côté du petit, du limité et du multiple, tandis que les sociétés à Etat sont à l’inverse du côté de la croissance, de l’intégration, de l’unification. Le régime selon lequel fonctionne les sociétés indiennes est par ailleurs porteur d’une charge subversive aux yeux du capitalisme, dans la mesure où, comme l’évoque Jacques Baratier au début du
film, le peu de temps consacré “à ce que l’on appelle le travail” ne s’oppose pas à “l’abondance et la variété des ressources alimentaires”. Lorsque nous voyons ces Indiens sortir de la forêt, certes leur présence muette, leurs arcs, leurs flèches sont inquiétants. Mais leur naïveté l’est encore plus. Ils reçoivent des cadeaux, font preuve de curiosité, emportent tout ce que le campement peut leur offrir et repartent satisfaits, sans se douter qu’ils viennent de vendre leur liberté. Sylvain Maestraggi
cnc.fr/idc Portrait de mon père, Jacques Baratier (collection Cinéma, de notre temps), de Diane Baratier, 2009, 58', et Images de la culture No.25, décembre 2010. Les 4 courts métrages sont diffusés sur un même DVD.
47
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page48
autour du monde
candide au pays des subprimes Notes à propos du court métrage L’An 2008, de Martin Le Chevallier, par Frédéric Nau. L’An 2008 est une invitation à regarder notre monde depuis notre jardin – ou, du moins, depuis une clairière bretonne, dans laquelle le réalisateur a planté le décor de la scène initiale de son film. Dans cet espace neutre apparaît un jeune homme, d’une allure assez commune, qui, en marchant, manque de tomber dans un trou laissé par une plaque d’égout volée. Il s’en prend alors au voleur qui se plaint, à son tour, d’être au chômage et de n’avoir d’autre choix, pour survivre, que de commettre de tels larcins : la faute aux délocalisations… et donc à la social dumper marocaine, qui fait maintenant, à Rabat, ce qu’il faisait auparavant, en France. La caméra nous présente ensuite cette social dumper qui, questionnée par la voix du jeune homme, répond qu’elle a été elle-même supplantée par la social dumper chinoise! D’enchaînements en enchaînements, L’An 2008 met ainsi en scène toute une galerie de figures de notre temps : la femme de Tuvalu victime des inondations, la veuve écossaise dont la retraite par capitalisation est menacée, le retraité américain surendetté, le fripier nigérian, le trader à vélo… La crise des subprimes, qui a éclaté en 2008 et donne ainsi son titre au film, fait donc partie des problèmes contemporains évoqués, mais elle n’est pas la seule. Chacun, en fin de compte, essaie de s’en sortir tant bien que mal, s’efforçant de tirer le meilleur de sa situation, déterminant des changements à une échelle qui le dépasse, si bien qu’au bout du compte le voleur de plaque d’égout paraît modifier le cours de l’existence du fripier nigérian ! Voilà donc, en miniature, ce village mondial ou ce monde interconnecté dont les années 2000 ont voulu parfois nous chanter les louanges, dont le dire journalistique n’a cessé, en tout cas, de prophétiser, puis de saluer l’arrivée. village mondial Dans ce village du monde, le spectateur est invité à entrer un peu comme dans un jeu de Cluedo : qui a volé la plaque d’égout et, surtout, pourquoi ? Dès lors, l’enquête commence. La victime de ce larcin est désignée par un
48
carton comme “le consommateur français” ; il conduit les investigations. Après sa première intervention, d’autres personnages sont présentés à la fois par un rôle typique, explicité également par un carton (“la Tuvaluane inondée”, “le fripier nigérian”) et par une image caractéristique : chacun porte un costume supposé traditionnel et est montré dans un décor stéréotypé : la Tuvaluane porte un paréo à fleurs et se tient debout devant une plage ; la Chinoise est devant une machine à coudre, sans doute en train de réaliser le “tee-shirt à 4,99€” que portera le consommateur français, etc. Le ton est donné, ludique et léger : il est aisé de comprendre que le film se situera aux antipodes d’un documentaire et, a fortiori, d’un propos journalistique. Dans ce monde délibérément tout en clichés, le personnage du “consommateur français” fait office de point de repère et de fil conducteur. Il appartient à une tranche d’âge intermédiaire, qui autorise un assez grand nombre de spectateurs à s’y reconnaître ; il a l’air sympathique du garçon next door : souriant, décontracté mais affable, il est animé de bons sentiments, soucieux de comprendre les raisons des difficultés des uns et des autres, et épris de justice (“Désolé, mais nous, les Français, on est des sentimentaux, on est attaché à nos paysans” dit-il au fripier nigérian). Un brave homme, en somme. Il est bien évident que lui aussi incarne avant tout un archétype, dont la fadeur peut plus ou moins déplaire, mais il n’en reste pas moins vrai aussi que rien de ce qu’exprime ce consommateur français ne paraît a priori antipathique. clichés et parodie Déterminée par un tel programme, menée par un personnage sans grande originalité, qui va à la rencontre de figures très stéréotypées, l’enquête promet de ne pas être sérieuse et de développer, par-dessus tout, un propos parodique sur les clichés associés à la mondialisation et aux désordres qu’elle cause. L’humour, omniprésent dans L’An 2008, oriente bien notre regard dans cette direction. Il y a,
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page49
autour du monde
49
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page50
L’An 2008 2010, 20', couleur, fiction réalisation : Martin Le Chevallier production : Red Star Cinéma participation : CNC, CR Bretagne, Arte, CNAP, Ville de Paris L’année 2008, celle du krach boursier qui a bouleversé l’équilibre économique de la planète. Dans un parc se croisent les acteurs de la crise, personnages archétypiques qui s’interpellent et se justifient : le consommateur français, le surendetté américain, le défricheur amazonien, la social dumper chinoise, etc. Les absurdités du monde globalisé réduites à une curieuse querelle de village. L’artiste Martin Le Chevallier s’amuse à démonter les idéologies du monde contemporain sous la forme de jeux, de vidéos interactives et d’installations : discours d’entreprise, discours politique, obsession sécuritaire, consumérisme, communication, utopies et jusqu’à nos rêves de bonheur, tout est passé au crible de la satire. Avec L’An 2008, c’est la crise économique qui prête à rire et à frémir, mais aussi à réfléchir. Car le fond de la fable est didactique : résumer en un seul lieu et à travers les dialogues de “personnages statistiques” tous les problèmes qui menacent la planète, l’égoïsme et la mesquinerie de ces personnages ne faisant qu’accentuer la gravité des enjeux. A qui la faute si les banques s’effondrent, le chômage règne, le pouvoir d’achat diminue, le prix du pétrole et des denrées alimentaires augmente tandis que la planète se réchauffe ? Chacun a ses raisons, tous courent après le mode de vie “à l’Américaine” – qui ne vaut plus rien s’il est partagé par tous. S. M.
50
tout d’abord, l’effet d’accumulation : le consommateur français s’en prend au chômeur, qui se récrie contre la social dumper marocaine, ellemême spoliée par son hom*ologue chinoise ; puis le surendetté américain est blâmé par la Tuvaluane inondée pour le réchauffement de la planète ; de même le fripier nigérian et le défricheur amazonien se querellent-ils pour savoir qui est le plus coupable des deux dans les catastrophes planétaires ; le trader à vélo semble responsable des périls qui pèsent sur la veuve écossaise… etc. A chaque nouveau personnage, le rire se libère d’autant plus franchement que les bonnes intentions du consommateur français et la bonne conscience des uns et des autres, simplistes, se heurtent à une situation manifestement de plus en plus complexe et que leur attitude en est rendue de plus en plus absurde. Le discours tenu par ces figures stéréotypées est, de surcroît, émaillé de quelques références à la vie politique française, qui contribuent à un effet de décalage comique. La social dumper chinoise défend ainsi le développement économique chinois en affirmant que c’est “gagnant, gagnant”, comme si elle sortait de la campagne présidentielle française de 2007. Décidément fine connaisseuse de la tradition française, la même ouvrière promet que, grâce au commerce chinois, “l’Afrique s’éveillera”, détournant la célèbre formule de Peyrefitte… sur la Chine, justement ! Il y a bien là une parodie des reportages audiovisuels, avec leurs micro-trottoirs et autres procédés censés recueillir les réactions spontanées du bon peuple : même si les dialogues ne tendent nullement au réalisme, ils illustrent malicieusem*nt que cette idée d’une réaction immédiate, pure de toute influence extérieure, n’a aucun sens, puisque chacun est imprégné par les discours ambiants et, consciemment ou pas, est partiellement déterminé par eux. Les acteurs de L’An 2008 semblent ainsi réciter des citations courantes sur les effets de la crise des subprimes, du défrichage de la forêt amazonienne ou du développement chinois et africain ; mais, au fond, c’est ce que nous faisons tous, à un plus ou moins haut degré, face à des questions dont la com-
plexité souvent nous dépasse. Le film de Martin Le Chevallier n’entend d’ailleurs pas proposer une analyse mieux pensante sur ces problèmes, mais met plutôt en évidence, sur ce ton humoristique, leur insondable difficulté. et moi, et moi, et moi... La reprise des discours dominants par les personnages conduit également à un jeu non moins humoristique sur le rapport entre l’individuel et le collectif. Puisque, au point de départ du film, le consommateur français s’en prend au voleur de plaque d’égout, le prétexte à ce tour d’horizon des crises contemporaines consiste à trouver le bon coupable pour la plaque d’égout manquante. D’emblée apparaît ainsi une disproportion dérisoire : un incident somme toute mineur ne semble pouvoir trouver d’explication que dans les plus graves problèmes de notre époque. Mais l’argument initial du film éclaire également l’attitude du consommateur français, c’est-à-dire, dans une certaine mesure la nôtre, face au monde : s’il s’y intéresse, c’est bien parce qu’il a été affecté dans son confort quotidien et, même s’il se pique de justice, il revient régulièrement sur le problème limité qui est le sien. Face à tous les personnages rencontrés, sa phrase revient comme un leitmotiv : “A cause de vous, chez moi maintenant il y a des trous dans la chaussée !” Il y a un profond égoïsme dans son regard prétendument bienveillant sur les autres. Cet égoïsme n’est d’ailleurs pas l’apanage du consommateur français. Il se fait jour, finalement, dans toutes les interventions. Le défricheur amazonien s’écrie : “Je ne vois pas pourquoi je serais le poumon de la planète !” La social dumper chinoise, elle, justifie sa consommation de viande en disant : “Je ne vois pas pourquoi je ne mangerais pas des hamburgers comme tout le monde !” Ces répliques donnent à rire parce que le personnage individuel y répond à des questions générales par l’expression de ses préoccupations individuelles :
A voir martinlechevallier.net
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page51
il y a donc un décalage et une disproportion qui créent une impression d’inadéquation. Mais elles révèlent aussi une réelle difficulté à définir la responsabilité qui est la nôtre dans le monde contemporain, car, après tout, le défricheur n’a pas tort de décliner l’obligation qui lui est faite de préserver la forêt, tandis que d’autres, comme il le rappelle, ne se privent pas d’émettre du gaz carbonique en quantité ! Ou encore, lorsque la Chinoise réclame de “vivre comme une Américaine”, n’est-ce pas une aspiration à laquelle elle a droit (fût-ce une chimère) ? Avec son Candide, Voltaire utilisait la naïveté du regard d’un apprenti philosophe afin de révéler les folies de son temps. Le consommateur français de Martin Le Chevallier joue un rôle analogue : redresseur de torts bien pensant mais peu avisé, il trahit son propre égoïsme – le nôtre – et donne à voir l’absurdité des réponses préfabriquées (simplistes ?) aux problèmes de notre temps. Une fois ce malheureux et quand même assez autocentré consommateur français perdu dans le labyrinthe du monde, comment mettre un terme à son enquête ? Autrement dit, comment le réalisateur pouvait achever ce court métrage, car la parodie semble sans fin ? Il y a bien le trader anglais, qui joue les oiseaux de mauvais augure et prophétise que “ça va mal finir” car “personne n’est à l’abri”, mais ni le ton ni le propos de L’An 2008 ne se prêtent vraiment à une conclusion en apocalypse. Il est tentant de répondre que Martin Le Chevallier ne pouvait clore son histoire que par une pirouette. Marchant silencieusem*nt, le consommateur français tombe dans le trou laissé par la plaque d’égout dérobée et crie “Merde !”. Brutal retour au concret le plus prosaïque pour l’apprenti justicier des subprimes. Mais aussi ultime dérision du réalisateur face aux inextricables problématiques du monde contemporain : tous nos stéréotypes, toutes nos explications préconçues, toute notre bonne conscience se trouvent ainsi remis à leur juste niveau, littéralement plus bas que terre. Si ce n’est un renoncement à comprendre, c’est du moins une invitation à la prudence devant la tentation présomptueuse d’apporter des analyses et des solutions simples. Plutôt que de jouer, comme le consommateur français, les faux Candide, dissimulant mal ses intérêts égoïstes face au monde contemporain, mieux vaut accepter d’en rire un peu, ne serait-ce que dans cette suspension de l’urgence que permet l’œuvre esthétique. Ce n’est pas le moindre des mérites de L’An 2008 que de nous donner l’occasion de ce rire. Frédéric Nau
autour du monde
politique de la lenteur Notes à propos de L’Homme sans nom, de Wang Bing, par Pascale Cassagnau. “Si j’ai commencé A l’ouest des rails par filmer les rails, c’est parce que les rails, c’est précisément ce qui relie l’ensemble des parties. Le rail donne aussi l’impression d’un lien entre le passé et le présent. Tu entres dans le passé.” 1 Ainsi le cinéaste chinois Wang Bing décrit-il sa première grande œuvre d’envergure, le film de neuf heures consacré au gigantesque complexe industriel Tie Xi, constitué pendant le temps de l’occupation japonaise et filmé par le cinéaste de 1999 à 2001, au moment même de l’effondrement économique du complexe minier. Consacrée à la désindustrialisation de la Mandchourie et composée de trois parties complémentaires – Rouille, Vestiges et Rails, – cette plongée documentaire multiplie les plans fixes, les gros plans, au sein d’une temporalité d’ensemble qui fait de la lenteur un outil opératoire. “Le récit par étape du déclin de l’usine se ramène à quelques brefs sous-titres : ce long documentaire se joue du temps, le dilate, le contracte, le redouble, selon la logique profonde de cette chronique à la temporalité distendue”, écrit Guy Gauthier à propos de A l’ouest des rails, qui constitue pour l’historien du cinéma documentaire un véritable essai politique, en vertu même de l’extrême cohérence du tournage et du montage, de l’attention minutieuse portée aux personnages, donnant au film la dimension réflexive qui pourrait manquer à une simple chronique. 2 Le principe structural d’immobilité ou de mouvement de la caméra déterminant des focalisations multipliées sur des espaces, sur des visages, sur des gestes, est à l’œuvre dans d’autres films de Wang Bing, notamment dans Crude Oil (2008, mention spéciale au Festival international du film de Rotterdam), film de quatorze heures qui traite de l’extraction du pétrole dans le désert de Gobi, ou dans L’Argent du charbon (2008). une histoire de la chine Avec Feng Ming, chronique d’une femme chinoise (2007), Wang Bing conduit le récit, trois heures durant, de la vie d’une femme tout au long du XXe siècle, qui se confond avec l’his-
toire de la Chine évoquée jusqu’à aujourd’hui. Filmée en plan mi-moyen, face à la caméra, Feng Ming revisite par la parole la chronique de sa vie et celle de son mari, en un récit qui porte dans un même espace narratif la relation de petit* faits quotidiens disant la survie ainsi que la lutte et une analyse macro-historique de la Chine. L’approche documentaire du sujet consiste ici à ne rien omettre de ce qui constitue le réel du personnage au moment où il est filmé, d’aller chercher dans les plis des objets le détail d’un signe, en adéquation avec le flot des mots et la suite des récits égrenés, comme le rappelle Dork Zabunyan dans son texte sur le cinéma de Wang Bing : “Cette mémoire proprement dynamique est rendue d’autant plus sensible qu’un contraste fort s’établit au fil de Feng Ming entre la parole qui la porte et les différents objets de la vie quotidienne qui peuplent le salon de la chroniqueuse : un four à micro-ondes, la gravure d’un paysage chinois, des bibelots, quelques tasses… Remarquons qu’aucun signe d’un engagement révolutionnaire n’est visible à l’écran, comme si, par cette absence, c’était toute la fétichisation de l’histoire qui était par là même empêchée […] – fétichisation qui aurait rendu justement impossible le va-et-vient entre passé et présent précédemment évoqué, qui l’aurait figé dans une image stéréotypée de la lutte prolétarienne.” 3 Le montage du film suit le tempo de l’enregistrement, comme c’est souvent le cas dans les films de Wang Bing. Le Fossé (2010), d’après Le Chant des martyrs de Xianhui Yang 4, constitue la version du récit de Feng Ming dans l’espace de la fiction. Interprété par des acteurs, le film relate la tragédie des bannissem*nts dans le désert de Gobi de milliers de citoyens chinois, accusés de dérive droitière et contre-révolutionnaire par le gouvernement, à la fin des années 1950. Le film évoque le camp de Jiabiangou où fut interné et où mourut le mari de Feng Ming. Les récits du Fossé – film tourné clandestinement – recoupent ceux de Feng Ming ; le film met en image, par la fiction, le monologue de la femme chinoise, mettant en perspective le paradoxe tra-
51
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page52
L’Homme sans nom 2009, 97', couleur, documentaire réalisation et production : Wang Bing participation : Galerie Chantal Crousel, CNAP Quelque part en Chine, l’homme sans nom vit dans une cavité creusée sous la terre, dans un paysage désolé où se dressent d’énigmatiques murailles. Solitaire, taciturne, il vaque par tous les temps aux tâches que lui impose la culture de son champ. Sans échanger un mot, mais dans une grande proximité, Wang Bing suit les moindres gestes de cet homme qui, saison après saison, lutte pour sa survie. Silhouette maigre et recourbée, froissée par l’effort et le froid, engoncée dans des loques, les mains noircies, le visage tanné, l’homme sans nom poursuit inlassablement son travail : il déplace des sacs de terre, ramasse à la main le crottin laissé sur une route glacée, puise l’eau d’une rivière limoneuse ou d’une flaque laissée par la pluie, dissimule des sacs sous terre, bêche son champ. Ces tâches, parfois incompréhensibles, sidèrent par la résistance obstinée dont elles témoignent. Le film dresse la figure d’une humanité réduite au plus grand dénuement, exposée aux rudesses de la nature, retournée à l’état primitif, et qui pourtant persiste à vivre. Figure primitive ou figure d’avenir ? Exilé volontaire ou survivant ? Les ustensiles dont l’homme se sert, bidons, godets, sacs plastiques, sont autant de déchets du monde industriel. Dans le processus d’expansion économique de la Chine, quelle place tient ce marginal ? S.M.
52
Film retenu par la commission Images en bibliothèques Wang Bing filme, avec la lenteur et l’étirement du temps des longs plans séquences (souvent éprouvants) qui caractérisent son travail, un homme seul, taiseux, énigmatique : qui est-il ? où l’action se situe-t-elle ? On imagine en Chine, mais aucune réponse n’est donnée par le réalisateur. La caméra avance au rythme de son pas et à sa hauteur. On suit le quotidien de ce paysan dans sa grande misère, entre ses repas et son travail : collecter du crottin de cheval pour fertiliser ses cultures, glaner des restes et des déchets, charrier des sacs de terre sur son dos… Survivre. On est “avec” le personnage, tout au long de ce film aussi dépouillé que l’univers de celui-ci, presque hors du temps. Et si le spectateur sent poindre l’ennui parfois, cet ennui est productif dans la durée de cette expérience documentaire de la conservation de soi. Morceau de vérité ontologique et film choc. Mathieu Eveillard (Bibliothèque municipale, Bain-de-Bretagne)
A voir / A lire A propos de Wang Bing : Les Cahiers du cinéma : No.586 (2004), No.591 (2004), No.594 (2004), No.631 (2008), No.639 (2008), No.651 (2009) ; Vacarme No.37, automne 2006, Philippe Mangeot, L’écran documentaire. cnc.fr/idc : L’Argent du charbon, de Wang Bing, 2008, 53', et Images de la culture No.25, décembre 2010. De Pascale Cassagnau : Intempestif, Indépendant, Fragile – Marguerite Duras et le cinéma d’art contemporain, Les Presses du Réel, Paris, 2011; Un Pays supplémentaire : la création contemporaine dans l’architecture des médias, ENSBA, Paris, 2010 ; Future amnesia : enquêtes sur un troisième cinéma, Isthme, Paris, 2007.
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page53
gique ce que formulait Feng Ming : les forces de négation de la vie contredites par les puissances de la survie, à la manière du récit de Robert Anthelme sur et de l’espèce humaine 5. Entre ses films documentaires purs et ses films de fiction, L’Homme sans nom (2009) occupe une place à part dans la filmographie de Wang Bing. Le film joue le rôle d’un miroir qui place le documentaire dans le reflet de la fiction et la fiction dans l’approche méthodologique du documentaire. L’Homme sans nom, un film sans parole et dans la quasi-obscurité, met en scène un homme vivant aux confins de la survie, seul dans un abri de fortune. Le cinéaste ici occupe une place à distance pour observer l’homme sans nom, avec qui il partage néanmoins les espaces de vie et le temps quotidien. Comme le remarque Frédéric Sabouraud : “Le cinéma documentaire tel que l’envisage Wang Bing se fonde sur une mise à disposition envers une réalité qui lui fait signe et dans laquelle il s’immerge toutes antennes dehors, prêt à suivre l’autre filmé en fonction des surgissem*nts, des déplacements, des éléments, des éléments inattendus, prêt à attendre aussi, sans précipitation. Wang Bing, lorsqu’il tourne, est en phase, en transe, seraiton tenté de dire, avec la réalité dans laquelle il se plonge.” 6 topologie du quotidien Filmé dans les ruines d’un village abandonné entouré par un vieux mur, l’homme sans nom est littéralement sans identité, sans parole. Le jour, il travaille dans les ruines, en transportant des fragments d’objets ; la nuit, il dort dans une grotte. Le jour, il marche le long des chemins, il se nourrit, franchit l’enceinte du mur, dans une parfaite répétition des jours et des nuits, des gestes. Wang Bing précise dans le catalogue des Etats généraux du film documentaire de Lussas en 2010 : “Le protagoniste de cette histoire vit loin des mondes de la matière et de l’esprit. C’est un homme de quarante ans, il n’a pas de nom. Il a construit sa propre condition de survie. Il va souvent dans des villages voisins, mais il ne communique pas avec d’autres personnes. Il ramasse des restes et des déchets mais il ne mendie pas. Il rôde dans des ruines de villages
autour du monde
abandonnés, à la fois comme un animal et un fantôme. Sous la double pression politique et économique, la plupart des gens se retrouvent privés peu à peu de leur dernière dignité. Mais l’homme reste toujours un homme. Il cherche toujours des raisons pour continuer à vivre. J’ai filmé sur une longue durée, en toutes saisons et toutes conditions pour pouvoir capter des moments essentiels.” Le portrait de l’homme sans nom s’élabore sur une absence de repères, si ce n’est l’évocation du cycle naturel des saisons et des rythmes diurnes et nocturnes. Le temps horizontal célèbre ici l’invention du quotidien par le personnage. Le film dessine une topologie précise des déplacements du personnage et des transformations de matières, ainsi qu’une économie systématique du recyclage. Matériaux organiques, objets trouvés, bois : tout élément trouvé est récupéré, recyclé, déplacé, utilisé, échangé. Si la société des hommes est absente des plans et maintenue aux marges du film, elle est suggérée par l’activité de l’échange. La place du son dans le plan, la nature même du son direct, l’absence de voix ou de musique, donnent à l’espace filmique la force d’un présent en train de se réaliser, dégageant pour le spectateur un espace partagé au premier plan. Le souffle du personnage, ses soupirs, sa toux, les bruits qu’il produit en travaillant, ouvrent le champ filmique vers le spectateur, par un effet de naturalisation de la représentation, sur fond de silence profond. Le spectateur est ainsi invité à engager un colloque silencieux avec l’homme sans nom, qui poursuit sans affect ses activités sous le regard de la caméra. L’insistance, l’itération des gestes sont les motifs principaux du film de Wang Bing. L’autodétermination de l’homme sans nom s’exerce sans fin, le jour et la nuit, sans qu’une instance quelconque – destinataire, employeur, famille – ne se manifeste. Les gestes, les déplacements, les actions accomplis, semblent effectués sans finalité autre qu’une pure survie. L’insistance et l’obstination du personnage sont le chiffre d’une résistance aveugle et d’une force intérieure, en acte chez tous les personnages filmés par Wang Bing, que Dork Zabunyan décrit à propos de A l’ouest des rails : “Ces jeux mou-
vants entre l’attente et l’imprévisible qui en découle – sortes de bougés perceptifs qui affinent notre relation à l’expérience ouvrière, – empêchent corrélativement toute esthétisation de la misère, laquelle ne fait rien d’autre que confirmer à sa façon le lieu commun d’une humanité souffrante. Non que, encore une fois, la dureté du labeur et des circonstances soit niée, au contraire ; mais l’endurance filmique de Wang Bing cherche en parallèle à montrer les mille modalités selon lesquelles les ouvriers s’approprient un lieu de travail, où le caractère mécanique des gestes n’interdit pas l’établissem*nt d’un rapport fort, presque organique, aux matériaux.” 7 Wang Bing a agencé son film muet comme un ensemble de quelques plans séquences conçus à la manière de tableaux, dont la matière lumineuse – des tons très sombres aux valeurs peu contrastées – est obtenue par l’usage d’outils numériques spécifiques et de la haute définition de l’image. La matière filmique construit un espace profond et complexe, qui fait écho à l’intériorité du personnage, comme le traitement des couleurs et des matières évoquent l’organicité première des corps et de la terre dans Le Fossé. Pascale Cassagnau
1 Wang Bing, cité par Raymond Delambre, Ombres électriques : les cinémas chinois, Le cerf, 2008, p.298. 2 Guy Gauthier, Géographie sentimentale du documentaire – L’esprit des lieux, L’Harmattan, 2010, p.142. 3 Dork Zabunyan, Wang Bing, et l’insistance des mots et des choses, Trafic, été 2011, No.78, p.53. 4 Xianhui Yang, Le Chant des martyrs – Dans les camps de la mort de la Chine de Mao, Balland, 2010. 5 Robert Anthelme, L’Espèce humaine, Gallimard, coll. Tel, 1947. 6 Frédéric Sabouraud, Wang Bing, entre histoire, mémoire et mythe, Trafic, été 2011, No.78, p. 43. 7 Dork Zabunyan, op. cit., p.50
53
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page54
la métaphore du jardin Rencontre avec la cinéaste Sylvaine Dampierre. L’occasion de revenir plus en détail sur l’un de ses premiers films Un Enclos (1999) et le regard des documentaristes sur le milieu carcéral, que nous développons en p. 86-104. D’Un Enclos au Pays à l’envers (2008), du jardin de la prison pour femmes de Rennes au jardin créole, Sylvaine Dampierre creuse les thématiques de l’identité et du territoire, des racines, de la quête de ce qui nous constitue en profondeur. Entretien avec Eva Ségal. Depuis Un Enclos jusqu’au Pays à l’envers, vos films déclinent une thématique très particulière, le jardin. Comment vous est venue l’idée de réaliser une série, une collection ? Sylvaine Dampierre : Il ne s’agissait pas pour moi d’ajouter des films aux films mais de construire une cohérence. J’ai pu constater, pour l’avoir vécu moi-même, que pour ceux qui ont un jardin et le cultivent, le jardin peut devenir un centre du monde et en même temps un lieu d’où l’on voit le monde. Donc, autant de jardins, autant de centres du monde possibles et autant de lieux propices à faire un film. Le dispositif peut se décliner quasiment à l’infini. J’ai établi une liste qui contenait entre autres le jardin ouvrier, le jardin en prison… Je passais souvent le long de la Seine et me demandais si au pied de l’usine Renault, sur l’île SaintGermain, le bouquet de verdure que j’apercevais depuis la route n’était pas un jardin. L’hypothèse s’est vérifiée et cela a donné le premier film de la série, L’Ile [1998]. Le jardin en prison de Un Enclos [1999], je l’ai trouvé dans un livre de Michel Tournier consacré aux jardins de curé. Le jardin d’insertion m’a amené à l’Ile de la Réunion, département français d’outremer qui compte 35 % de chômeurs, pour réaliser La Rivière des galets [2000], qui traite en définitive de l’exclusion du travail. Ensuite, avec Green Guerilla [2003], j’ai entrepris d’explorer New York, à travers les community gardens, ces jardins du Bronx et de Brooklyn cultivés par les communautés noire et latino. Vous avez donc d’emblée conçu une œuvre cinématographique qui aurait sa cohérence ? S. D. : J’espérais que le principe d’une collection de films documentaires intéresserait une chaîne de télévision. En fait, ça n’a jamais été le cas, et lorsque mes films ont été diffusés à la télévision sur Arte ou ailleurs, ils ont été
54
traités comme des films unitaires et les diffuseurs n’ont jamais considéré le jardin comme un thème digne de ce nom. Evidemment, on peut voir Un Enclos comme un film sur la prison et L’Ile comme un film sur la classe ouvrière. Le jardin est avant tout pour moi un dispositif qui permet de filmer le monde. J’aurais pu continuer en filmant l’Afrique du Sud vue du jardin d’un township ou le conflit israélopalestinien vu d’un jardin de Palestine. Que vous apporte le jardin en termes de dispositif filmique ? S. D. : C’est un lieu bien délimité que j’ai plaisir à explorer. Les gens qu’on y trouve deviennent rapidement des personnages. Le fait qu’ils sont là dans leur lieu d’élection, leur “paradis”, permet de les montrer sous leur meilleur jour, d’atteindre à leur intériorité. Le jardin est un lieu d’accomplissem*nt. Aborder la prison à partir de ce lieu idyllique peut ressembler à un dispositif d’évitement. Mais ma longue expérience du travail audiovisuel en prison acquise aux côtés d’Alain Moreau (au sein de l’association Fenêtre sur cour, ou dans le dispositif TéléRencontres) m’a appris que beaucoup de choses sont indicibles et incommunicables dans la vie en prison. Le décor de la prison est tellement rebattu qu’il est difficile de ne pas y produire des clichés. J’ai soumis aux détenues l’idée de les filmer depuis le jardin et elles ont adhéré à ce projet. Dans le jardin, elles font pousser des fleurs et en prennent soin. N’est-ce pas une manière de redonner la vie ? S. D. : Ces gestes de jardinage ont une vertu évidente et l’activité jardinière devrait être systématiquement proposée en prison. En plus de ce jardin de curé attenant à la chapelle (qui n’était pas conçu au départ pour être accessible aux détenues), la prison de Rennes inclut
entre ses murs plusieurs hectares d’espaces verts. La direction avait, à cette époque, le projet de les valoriser et de les exploiter, notamment avec l’architecte paysagiste Gilles Clément. Le projet ne s’est pas concrétisé et aujourd’hui, il y a sur cet emplacement des UVF [Unités de vie familiale]. Etait-ce une contrainte forte de filmer uniquement à la lisière de la prison ? S. D. : Une contrainte mais aussi une liberté, car le jardin étant sous le contrôle de l’aumônier, un ancien prêtre ouvrier, on n’y croisait pas de surveillantes. C’était le seul vrai lieu de rencontres, un lieu où les détenues pouvaient choisir d’aller quand elles en avaient le temps. Dans le jardin, moi qui suis seulement de passage, je peux partager avec elles des expériences sensorielles communes : un nuage qui passe, le temps qu’un cerisier va mettre pour porter ses fleurs et ses fruits. Hors du jardin, pour les détenues, le rapport sensoriel au temps et à l’espace est entièrement conditionné. La durée se mesure par rapport à la peine qui a déjà été purgée, par le temps qu’il reste à faire. Tout est contraignant et généralement destructeur. La visiteuse que je suis, libre de ses mouvements, ne peut pas prétendre ressentir cela de la même façon. Bien sûr, dans le jardin, une détenue reste une détenue, mais nous avons pu y partager de vrais moments. Dans ce tout petit espace, tandis que j’étais occupée à tourner mon film dans un coin, le prêtre pouvait discuter avec une femme dans un autre coin, chacun pouvait dans ces quelques mètres carrés se créer son espace intime. On pouvait avoir plaisir à s’y retrouver, les échanges se plaçaient sur un autre niveau. Cette liberté de la rencontre “fortuite” et du choix mutuel n’a pas de prix. On est surpris par ces rencontres qui sont souvent très loin de l’idée préconçue qu’on se fait de la population carcérale. S. D. : Je ne voulais pas du tout savoir pour quel crime ou délit ces femmes étaient détenues. Lorsque j’en ai eu malgré moi connaissance, cela ne m’a pas aidée à les aborder, au contraire. En tout cas, je ne voulais pas que le film place
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page55
être assimilées, ce n’était pas si simple mais cette difficulté aussi a été surmontée. Chacune pouvait s’estimer correctement traitée par le film mais pouvait avoir des réticences à y côtoyer telle ou telle autre, notamment Marie-Jo. Car Marie-Jo tient un langage très singulier, elle dit par exemple qu’elle a choisi de reculer sa sortie de quelques jours pour pouvoir tailler ses rosiers. Cela a provoqué des sifflets lors de cette première projection, et puis au fond, une forme de compréhension.
le spectateur en position de juger ces femmes qui ont déjà été jugées. Les femmes qui venaient au jardin n’étaient qu’une trentaine sur les 230 détenues que comptait la prison de Rennes à cette époque, et bizarrement, beaucoup de détenues ignoraient qu’on pouvait s’y rendre librement du moment que l’aumônier était présent. Nous sommes dans un centre de détention, les détenues purgent des peines longues, d’au moins deux ans et demi. Un faible pourcentage d’entre elles ont été condamnées pour des crimes commis au sein de leur famille et sur leur propres enfants, mais cela pèse comme une chape de plomb sur tout le monde. D’abord sur ces femmes elles-mêmes, qui ont beaucoup de mal à survivre à un crime qu’elles ont souvent perpétré après avoir subi elles-mêmes beaucoup de souffrances, mais aussi sur leurs codétenues, sur les surveillantes… Le témoignage le plus complet est celui de cette femme qui vient de sortir mais demeure en liberté surveillée. S. D. : Oui, le témoignage de Marie-Jo, récemment libérée mais toujours sous écrou, a servi d’épine dorsale au film. Ce que j’ai appris en faisant ce film c’est que le plus difficile dans l’expérience de la prison est le moment de la sortie. Pour une détenue qui est attendue par sa famille à sa sortie, il y en a cent qui se retrouvent sans aucun soutien et risquent fort d’échouer dans cette épreuve. D’où l’importance de la récidive qui signe l’échec total de la prison censée réparer les gens avant de les réinjecter dans la vie sociale. On s’aperçoit que rien n’est fait pour que la réinsertion marche, que même tout est fait pour qu’elle échoue, que les détenu(e)s restent dans le piège. Quelles difficultés particulières avez-vous rencontrées au tournage d’Un Enclos ? S. D. : Compte tenu des nouvelles règles en vigueur, ce film ne pourrait plus être tourné aujourd’hui. Les conditions de tournage en prison sont forcément précaires. D’abord parce que les rapports avec les surveillantes sont tels qu’on n’est jamais sûr de pouvoir revenir le lendemain. Mais pour ce film tourné en 1997-98, j’ai bénéficié du soutien de la direc-
autour du monde
trice de la prison, Mme Sylvie Manaud, une jeune directrice avec qui j’ai pu discuter à fond du projet. La règle du jeu était claire : je pouvais filmer à visage découvert toutes les personnes qui m’en avaient donné et signé l’autorisation, je pouvais filmer librement dans le jardin, mais les autres espaces de la prison devaient être filmés hors de toute présence humaine pour ne pas risquer de prendre dans le champ quelqu’un qui n’aurait pas accordé d’autorisation. Cette règle me convenait parfaitement. Je me suis engagée de surcroît à montrer le film à toutes les personnes qui y figureraient avant de valider le montage. La première projection devant toutes les protagonistes a eu lieu une veille de Noël, en présence de la monteuse qui, pour la première fois, pénétrait dans la prison. C’était un moment très émouvant, tendu, assez hallucinant. Il y a eu beaucoup de larmes. J’ai pris conscience de la violence de ce film qui leur renvoyait leur image de femmes incarcérées. Comment ont-elles réagi face à cette image ? S. D. : Elles ont assumé avec beaucoup de courage et aucune n’a demandé de retrancher une image, un mot. C’était très courageux d’assumer leur image. Je me suis souvenue que la coiffeuse de la prison m’avait dit qu’elle était obligée de coiffer certaines détenues dos au miroir. Ces femmes-là ne pouvaient pas supporter de se voir dans une glace. C’est très paradoxal car celle qui va chez le coiffeur a tout de même un souci de son apparence, et en même temps elle n’arrive pas à assumer son image. Mon film pouvait donc être reçu comme une bombe à retardement. S’il a été accepté par les détenues, n’est-ce pas parce que le film les montre dans cette activité valorisante qu’est le jardinage ? S. D. : Avoir du respect pour les gens qu’on filme, c’est bien la moindre des choses. La détention contraint à s’assimiler au groupe, à partager son destin avec des gens qu’on n’a pas choisis. Etre prisonnière, c’est aussi être prisonnière des autres. Etre dans le même film que les autres, que des femmes dont on partage le sort mais auxquelles on ne veut pas
Par quel cheminement êtes-vous allée de cet enclos en prison au jardin créole qu’on découvre dans Le Pays à l’envers ? S. D. : Ce qui réunit tous mes films, c’est la question du territoire. Le film que j’ai tourné en Biélorussie sur des terres contaminées par la catastrophe de Tchernobyl, Pouvons-nous vivre ici ? [2002], s’inscrit aussi dans cette problématique au sens strict. La terre m’intéresse dans toutes ses dimensions, concrètes et métaphoriques. Y compris lorsqu’elle devient comme en Biélorussie potentiellement meurtrière. Le chemin qui mène d’Un Enclos au Pays à l’envers est un chemin personnel, mais aussi un chemin de cinéma. A l’origine de ce film en Guadeloupe, il y a eu l’invitation de la médiathèque du Gosier, la ville natale de mon père, à montrer mes films dans le cadre du Mois du film documentaire. Je me suis vite rendue compte que mon patronyme m’ouvrait beaucoup de portes : on me traitait à Gosier comme une enfant du pays, une cinéaste locale. Ce nom me conférait une forme d’appartenance à laquelle je n’avais jusque-là pas réfléchi. Etait-ce la première fois que vous vous engagiez dans une démarche autobiographique ? S. D. : Oui et c’était aussi la première fois que j’apparaissais à l’image, que je tournais avec mon fils et mon père. Mais le film mêle d’autres éléments déjà présents dans les films précédents ; le fil de l’histoire est celui de la mémoire. La terre du jardin est à la fois le lieu d’un perpétuel recommencement et le substrat de la mémoire. En Guadeloupe, l’esclavage n’a laissé aucun monument. Je voulais tenter de saisir avec les outils du cinéma, les regards, les corps, les lumières, cette mémoire invisible et indicible. Ce qui rapproche ces paysans guadeloupéens des ouvriers-jardiniers de Billancourt dans L’Ile, n’est-ce pas la précarité de leur rapport à une terre dont ils ne sont que des occupants temporaires ? S. D. : Oui, les anciens esclaves gardent un rapport fragile à ce pays où ils ont été brutalement transplantés. L’esclave est un déraciné. En enfonçant une igname dans la terre, il fait
55
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page56
un geste qui est à la fois renoncement au retour et enracinement. Le jardin créole résume bien la problématique de l’identité : il s’agit d’une terre d’emprunt mais sur laquelle on fait pousser beaucoup de choses.
Le Pays à l’envers 2008, 90', couleur, documentaire réalisation : Sylvaine Dampierre production : Atlan Films participation : CNC, CR Guadeloupe, Acsé En Guadeloupe dans le village natal de son père, Sylvaine Dampierre conduit une enquête tout d’abord généalogique. Mais cette plongée dans les archives met en mouvement toutes les strates du passé de l’île, temps de l’esclavage et de l’abolition, temps de l’industrialisation et de la désindustrialisation, temps de l’exode vers la métropole. Avec le concours d’érudits, jardiniers, musiciens et danseuses, le film réhabilite ces mémoires enfouies. “Nous ne nous aimons pas” déclare brutalement un des témoins. “Nous sommes un peuple né sous X” explique un généalogiste qui a enquêté sur les familles d’esclaves. Les “nouveaux libres” n’ont reçu de noms qu’en 1848, encore étaient-ils arbitraires et souvent grotesques. De là, une population issue de l’esclavage qui ignore largement son passé et peine à se projeter dans l’avenir. En réaction contre ce déracinement chronique, certains tracent des arbres généalogiques et des cadastres, d’autres inventent des chorégraphies comme Léna Blou ou prennent la binette pour faire fleurir de merveilleux jardins créoles. Le film tisse entre eux des liens souples qui mènent du village au bourg puis du bourg au port. Aux images de famille en 8 mm tournées par son père en 1962, la cinéaste répond en filmant à son tour son jeune fils, véritable dédicataire de ce film dont l’enjeu est de retrouver la mémoire pour apprendre à s’aimer. E. S.
56
Film retenu par la commission Images en bibliothèques Le film de Sylvaine Dampierre est à la fois un voyage initiatique, une histoire familiale qui se déroule dans une histoire plus générale, celle de la Guadeloupe, une réflexion sur la mémoire et l’oubli. Son enquête remonte jusqu’à l’époque de l’esclavage. Aux archives, dans les ruines d’une usine sucrière, dans les luxuriants jardins créoles, dans une campagne tropicale dure à défricher, se dessine l’envers de ce pays où tout est compliqué et opaque, comme la forêt foisonnante. Les récits, les musiques et les corps s’entrecroisent, laissant échapper les bribes d’une histoire qui résonne encore, les traces d’une ancienne souffrance (colonialisme et esclavage). La réalisatrice tisse son film en entremêlant mémoire collective et familiale, images d’hier et d’aujourd’hui. Le film souligne une identité guadeloupéenne mal assumée, l’insularité et l’éloignement. Tel un jardin créole, plein de couleurs, de senteurs, de poésie, il se déroule montrant les zones d’ombre et la richesse d’un peuple. Françoise Bordonove (Bibliothèque Publique d’Information, Paris. Nous rendons hommage à Françoise Bordonove qui nous a quittés brutalement l’été dernier et qui était membre de la commission IB depuis cinq ans)
Un des personnages déclare brutalement : “On est un peuple qui ne s’aime pas.” Cultiver son jardin, n’est-ce pas une manière d’apprendre à s’aimer ? S. D. : C’est probablement aussi vrai pour les détenues de Rennes ou pour les ouvriers de Billancourt. On voit dans L’Ile comment Fernand y trouve un ancrage dans la vie. Il y a dans le jardin un lien vital qui permet aux gens de se tenir debout, bien qu’ils se penchent aussi vers la terre. Ils y trouvent des raisons de vivre et de survivre à travers des gestes simples, en apparence anodins. Les héros de vos films ne souffrent-ils pas tous d’une image dégradée d’eux-mêmes ? S. D. : Ce n’est pas le cas dans Le Pays à l’envers où mes deux jardiniers créoles, Suzette et Adeline (qui est en fait un homme) ont une grâce altière, magnifique, une force extraordinaire. Ce respect de la terre qu’ils cultivent au prix d’un labeur éreintant témoigne d’une grande sagesse. Il faut savoir qu’une grande partie des terres agricoles de Guadeloupe a été contaminée par des produits phytosanitaires déversés par avion sur les bananeraies. Ces produits qui étaient interdits aux USA depuis vingt ans ont continué à être utilisés avec la complicité des politiques sur des terres appartenant en général à des propriétaires békés. En ruisselant sur les pentes, le chlordécone (famille du DDT) a contaminé les terres maraîchères en contrebas, avec de gravissimes conséquences sanitaires. C’est un énorme scandale de santé publique dont on commence à peine à saisir toute l’ampleur. Par rapport à vos films précédents, Le Pays à l’envers n’est-il pas plus complexe dans son montage ? S. D. : Ce film se présente un peu comme un jardin créole, dense, prodigue, divers. J’ai longuement travaillé en amont sur l’écriture pour
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page57
tisser ensemble tous les fils qui le composent – mes-tissages ! Le fil de trame est celui du patronyme, Dampierre, qui amène à l’histoire de l’esclavage. Le fil de chaîne est l’histoire de mon père, son voyage vers la métropole. Un trajet qui part du village sur les hauteurs, passe par le bourg, avant d’arriver au port où il a pris le bateau qui le mènera en France, où je suis née. Le jardin est en haut dans les mornes, le mariage se passe au bourg où l’on consulte le cadastre. Enfin, c’est l’usine sucrière et le port. Mon père n’a travaillé que quelques mois dans cette usine mais elle me permettait de construire une logique spatiale. Les personnages de rencontre et leurs histoires viennent enrichir le tissu du film comme des broderies. Le film en super-8 tourné par votre père dans les années 1960 constituait-il aussi une forme de point de départ ? S. D. : Ces bobines font en quelque sorte partie de mon patrimoine. Je me suis rendu compte que tous mes souvenirs de ce premier voyage au pays de mon père étaient en super-8. C’est ce qui m’a poussée à filmer à mon tour mon fils, mais uniquement pour les besoins du film. De même pour l’enquête généalogique, je ne l’ai menée que dans le cadre du film. Personnellement, je ne suis pas du tout obsédée par ces questions. La quête généalogique ne me passionne que dans la mesure où elle est un symptôme de la quête identitaire. Ce ne sont pas mes ancêtres qui m’intéressent mais l’histoire indicible qui les a amenés là. Cependant, le moment le plus émouvant pour moi dans cette enquête a été l’ouverture du registre des Nouveaux Libres. Pas seulement parce que j’ai lu dans la liste les premiers porteurs du nom de Dampierre, mais aussi parce que j’ai imaginé tous les autres qui étaient présents en ces quelques jours de février 1848. Cette liste marque l’entrée de tout un peuple dans l’histoire écrite. Avec l’abolition de l’esclavage, chacun reçoit pour la première fois un étatcivil, c’est un véritable baptême. L’ancien esclave reçoit un nom qui est à la fois son premier attribut d’homme libre et son dernier avatar d’esclave, car ce nom, c’est l’officier d’étatcivil, souvent son ancien maître, qui le lui impose. C’est un moment très ambigu, fascinant, qu’on peut se figurer uniquement en lisant cette liste où les Nouveaux Libres sont inscrits dans l’ordre où ils se présentent. Avant 1848, les planteurs n’inscrivaient-ils pas leurs esclaves dans leurs archives ? S. D. : Les esclaves apparaissent à l’occasion des ventes de propriétés ou des héritages car ils en font partie ; ils ne sont mentionnés que par leur prénom ou leur surnom, leur âge et leur valeur. Faute de patronyme, la traçabilité est pratiquement impossible, l’identité et la
autour du monde
postérité leur sont interdites. Il existait avant 1848 des registres où les esclaves portaient des matricules comme le bétail mais la plupart de ces registres ont été détruits. Cette mémoire a été délibérément effacée, les preuves détruites. Mais ces trous, ces béances de l’histoire laissent beaucoup de place à l’imaginaire, à la création. Mon film se situe là, du côté d’une poétique de l’identité. Il est important d’en délimiter les bords, de faire face au néant des origines, pour mieux remplir les trous avec la danse, la musique, la littérature… L’implication très forte de la chorégraphe Léna Blou faisait-elle partie du projet initial ? S. D. : Je me devais de traiter de la mémoire du corps, et très vite dans les repérages, j’ai fait la rencontre de Léna Blou qui travaille ce sujet depuis vingt ans. J’ai découvert en elle à la fois une magnifique danseuse et une magnifique passeuse. Elle et moi nous partageons cette intuition que quelque chose de la mémoire de l’esclavage, cette mémoire non écrite, se trouve encore recelée dans la gestuelle. En voyant Léna, je me suis trouvée à la fois au cœur du sujet et en face d’une chorégraphe qui avait donné à tout cela une forme très pertinente. J’ai aussitôt décidé de confier à la danse une partie de la narration. Comme le financement du film a été très difficile, le moment du tournage est venu longtemps après cette première rencontre. Finalement, notre travail commun a abouti sur le territoire de l’ancienne usine sucrière. Juste avant qu’elle soit rasée, la municipalité de Pointe-à-Pitre a demandé à plusieurs artistes de produire des créations autour de cet événement, dont Léna Blou. Et c’est là qu’a été créée avec ses élèves la chorégraphie des plongeurs de canne. Elle a tout de suite senti, compris et trouvé la façon de se saisir de l’image pour dire, exprimer de manière lumineuse. Comment votre film a-t-il été reçu en Guadeloupe ? S. D. : Le film a été projeté dans le cadre du Mois du film documentaire, en novembre 2008, le jour même de l’élection d’Obama; une soirée mémorable qui a été vécue là-bas avec une intensité particulière. Je me demandais comment la vision très subjective d’une Guadeloupéenne de “l’autre bord” allait être acceptée. Le film a été magnifiquement reçu et après la projection, des gens d’un certain âge se sont levés pour dire des choses sur leur enfance, leurs parents, des choses qu’ils semblaient dire pour la première fois. La phrase du film “on ne s’aime pas” a provoqué évidemment des remous, mais c’était un point de départ pour amorcer un travail de réparation. Les gens parlaient aussi beaucoup de la non-transmission : ils constataient que peu de choses leur avaient été racontées, qu’eux-mêmes avaient peu trans-
mis et qu’il était temps de faire face à leur propre histoire. Est-ce que cet effacement de la mémoire rend difficile de se projeter dans l’avenir ? S. D. : Pour les Antillais, il est essentiel d’accepter les lacunes, les manques de l’histoire. Cette incertitude est quelque chose qui me fonde, comme mon métissage. Je m’enrichis de ce mélange, de cette part non-décidable, ce qu’Edouard Glissant appelle “la bâtardise”. Mais, au-delà du public antillais de là-bas et d’ici, ce film suscite beaucoup de réactions. Notamment cette déclaration très dure : “Nous sommes un peuple né sous X.” Cela dépasse la question de l’antillanité et de l’origine, qui n’est en réalité pas du tout centrale pour moi. Quels sont vos nouveaux projets ? S. D. : Je travaille sur une fiction qui continue d’une certaine manière Le Pays à l’envers. Le point de départ est un document qui m’a été confié par Michel Rogers, le généalogiste du film. Ce sont les actes d’un procès qui s’est déroulé en 1842 aux assises de Pointe-àPitre. Un maître est accusé de meurtre avec préméditation sur la personne d’un de ses esclaves et des esclaves viennent y témoigner contre leur maître. Ce procès s’inscrit dans cette période pré-abolitionniste où l’on a prétendu réformer l’esclavage avant de l’abolir. A partir de ce document, j’ai écrit un scénario qui se passe à Marie-Galante, à la fois en 1842 et de nos jours. J’espère le tourner en 2012. Ce sera mon premier film de fiction. J’ai par ailleurs un projet de web documentaire sur la question du territoire et de la mémoire, qui devrait se passer lui aussi à Marie-Galante. Avec les Ateliers Varan nous avons également l’intention de développer en Guadeloupe une formation de documentaristes car c’est une terre où il y a des milliers d’histoires passionnantes à raconter et des jeunes gens pleins d’ardeur qui ont beaucoup d’envies. Cet atelier serait aussi ouvert à des stagiaires haïtiens. Les Antilles sont un laboratoire social et humain extraordinaire, traversé par de multiples contradictions, des luttes puissantes. Cela me paraît essentiel de former là-bas des documentaristes et plus largement des cinéastes. Propos recueillis par Eva Ségal, avril 2011
A voir / A lire cnc.fr/idc : Un Enclos, de Sylvaine Dampierre et Bernard Gomez, 1999, 75'. Voir le dossier Contrechamp des barreaux, p.86-104.
57
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page58
arrêt sur image révéler le chagrin Commentaire d’un photogramme extrait du film Les Larmes de l’émigration, d’Alassane Diago, par Françoise Coupat. Selon le Robert, une malle est un “coffre destiné à contenir les effets qu’on emporte en voyage”, en quelque sorte une valise avec affaires personnelles. On “fait sa malle”. Dans les milieux carcéraux “faire sa malle”, signifie “s’évader”, “se faire la belle”, c’est à dire, partir, sans rien emporter ! Dans Les Larmes de l’émigration, on voit la malle de celui qui est parti au loin sans donner de nouvelles depuis vingt-quatre ans. La malle est restée au pays, laissée en gage, tapissée de pages de journaux en lambeaux, publicités, visages de femmes blanches, habillées maquillées à l’occidentale, et qui datent. Depuis vingt-quatre ans, sa femme l’attend. Elle fait périodiquement prendre l’air aux boubous, petit et grand, aux pantalons, les lave et les renferment jusqu’à la prochaine fois. La malle et quelques portraits photographiques, c’est ce qui reste de lui. Ce qu’elle nous montre de son mari. En face de cette femme, il y a le fils, c’est lui qui tient la caméra. Il a 25 ans. Il revient dans le village, deux ans après l’avoir quitté. On apprendra en périphérie du film qu’Alassane Diago a étudié le cinéma, d’abord au Média-Centre de Dakar en 2007, qu’il a tôt quitté pour d’autres formations, des résidences d’écriture avec Africadoc et des rencontres, celle du documentariste Samba Félix Ndiaye. Convaincu de son chemin personnel (“filmer pour voir” dit-il), et sans attendre les financements ad hoc, il est parti filmer dans son village, “filmer pour voir sa mère”. Il y aura donc deux personnages principaux : elle
58
et le cinéma. Que va-t-il apprendre, le fils, sur son enfance, la vie de sa mère et l’absence du père ? Avec sa caméra il revient secouer la tristesse de sa mère avec de violentes questions : “Quelle tête faisions-nous quand nous ne prenions pas le petit déjeuner ?” ; “Que pensait ton entourage de ta situation ?” Il l’écoute, il laisse du temps, il redemande. Il insiste : “Mais regarde-moi, n’oublie pas que tu t’adresses à des gens !” Il la voit : son corps las, en sommeil. Et il la voit dans ses beaux vêtements se mettre en prière, elle prie pour que l’homme revienne, et qu’il soit heureux quel que soit l’endroit où il se trouve ; elle prie pour que le fils qui la filme “élargisse son espace, ait une bonne voie”. Elle prie cinq fois par jour “jusqu’à ce que Dieu change la situation”. Le fils cinéaste présente alors ses mains ouvertes dans le champ au premier plan, dans un geste offert, pour se joindre à la prière. Ou encore il la voit aller au jardin du village, faire la vaisselle, elle est fatiguée, elle dort. Mais elle ne pleure pas, ou plutôt ne se plaint pas. Son corps a appris à être seul, à se contenir. A la fin du film, on voit encore une valise prête à être bouclée : le fils se demande si sa mère n’a pas oublié qu’après le tournage, il partira. Non, elle n’a pas oublié. Survient un regard droit vers la caméra : c’est elle qui guette la réaction, l’expression du fils. Oser ce rendez-vous avec sa mère devant une caméra, c’est l’audace et la force du film. Audace de nous planter devant la lenteur et les silences
de la mère, sans discourir, sans expliquer. Etre avec, et non parler sur. Et par cet “interrogatoire” soutenu sur le passé et la parenté, ils confirment et alimentent leurs désirs de recevoir des nouvelles de cet absent de longue durée. Il est revenu auprès d’elle pour révéler le chagrin, chagrin de tous ceux qui vivent des lignées coupées. Etres et terres laissés à leur pauvreté – là où il est difficile de vivre depuis longtemps. Révéler ce chagrin qui nous met, nous spectateur, face à l’abandon, la souffrance et le silence. Il le révèle et le relève, comme on le dit d’un personnage à ranimer. Un chagrin qu’il dresse haut pour combattre avec. Filmer par nécessité, insistance. Filmer pour riposter, relever le gant. Le cinéaste sait que l’abandon est reconnaissable dans le monde entier, aussi le film ne mentionne pas de lieu où cela se passe, juste une géographie ; celle-ci est l’Afrique. L’homme est parti, il reviendra, ou pas. Comme beaucoup d’autres, dans ce village et ailleurs, il a laissé derrière lui des “perdants”, papillons lourds, allant et venant dans les ruelles, lentement en tout sens, épinglés aux maisons du pays, des femmes et des enfants sans bruit. On entre dans ce film par ces images, étranges, surnaturelles presque. Pas d’hommes en vue. Seulement des femmes et des enfants. L’homme attendu, (le mari, le père, le grand-père) est ailleurs, il vit, il bouge ailleurs. A Paris ? “Où l’eau est gelée le matin ?” Au Gabon ? “Qui est au bas de l’Afrique, où règne la paix, où séjournent les fils de la terre d’Yillam ?” Dans le village, des chansons avaient accompagné leurs départs. A ceux qui restent, il y aura les prières pour combler l’attente ou conjurer l’absence.
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page59
Elle pourrait, la mère du cinéaste, prendre le risque de “le faire revenir” avec des prières magiques, comme d’autres le font… Mais qu’il revienne avec des troubles mentaux, ou pour mourir, elle n’a pas envie de prendre ce risque-là, et “on ne fait pas ça à un musulman”, dit-elle. “C’est pas bien si ton mari devient fou, meurt, ou ne peut plus t’être utile.” Elle veut revoir son homme en entier, l’accueillir bien portant, pas subir une autre peine. De nombreux films ces dernières années interrogent les épopées insensées des migrants, mais peu de films vont au chevet de ceux qui restent. Alassane Diago, lui, y va, armé d’une petite caméra (prêtée la première fois, et la seconde fois, avec un matériel professionnel complet et un petit budget). A lire son parcours, il semblait pressé d’apprendre le cinéma. Maintenant, il est pressé de filmer à sa façon, parce que pressé de revenir sur le “pourquoi” : pourquoi ils ont eu faim, pourquoi on a faim dans ces villages, ces pays-là, pourquoi sa mère endure l’absence du mari, pourquoi cette résignation, pourquoi sa sœur (23 ans) et sa nièce restées au pays, en sont, elles, à leurs cinq et quatre ans d’absence du mari et du père ? Où se trouvent-ils maintenant? Pourquoi les hommes les quittent sans regard en arrière et se coupent à jamais de leur famille, des liens d’amour, asséchant la chaîne de la transmission ? Le cinéma d’Alassane Diago donne un revers à la “malédiction”, une dite fatalité. Les “pourquoi” du cinéaste sont ses munitions. Sa caméra et ses questions sont tenaces face à sa mère, afin qu’elle ne lui échappe pas. Il filme avec l’espoir que le cinéma, en plus du pouvoir de montrer, aura celui de changer le réel. Et d’abord, pour que le silence ne s’ajoute pas au silence. Il dit qu’il a “représenté une mémoire”, qu’il a “fait une archive”, en tout cas, il donne de la voix. Avec les larmes réveillées, il arrose une racine asséchée. Sa mère dit dans ses phrases extirpées au silence, sa “honte” d’avoir laissé ses enfants mendier la nourriture chez l’oncle ou les grandsparents, puis, un moment, définit son rôle de mère et sa faillite : “J’étais là pour vous donner de l’espoir.” Dans les trois dédicaces qui clôturent le film, l’une est adressée à son père, à Papa, afin que celui-ci, où qu’il soit, donne signe de vie. Le père peut-être répondra au fils, à sa femme, à sa fille et à sa petite fille. D’autres hommes répondront peut-être à sa place. Elle est lettre collective, lettre adressée à tous les hommes partis. Les Larmes de l’émigration est comme une flèche lancée dans l’espace et les années, une flèche faite pour revenir chargée de messages, de bonnes ou de je ne sais quelles autres nouvelles. Nous les attendons ensemble, comme nous attendons le prochain film d’Alassane Diago. C’est tout ça, l’espoir, et celui-là n’attend pas, n’endure pas, il oblige à œuvrer à un meilleur pour tous. F.C.
autour du monde
Les Larmes de l’émigration Film retenu par la commission Images en bibliothèques Objet éminemment intime, Les Larmes de l’émigration est pour le réalisateur le moyen de raconter sa propre histoire, et celle, plus universelle, de l’émigration et de ses conséquences sur les individus restés au pays. Portrait sensible, discret et pudique de la mère, le film est un exercice périlleux où jamais on ne se sent de trop. L’hommage à cette vie consacrée à l’attente est aussi une interrogation sur une vie d’abnégation, de résignation, d’oubli de soi, et d’acceptation de la fatalité du destin. Comment trouve-t-elle cette force pour supporter cette attente ? Sans cette foi inébranlable, cela aurait-il été supportable ? Si la foi lui a permis de supporter tant bien que mal cette attente douloureuse, elle a en même temps constitué un enfermement symbolique dans une vie que la mère n’a pas choisie. Le film témoigne juste de cette histoire-là, mais on sent qu’elle est importante pour le réalisateur; le film revient sur des blessures, sur l’histoire familiale ; et Alassane Diago s’interroge sur sa propre position, car lui aussi, finalement, a quitté le village. Jean-Marc Lhommeau (Médiathèque Jacques-Duhamel, Le Plessis-Trévise) Note Les renseignements périphériques au film et les citations hors film, tel le titre de ce texte emprunté à Alassane Diago dans un entretien, proviennent de : lapelliculeensorcelee.org africadocnetwork.com Sur/de Françoise Coupat : cnc.fr/idc : Le Public fait sa scène, de Jean-François Raynaud, 1997, 35'. an2040-creation.org youtube.com/user/couksycinq
2009, 79', couleur, documentaire réalisation : Alassane Diago production : Corto Pacific, Les Films de l’Atelier, TV Rennes 35/Rennes Cité Média participation : CNC, TLSP (Télévisions locales de service public), Fonds francophone de production audiovisuelle du Sud, Procirep, Angoa De retour au village, le jeune cinéaste sénégalais Alassane Diago retrouve sa mère. Voilà vingt-quatre ans qu’elle est sans nouvelles de son mari parti pour l’Europe. Sa vie solitaire et misérable n’est faite que de labeur et de prières. La génération suivante connaît le même drame. Houleye, sœur cadette d’Alassane, a vu son mari partir peu après le mariage ; leur fillette grandit elle aussi sans père. L’attente semble le destin inéluctable des femmes. Alassane Diago filme sa mère par les rues poussiéreuses du village et dans les gestes répétés du quotidien, mais ce qui lui importe avant tout c’est de recueillir son témoignage. Comment vit-elle cette attente interminable ? Compte-t-elle un jour en sortir ? Aux questions insistantes de son fils, la mère répond avec pudeur. Sa foi en Allah la soutient. Mais ses gestes parlent pour elle. Elle s’accroche à quelques minces reliques : trois photos anciennes de son mari au temps de sa jeunesse, un boubou blanc qu’elle lave et relave sans cesse depuis qu’il est parti. Elle veut encore croire en son retour, croire du moins que là où il est, et même au côté d’une autre femme, il reste un bon musulman. Houleye qui n’a que 22 ans, dont déjà quatre à attendre, montrera-t-elle la même résignation ? Pour Alassane qui s’insurge contre le malheur des femmes de sa lignée, ce film constitue aussi un avis de recherche de son père qu’il a si peu connu. E. S.
59
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page60
lieux et mots de la guerre Troisième film du réalisateur suisse Olivier Zuchuat, Au loin des villages a été présenté en compétition internationale au FID-Marseille 2008. Analyse de Jean-Pierre Rehm. Des enfants jouent à s’attraper à cloche-pied. D’autres entonnent un hymne assis sur des nattes. Deux ânes passent en trottinant tandis que des femmes, dont l’une haut perchée sur un arbre, sont à la corvée de bois. Une assemblée masculine entoure une femme de dos qui négocie âprement la demande en remariage de sa fille. Le deuil d’un patriarche au grand âge est célébré. Des hommes déchargent d’un camion des sacs de blé sur leurs épaules. Tout semble paisible, normal. Quel est, alors, ce village “au loin des villages” ? Où est-on ? Voilà sans doute la première interrogation vers laquelle nous guide le film d’Olivier Zuchuat. Un carton introductif l’a pourtant précisé : les images ont été tournées dans le camp de Gouroukoun au Tchad en 2007, conséquence de l’extension de la crise du Darfour hors des frontières du Soudan. Dans son enceinte de 5 km2 sont rassemblés des habitants de près d’une cinquantaine de villages tchadiens. Camp de “déplacés” donc, et non de “réfugiés”, puisque ces victimes de la guerre civile, à grande distance de leur village d’origine, restent dans leur pays. A moins de 40 km du camp, la guerre continue ses ravages, accumulant des victimes de tous âges et des deux sexes. Le camp n’est pas un enclos préservé de la guerre, “loin” d’elle. Au contraire, il la jouxte. Première leçon, si l’on peut dire. Où est-on ? A cette question élémentaire, la réponse topologique, informative, ne suffit pas : ce qui est immédiatement perceptible renseigne incomplètement. C’est que la guerre a pris le visage de “la paix”. Affaire de fabrique d’images : comment rendre compte de cette situation, où le conflit a absorbé la paix jusqu’à se fondre dans les signes de cette dernière ? En effet, l’obligation de survie contraint d’une part à accomplir les gestes usuels, identiques à ceux d’une époque de paix. Il y va de la nécessité pratique autant que d’un recouvrement symbolique d’une situation hors norme. D’autant plus loin du village, d’autant plus proches de lui les comportements du quotidien. D’autre part, les manières de se prémunir de l’angoisse et de porter le deuil des disparus ne
60
s’expriment pas en un langage universel. Une grande retenue, c’est la réponse apportée ici par ces “déplacés” : aucune démonstration, aucune gesticulation, aucun spectacle visible comme tel, ne prévaut. Et c’est un des grands mérites du film d’Olivier Zuchuat de ne jamais tenter de combler le vide creusé : la guerre est ici présente, mais par défaut, et elle n’est jamais autorisée à s’incarner par ses figures reconnues. Du coup, et le retournement est d’importance, c’est la soi-disant familiarité des images de guerre qui est récusée. Filmer la contiguïté de la guerre, ou, plus exactement, la guerre comme contiguïté, tel devient alors ici le défi. Au loin des villages rappelle à une évidence : la guerre ne se réduit pas à ses batailles ou à ses horreurs les plus manifestes, mais elle se travestit aussi en une forme de quiétude : une imminence, insaisissable mais prégnante, un spectre pesant. Parmi d’autres, une scène rend avec force l’affolement d’une situation où l’on ne sait plus où l’on se trouve. Revêtu d’un kimono blanc maculé d’un peu de poussière brune, un homme de haute taille enchaîne devant la caméra une suite de katas de karaté. Le sérieux de cet entraînement guerrier, la conviction mise dans chaque geste porté sur un adversaire absent, toute cette intensité à vide ne fait qu’appuyer le caractère incongru, pathétique, de cet exercice muet. Car il renvoie au déséquilibre des forces, comme si cet homme qui combattait à mains nues symbolisait à lui seul la lutte vaine contre un adversaire lourdement armé. Mais il révèle surtout une existence paradoxale, un déplacement essentiel, souligné autant par la maîtrise de cet art martial, cruellement dérisoire, qu’à cette tenue exotique inattendue dans ces lieux. De ce brouillage douloureux des signes, d’autres séquences font état. Ce sont les enfants sagement assis dans une classe improvisée en plein air qui ressassent des incantations guerrières. C’est un petit garçon qui commente scrupuleusem*nt ses dessins du conflit sur les pages de son cahier d’écolier. L’enfance est expulsée de son innocence, ou plutôt, c’est
l’innocence tout entière qui se trouve contrainte de parler la langue de l’horreur. Rassemblement artificiel, creuset de souvenirs déchirants et toujours suspendu sous la menace, voilà en quoi consiste le camp de Gouroukoun. Voilà, autrement dit, sa matière : celle même qu’il faut parvenir à filmer. Non pas un décor, ni un site abstrait, mais un lieu défini autant par l’attente que par le voisinage du danger. Zuchuat a choisi de ne rien ajouter de plus. A l’inverse, son film insiste sur ce caractère à la fois carcéral et fantomatique de deux manières. A l’aide, d’une part, de plans dont la fixité systématique fait écho à l’implantation forcée de ces villageois. En redoublant, par ailleurs, l’effet de frontière invisible autour du camp par un long travelling à ses pourtours qui sera le seul mouvement autorisé. La caméra ne prétend pas ici ni s’animer ni animer, elle ne joue pas à insérer frauduleusem*nt quelque vie là où celle-ci se trouve suspendue. Elle tente de trouver sa juste place. Non pas au milieu, mais en faisant face à ces femmes et à ces hommes qui attendent dans la crainte, aussi frontalement que dans un vis-à-vis respectueux de l’impartageable. Et pourtant, la décision de planter aussi rigoureusem*nt un cadre n’est pas seulement dictée par la claustration de ces déplacés. Une des toutes premières séquences l’indique de manière à la fois discrète et fort éloquente : quelques femmes penchées sur leur court balai égalisent soigneusem*nt le sol terreux. Planter un cadre, c’est d’abord, ici, faire place nette, c’est disposer un espace pour le rendre propice. Propice à quoi ? A ce qu’une parole puisse être prononcée, et entendue, dans toute son effectivité. Voilà la raison d’être du cadre pour Zuchuat, qui n’est pas sans rappeler l’entreprise des Straub : non pas cerner ou forclore, mais aménager au plus juste les dimensions, les proportions d’un accueil à la parole. Si l’on accepte de comprendre que la parole n’est pas seulement un vecteur d’informations, mais aussi, et surtout ici, une substance, un matériau lesté de l’expérience qu’il charrie. Une lamentation, en somme, dans la tradition archaïque. C’est pourquoi ces plaintes, ces récits furieux, ces listes de victimes que Zuchuat va ainsi
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page61
Au loin des villages 2008, 74', couleur, documentaire réalisation : Olivier Zuchuat production : Prince Film SA, AMIP, TSR, Les Films du Mélangeur participation : Office fédéral de la culture/ Berne, Scam, COOPI/Milano Le conflit du Darfour a gagné l’est du Tchad. En 2005-2006, les villages de l’ethnie dajo ont été attaqués à l’arme automatique, pillés et incendiés par les milices janjawids. La plupart des hommes jeunes ont péri dans la défense de leurs foyers. Sans même enterrer leurs morts, les villageois ont tout abandonné, bétail et champs. 13 000 paysans attendent désormais dans un immense camp de “déplacés” où ils survivent grâce à l’aide internationale. Le réalisateur suisse Olivier Zuchuat s’est installé pendant de longs mois à Gouroukoun et a partagé la vie de ce camp improvisé. Une vie misérable comme peut l’être celle de paysans privés de leurs terres, dont les journées se consument tout entières dans l’attente et le deuil. Entre des plans séquences qui font sentir l’attente interminable qui dévore les réfugiés, se placent de longues séquences de témoignages. Les massacres ayant eu lieu sans témoin, chacun se sert de l’occasion que lui offre le film pour s’adresser au monde du dehors. Les femmes disent dans quelle misère et quelle insécurité elles se débattent depuis que leurs maris ont été tués. Les hommes évoquent en détail les combats auxquels ils ont participé, où tant de frères sont morts et tant d’autres ont été mutilés. Bien qu’aucune image ne montre la guerre, elle est omniprésente tant dans les récits des adultes que dans les dessins et les chansons des enfants. E. S.
Film retenu par la commission Images en bibliothèques Dans ce camp de “déplacés” suite à la guerre au Darfour, Olivier Zuchuat filme la survie, les gestes de la vie quotidienne, les témoignages d’hommes et de femmes qui ont échappé aux massacres. Le film est essentiellement composé de plans fixes : les témoins face à la caméra. Dans un long plan séquence, un homme cite les noms de ses camarades massacrés. Cette lecture bouleversante agit comme le révélateur d’une guerre qui n’est jamais montrée. Christine Micholet (BPI, Paris)
autour du monde
recueillir, de plan séquence en plan séquence, pourraient être assimilés à des chants. Non que cela sublimerait leur contenu, au contraire, cela renvoie plutôt à la pleine puissance d’incontestable qui est celle dont ils sont chargés. Comme si la fonction de son film était moins celle de montrer, de pointer ou de désigner, c’est-à-dire de s’adresser d’abord à nous autres spectateurs et de nous inviter à prendre part à un spectacle, que d’archiver, de relayer, en l’absence de tout destinataire immédiat. En ce sens, le film documente moins exhaustivement la situation du camp, qu’il ne laisse ses habitants livrer chacun leur propre travail de deuil, leur propre “monument” oral. C’est la raison pour laquelle chacun de ces “chants” est autonome, distinct des autres autant que du cadre duquel il s’arrache : il n’y a pas de communauté de la douleur. Une douleur n’en complète pas une autre, chacune s’ajoute à l’autre, sans recours. Et le montage consiste à respecter cette monumentalité éphémère sans livrer aucune “photo d’ensemble” de Gouroukoun. Si le dernier plan du film, une vue générale du camp justement, se résout à ne montrer que quelques toits de huttes éparses, c’est pour répéter une dernière fois que nous n’aurons pas pénétré ici, que de ce lieu nous restera la mémoire de ce qui s’y est relaté. Hommage à ceux qui sont tombés à la bataille du 26 septembre 2005 et dont les 46 noms sont patiemment égrenés. Récit d’un combat où le narrateur protagoniste finit par révéler qu’il y a perdu la vue, moment terrible où la vision qu’il nous a fait partager se replie brutalement sur une cécité que ses yeux clos n’avaient pas
d’entrée trahie. Chant d’une femme au milieu d’autres femmes qui pleure la disparition de son mari. Chaque occurrence est aussi singulière qu’un exorcisme. Dans lequel l’enjeu consiste moins à chasser des démons qu’à s’assurer d’être encore là, qu’à trouer de sa voix une durée qui refuse de s’écouler. Du lointain dans lequel ce camp est retenu comme dans un purgatoire, le film de Zuchuat ne nous aura pas rapproché. Il l’aura seulement laissé se disposer, permettant que ses habitants se rappellent à eux-mêmes, d’abord, à nous ensuite, le temps d’un événement de paroles, fragile et provisoire rempart à la menace d’effacement. J.-P. R.
A lire fidmarseille.org : entretien avec Olivier Zuchuat, par Olivier Pierre, en date du 5 juillet 2008.
61
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page62
la génération d’avant les “révolutions arabes” Notes à propos du film Nos lieux interdits de Leïla Kilani, par Zahia Rahmani. “Des trous… Des silences… Recoudre, se construire un soi quelconque ? Je n’ai pas de souvenir, juste des mots… Je répète des mots désordonnés. Quand je suis né, le Maroc était colonisé. L’Indépendance c’était en 1956, la violence d’Etat allait arriver tout de suite après. L’affrontement allait commencer… Tu ne peux pas savoir ce qui s’est passé. C’était un affrontement contenu, froid, quelque chose de permanent, d’amer. C’était comme un caméléon qui changeait d’apparence sans arrêt. Trente, quarante ans ? Ça a implosé !” (Paroles d’un des témoins de Nos lieux interdits). Ce film qui date de 2008 traite, comme son titre l’indique, d’espaces interdits qui seraient communs à un groupe d’individus participant d’un même destin et d’une même histoire. Voir ou revoir ce film en ce temps de “révolutions arabes”, nous fait comprendre combien est douloureux, long et violent le processus qui dans les périodes modernes permet à une communauté humaine de toucher à sa réalisation. Mais encore, Nos lieux interdits fait l’archive de ce processus en nous montrant l’exhumation de la souffrance humaine qui l’accompagne. Celle d’une communauté politique réduite au silence par un régime qui a de manière aveugle pris en son temps le risque d’ignorer l’avenir. Laissant se perpétuer au sein d’une société, ici nous sommes au Maroc, le risque de son absorption par la violence. Le film s’ouvre sur un texte qui résume le Maroc indépendant, celui qui va de 1956 à nos jours, et la pratique des disparitions forcées pour faire taire les mouvements d’opposition. “La répression frappait tout le monde et de manière extensive”, est-il écrit, avec des mises au secret dans des lieux souvent insoupçonnables. Le film de Leïla Kilani est né de l’existence et du travail de la commission Instance Equité et Réconciliation, mise en place par le roi Mohamed VI en 2004, et s’achève par le rendu de ses conclusions. Il est dédié à Driss Benzekri qui, après avoir subi l’arbitraire durant plus de dix-sept ans comme prisonnier politique, sera, et c’est tout un symbole, le premier président de cette commission. Il apparaît que pour se faire, Nos lieux
62
interdits a eu le soutien de l’Instance Equité et Réconciliation, l’avance sur recette du Centre cinématographique marocain, la participation du Fonds Sud Cinéma, du CNC, des ministères français de la Culture, des Affaires étrangères, de la Francophonie, et de la Région Ile-de-France. Quand en haut lieu on appuie la délivrance de la parole, l’octroi de moyens semble facilité. Il a été dit que la réalisatrice en prenant le parti de suivre des familles qui avaient sollicité la commission légitimait de fait cette dernière comme un organe de véritable justice. Ce film, et c’est toute sa force, n’est pas un enregistrement qui témoignerait de l’activité des multiples acteurs qui participent de cette expérience peu juridique qu’est la simple écoute de la parole souffrante. Et en aucune manière il ne légitime l’existence ou encore moins le fonctionnement de cette Instance, alors que de nombreuses associations qui défendaient les droits humains n’ont eu de cesse de critiquer ses modalités de fonctionnement. Seule, il est vrai, la parole des victimes s’exerçait dans cette commission. Les bourreaux dans l’affaire ont pu pour certains être entendus à huis-clos mais la plupart ont refusé de témoigner. Plus qu’à une neutralité, c’est avant tout à la subjectivité d’un hors champ que nous invite Leïla Kilani. Celle qui convoque le temps de la longue attente et de la réparation impossible : la justice dont est et sera à jamais amputé le sujet de la plainte. Nous sommes saisis dans ce film par l’attitude quelque peu gênée et gênante des rares personnages masculins qui en sont pourtant les personnages principaux. L’émotion nous gagne à la perception de la honte avec laquelle ces hommes survivants des camps acceptent d’être pris dans le cadre de la caméra. Ils y opposent une certaine maladresse de leur être. Ils s’y montrent tout en s’y annulant. Ce sont des images d’absents. Ce sont d’autres, des parents, qui parlent à leur place. Et il semble même qu’ils les chargent encore de toute la culpabilité, l’infamie et la misère dont par procuration ils ont eux aussi été les victimes. Trois moments rythment le film, titrés Le Désordre des origines, Le Feu des montagnes et La Faim d’utopie. Ils
tentent par les récits que font les locuteurs du film de leur passé, de leur enfermement et de leur existence à nouveau, de rendre compte d’une histoire contemporaine inachevée qui n’a pu se résoudre à un certain recul, à l’abandon du désir de toute une génération de tendre vers une société plus juste. Sans doute faut-il avoir été personnellement traversé par l’une des grandes hontes du XXe siècle pour mesurer toute la portée du film de Leïla Kilani. Si ce dernier concerne l’histoire contemporaine du Maroc – celle qui débute en 1956, avec l’Indépendance du pays, le retour du régime monarchique du roi Mohamed V, et presque l’entier règne de son héritier et fils, le roi Hassan II, – il n’est pas sans faire écho à la longue expérience de violence politique qui s’exerce encore aujourd’hui envers les peuples dans les pays arabes. On se souvient qu’en France, c’est avec la polémique née de la publication du livre de Gilles Perrault, Notre ami le Roi, en 1990, et l’arrivée à Paris de l’opposant marxiste Abraham Sarfaty, libéré en 1991 après plus de dix-sept ans d’emprisonnement, qu’un plus large public a pu être sensibilisé au drame vécu par l’opposition marocaine durant cette période nommée communément les années de plomb. Quarante années durant lesquelles un régime n’a eu de cesse de s’opposer et d’interdire en son territoire l’émergence d’une société civile. C’est pourtant à cette dernière, survivante ô combien inespérée d’un régime qui sans elle aurait sombré dans la pire des violences, que cette monarchie a tenté de s’accrocher. En répondant de ses agissem*nts arbitraires et mortifères par la mise en place d’une Instance
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page63
Nos lieux interdits 2008, 102', couleur, documentaire réalisation : Leïla Kilani production : CDP, INA, Socco Chico participation : CNC, ministère des Affaires étrangères, CR Ile-de-France, Instance Equité et Réconciliation/Maroc, Centre cinématographique marocain, RTBF, TSR voulue comme réconciliatrice, la monarchie prolongeait à nouveau pour un temps sa survie. Inaugurés à la toute fin des années 1950 et jusqu’à la fermeture du camp de Tazmamart en 1991, les lieux d’exception et la violence politique marqueront profondément et pour longtemps encore l’ensemble de la population marocaine et, au-delà d’elle, les militants marxistes arabes. Ce peuple qui va lutter pour son indépendance sera confronté à une monarchie devenue ingrate, autoritaire et méprisante. Elle trahira l’espoir et de fait l’attente de toutes celles et ceux qui avaient lutté pour l’avènement d’un régime parlementaire et d’un Maroc démocratique. A la promesse que fut dans tout le Maghreb le mouvement des indépendances et la lutte politique et syndicale qui soutenait ce mouvement, la réponse des gouvernants fut toujours répressive. A l’émergence de sociétés plus égalitaires, on infligeait au peuple répression, arrestations, tortures, pratiques de la disparition, intimidation, terrorisme, tensions économiques et pressions conservatrices. Au Maroc, cet arsenal sera appliqué durement, systématiquement, sans remords et sans recours. Une violence déstabilisatrice qui affectera toute la société, créant une atmosphère de suspicion et d’inquiétude qui finira A voir / A lire Sur la planche (2010), de Leïla Kilani, long métrage, fiction. Sortie en salles en février 2012. De Zahia Rahmani : Moze, 2003 ; “Musulman” roman, 2005 ; France, récit d’une enfance, 2006 ; Sabine Wespieser Editeur, Paris.
autour du monde
Au Maroc, Tazmamart n’est qu’un des nombreux lieux de détention secrets où Hassan II a fait croupir ses opposants. En 2004, Mohammed VI décide de lever le silence sur ces détentions arbitraires perpétrées sous le régime de son père. L’Instance Equité et Réconciliation a pour mission de panser les plaies, sans toutefois incriminer les bourreaux dont l’anonymat est garanti. Après tant d’années de terreur, la parole se libère enfin. 30 000 dossiers ont afflué. Leïla Kilani s’attache aux débats intimes et aux démarches publiques de quelques familles meurtries. Une jeune fille enquête sur la disparition de son grand-père, militant syndicaliste disparu un 1er mai, dont les seules traces se trouvent dans des archives policières encore inaccessibles. Faute d’élucider les circonstances de sa mort, la commission offre indemnisation et vague réhabilitation morale. Quid de la vérité ? Un fils qui a traîné la honte d’être “un fils de traître” voudrait inhumer dignement le père qu’il n’a pas connu. La commission se déclare incapable de l’identifier parmi les milliers de morts des fosses communes. Quid du deuil? Après une tentative de suicide, un militant révolutionnaire est passé du bagne à l’asile psychiatrique. Refusant la compassion, le vieil homme revendique ses convictions et ses combats. Quid de la dignité ? Malgré un langage apaisant, l’Instance Equité et Réconciliation paraît surtout pressée de tourner la page. E. S.
Film retenu par la commission Images en bibliothèques Tourné entre 2004 et 2007, Nos lieux interdits s’appuie sur les travaux de l’Instance Equité et Réconciliation pour enquêter auprès de quelques-unes des familles concernées. Mais au lieu de se tourner vers les figures emblématiques et médiatiques des victimes de la répression (familles Ben Barka, Serfaty, etc.), Leïla Kilani s’intéresse aux plus démunis, eux aussi touchés de plein fouet par ces disparitions et internements arbitraires. En effet ces familles, souvent analphabètes au moment des faits, ont la plupart du temps caché à leurs propres descendants, par peur et par incompréhension de ce qui s’était passé, les disparitions ou les arrestations. Ainsi ces jeunes filles qui découvrent et ne comprennent pas que leur grand-oncle, aujourd’hui marginal à la dérive, a dans sa jeunesse milité au parti marxiste-léniniste dans l’espoir d’une société marocaine plus juste, et a payé pour cela le prix fort : enfermement, silence de la famille, des voisins et des amis. Ou cet homme d’une trentaine d’années qui cherche vainement, pour l’enterrer dignement selon le rituel, la dépouille de son père qu’il n’a pas connu puisqu’il fut assassiné en prison avant sa naissance. Ce travail de mémoire crée d’âpres discussions entre les générations qui voient leurs liens prendre une dimension nouvelle. Leïla Kilani rappelle dans un article du Monde qu’avec cette Instance, c’est le même régime à présent qui décide de l’écriture de la mémoire. D’où l’importance, dans le film, d’avoir donné la parole aux laissés pour compte. Pour ce regard sans complaisance compassionnelle sur la majorité silencieuse de la société marocaine, ce film doit figurer dans les collections des bibliothèques publiques. Gisèle Burda (Bibliothèque Publique d’Information, Paris)
63
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page64
par anéantir toute velléité de lutte organisée. C’est très tôt que les grandes figures, les militants de l’Indépendance disparaîtront. Et ce que nous fait comprendre le film de Leïla Kilani, c’est que même si ces années de plomb marocaines se disent au passé, c’est au présent qu’elles se vivent encore. C’est avec la plus grande des justesses que la cinéaste nous accompagne dans la manière dont cette horreur doit se révéler à chacun de nous. Nous sommes mis en présence de ceux qui, en acceptant d’être filmés dans leur questionnement ou leur quête de justice, rendent compte par leur silence, leur étonnement et leurs mots, de l’inhumaine condition qui a participé de leur malheur. C’est en choisissant de filmer les dialogues de quelques familles rencontrées au moment de la constitution des dossiers pour la commission que la caméra enregistre l’expérience insondable que furent les geôles d’exception du roi Hassan II. En présence d’un fils survivant hébété, ou en l’absence d’un disparu, les mots des familles y sont d’une qualité rare. Et c’est peut-être ce qui est la force, et mieux encore, la nécessité de ce film. La langue des témoins y a valeur de vérité. Par son expression, cette langue se veut témoigner, avec toute la forme que circonscrit le témoignage, de l’événement dont elle est issue. Et cette langue tout en disant l’événement, l’exception d’où elle provient, fait événement par la simple puissance de son exactitude. Des mots rares dans leur concision, rares dans leur qualité poétique, allant au plus précis de l’expérience, rares tant ils sont les révélateurs d’une vérité. La dignité toujours peut surpasser l’ignominie; la dignité qui habite les victimes devenus locuteurs obligés d’une Instance, qui doit faire d’eux des “réconciliés” devant renoncer à toute justice. C’est de cela justement que sont témoins devant nous les hommes quasi muets de ce film. Mais en dernier lieu, ce film fait aussi événement pour ce qu’il inaugure au sein des sociétés arabes. Elles qui ont longtemps été tenues en réserve. Pour la première fois dans l’histoire contemporaine, une société arabo-berbère à majorité musulmane fait l’exercice de la transparence quant à l’expression de sa douleur et de sa souffrance. Ce précédent démocratique est unique dans les sociétés arabes qui, encore aujourd’hui, subissent l’autorité abusive de régimes illégitimes. On sait que les travaux de la commission étaient retransmis par de nombreuses chaînes arabes. Si Abu Ghraib a montré le corps nu et torturé de l’homme arabe par ceux qui l’ont désigné comme ennemi, Nos lieux interdits en dit la perpétuation, voire la tradition, au sein même des sociétés arabes.
j’écris le film en filmant Formée dans différentes écoles d’art en Hongrie puis en France, Julia Varga se passionne pour le cinéma documentaire. Son premier film, Check Check Poto, a été remarqué au FID-Marseille 2010 en compétition française. Entretien avec Eva Ségal. Quel a été votre parcours avant d’arriver en France ? Julia Varga : Je suis née en 1972 en Transylvanie (Roumanie), au sein de la minorité hongroise. Après l’effondrement du régime, avec mon père, nous avons émigré à Budapest. Aux Beaux-Arts, comme le concours était basé sur le dessin académique, je n’avais aucune chance de réussir. J’ai intégré l’université en maths-informatique, ce qui n’était vraiment pas ma vocation, et à 21 ans, dégoûtée, j’ai tout arrêté pour réfléchir. Je me suis alors formée au dessin et me suis inscrite aux Arts-Déco de Budapest en section vidéo. Fortement orienté vers le graphisme publicitaire et télévisuel, l’enseignement reposait sur des exercices techniques étouffants. Je suis partie pour la France et me suis retrouvée aux Beaux-Arts de Tours, puis à Cergy, où j’ai suivi une formation de quatre ans. A l’école de Cergy, vous êtes-vous formée spécifiquement à la vidéo ? J. V. : Dans cette école, on reçoit une initiation à toutes les formes d’expression plastique – photo, peinture, vidéo, sculpture, performance, son, écriture… – ensuite l’élève développe des projets personnels. Je n’ai donc pas suivi une formation centrée sur la vidéo. Dans le projet de Check Check Poto, n’aviez-vous pas choisi au départ de vous exprimer en vidéo ? J. V. : Non. J’ai été invitée en résidence par Yvane Chapuis alors directrice des Laboratoires d’Aubervilliers 1 pour réfléchir et travailler sur un projet à Mosaïque. Yvane m’avait dit qu’au fur et à mesure de la maturation de mes idées Les Laboratoires tenteraient de suivre le financement du projet. Cette structure accueille les artistes et accompagne leurs projets sans que la forme finale soit décidée dès le début. Tout était ouvert : peinture, installation, photographie…
Zahia Rahmani Quel genre de travail aviez-vous produit avant la réalisation de Check Check Poto ?
64
J. V. : Beaucoup de photos. J’ai fait aussi des vidéos, des dessins et des installations mais j’ai surtout travaillé le portrait et la photographie. Aviez-vous déjà travaillé avec des adolescents ou dans les cités de banlieue ? J. V. : Non, je n’ai pas de sujet a priori. C’est secondaire. Je ne pense pas qu’il faille s’intéresser aux ados ou à la banlieue. Mais naturellement, j’ai un rapport à ma propre adolescence. J’étais une fille très rebelle et difficile, une adolescente qui ne faisait rien à l’école. Même s’il y a de grandes différences entre ma ville natale en Transylvanie à la fin de l’époque communiste et Aubervilliers en 2009, les sentiments de ces ados me sont assez familiers. La grande réussite de l’association Mosaïque est d’accueillir les adolescents qui en ont le plus besoin, ceux qui rencontrent chez eux les plus grandes difficultés, sociales, familiales, personnelles. Mosaïque est, selon sa propre définition, un lieu d’écoute et de parole. Tous les matins, les animateurs préparent des petit*déjeuners parce qu’ils se sont rendu compte que beaucoup de jeunes ne mangent pas avant d’aller à l’école. Mais ce n’est pas cette dimension qui m’intéresse. Je me suis concentrée sur les moments où, à la différence des centres de loisirs du quartier qui proposent une large gamme d’activités, Mosaïque n’offrait rien d’autre à faire que de s’asseoir et de discuter. Le local est très exigu. A l’étage, il y a un petit bureau qu’on n’utilise que lorsqu’un adolescent a un problème très personnel dont il veut parler en tête-à-tête avec un adulte ; je n’ai jamais filmé ce type de situations. Au sous-sol, il y a les toilettes où les jeunes peuvent un peu se cacher et c’est là qu’ils ont interprété le rap qui clôture le film. Le reste, tout le reste, se passe dans les quelques mètres carrés du rez-de-chaussée. Comment avez-vous débuté ce travail à Mosaïque ? J. V. : Les Laboratoires d’Aubervilliers m’ont laissée très libre et j’ai commencé par des visites
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page65
régulières sans filmer. Lorsque j’ai proposé de venir avec une caméra, l’équipe de Mosaïque a exprimé une double crainte : que les enfants deviennent très turbulents devant la caméra ou bien qu’ils l’abîment. J’ai apporté une petite caméra DV et j’ai beaucoup filmé, mais j’ai vite compris, surtout à cause de la médiocrité du son, que ce matériel ne suffirait pas. Il a fallu ensuite que j’attende un certain temps avant que les Laboratoires ne s’équipent d’un matériel de tournage satisfaisant. Etiez-vous seule sur le tournage ? J. V. : Oui. D’abord parce que les locaux sont très exigus. Mais surtout, parce que cette intimité que je recherchais, je n’aurais pas pu l’avoir si nous avions été plusieurs. De toute façon, je n’avais pas de budget pour payer un ingénieur du son sur un tournage aussi long. A l’arrivée, vous vous êtes retrouvée avec beaucoup de rushes ? J. V. : 56 heures, ce qui, en définitive, n’est pas énorme. Le local est ouvert les après-midi pendant trois heures, je venais donc tourner deux à trois fois par semaine, mais il n’y avait pas toujours affluence. Je filmais systématiquement dès qu’il y avait quelqu’un, sauf lorsqu’on me demandait d’éteindre la caméra. Qu’est-ce qui vous intéresse le plus chez ces jeunes qui viennent à Mosaïque ? J. V. : Le plus remarquable c’est que, malgré tous les heurts qu’ils ont avec le monde des adultes, ils viennent là pour rencontrer des adultes et se confronter à la norme. Ils viennent raconter leurs histoires de drogue, de vols de voiture… Mais ils n’assument pas le fait qu’ils ont besoin de parler pour soulager leur anxiété ; ils s’asseyent et il faut leur tirer les vers du nez pour les faire parler. C’est justement ce besoin pas très conscient de parler qui m’intéresse. Comment avez-vous conçu l’organisation du film autour de plans séquences ? J. V. : Il ne s’agissait pas dans ce film de raconter une histoire mais d’agencer plusieurs petites histoires. Face à un choix relativement limité,
autour du monde
la question était plutôt par quelle histoire commencer ? Avec laquelle finir ? La scène où les filles se vernissent longuement les ongles, par exemple, ne pouvait pas convenir au début parce qu’elle est très lente. C’est une scène où il ne se passe presque rien mais qui repose sur le contraste entre le geste insignifiant, l’apparente légèreté du ton, et la gravité de ce que ces jeunes filles de 15 ans vivent. En revanche, nous avons tout de suite monté en ouverture la scène du sparadrap de Samir parce qu’elle pouvait donner dès le début au spectateur la “maquette” du film. Ce que nous avons construit au montage, c’est une forme de ballet avec les adolescents. Aviez-vous dès le départ une idée de la durée du film terminé ? J. V. : Non, dans un centre d’art contrairement à la télévision, la question de la durée ne prime pas. Aviez-vous en vous lançant dans ce travail des références cinématographiques, telles que Frederick Wiseman par exemple ? J. V. : A la différence de Wiseman, je ne fais pas le portrait d’une institution. Je transforme plutôt ce lieu en une scène de théâtre. Je fréquente assidûment depuis plusieurs années des festivals de cinéma documentaire. Tout m’intéresse dans le documentaire, même les films ratés ! (rires) Mais pas les reportages télé ! Ce qui me passionne dans le documentaire c’est aussi la manière dont la personne qu’on filme se met en scène, s’invente, résiste quand on s’approche d’elle avec une caméra. A Mosaïque, ceux qui vous ont opposé le plus de résistance, ce sont les enfants ou les adultes ? J. V. : Les adultes, et de loin, car ils ont très peur du jugement porté sur leur travail et du regard du quartier sur les jeunes en difficulté qui fréquentent Mosaïque. Mais ce lieu est précisément fait pour eux. Et lorsque des jeunes qui vont bien poussent la porte, les adultes ne font pas grand chose pour les retenir. Lors du visionnement du film, ces adultes ont été presque horrifiés devant l’exhibition de la vio-
lence. “Ça commence avec un coup de couteau et ça finit avec la prison !” m’a dit Bobeker, le responsable de la structure, au sujet du film. Ma vision est différente : ça commence avec une discussion et ça finit par une chanson. Il y a une grande différence entre un coup de couteau filmé et un coup de couteau dont on parle, entre la prison où l’on va et la prison que l’on chante. Cette chanson [Du ferme de La Fouine], beaucoup d’ados la chantent un peu partout. Comme tous les autres jeunes, ils sont concernés par la transgression, la relation à la loi, le contrat social. Cette chanson qu’ils ont voulu enregistrer et qu’ils ont peur de mal interpréter, ils la mettent en scène avec une forme d’innocence qui a quelque chose de très émouvant ; elle évoque une situation à laquelle ils doivent réagir sans en avoir vraiment les moyens. Quelle était la demande des animateurs vis-à-vis du film ? J. V. : Ils auraient voulu un film qui réhabilite les jeunes et la banlieue. Ils craignent qu’en montrant la violence on renforce les stéréotypes, les clichés sur la banlieue. Ils rejettent l’image caricaturale que les médias donnent d’eux. A mon sens, on peut parler de la réalité de différentes façons mais on ne doit pas la nier. Je n’ai pas fait un film sur la banlieue en général mais sur une institution destinée à accueillir des jeunes qui en ont particulièrement besoin. Il montre la nécessité des liens et indirectement met en accusation l’école. Il montre des jeunes qui recherchent le contact ; en règle générale, je ne les filme pas seuls mais en interaction avec les adultes. La seule séquence qui fait exception est celle où les garçons racontent leur vol de voiture mais le spectateur sait que les adultes sont présents. Est-ce leur manière particulière d’appeler au secours qui vous émeut ? J. V. : Je filme leur envie de rencontrer l’autre, je filme l’ouverture, le possible. Il y a la place pour de l’attendrissem*nt. Une autre différence avec le travail des médias est évidemment le temps que je passe avec eux. Je vais à leur rencontre avec la caméra. Ceux que je filme sont des individus très jeunes – 12, 13, 15 ans – qui
65
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page66
Check Check Poto 2009, 82', couleur, documentaire réalisation : Julia Varga production : J. Varga, Les Laboratoires d’Aubervilliers, Service communal d’hygiène et de santé, CG Seine-Saint-Denis Les adolescents qui entrent à Mosaïque à Aubervilliers n’ont pas rendez-vous. Cette antenne du Service hygiène et santé de la ville est ouverte à tous les petit* bobos, aux blablas, aux silences et aux larmes. Deux adultes sont là pour ces jeunes dont l’humiliation et la violence sont le lot quotidien. Sans autre mission que de les écouter, les raccommoder, leur donner des repères et les aider à se relever quand ils se sentent plus bas que terre. Plasticienne en résidence aux Laboratoires d’Aubervilliers, Julia Varga s’est engagée dans un partenariat avec cette petite structure d’action sociale locale. Avec l’objectif de travailler sur l’estime de soi qui manque tant aux jeunes de la banlieue. Le cinéma s’est imposé à elle comme un moyen de tisser des liens avec eux. Elle a installé caméra et micros pendant plus d’un an dans le local de Mosaïque, à l’affût, disponible à tout ce qui pouvait s’y produire, sans rien mettre en scène. Constitué de micro-récits traités en longs plans séquence, le film donne avec sérieux et générosité la parole à ces filles et garçons sans voix. Quand les mots manquent cruellement, les gestes – se vernir les ongles, tapoter sur son portable – et les corps – recroquevillés, vautrés, affalés, couturés – disent très crûment la douleur d’être des vauriens (vaut rien), des exclus, des décrocheurs, des graines de “racaille”. E. S.
66
Film retenu par la commission Images en bibliothèques Julia Varga expose très clairement le rôle que joue la structure d’accueil Mosaïque à Aubervilliers en faisant de son film un témoignage de moments de liberté où les paroles s’échangent, et où parfois la colère surgit, un sentiment d’incompréhension pour certains jeunes s’avérant flagrant. Le spectateur a l’impression que la caméra s’est posée à cet endroit, a filmé des moments souvent extraordinaires de révélations personnelles, et appartient finalement elle aussi à ce lieu car elle respecte les jeunes et les écoute. Le processus filmique est posé d’emblée, les enfants savent qu’ils sont filmés, parfois en jouent, mais l’oublient le plus souvent. La réalisatrice parvient à se faire accepter au même titre que les éducateurs, qui eux sont très peu présents à l’écran. Mais leur présence est importante dans la bande son par leur dialogue avec les jeunes. Julia Varga réussit à filmer l’innocence qu’il y a en chacun de ces adolescents même si certains sont déjà considérés comme perdus par la société. Ils retrouvent un peu de leur place à Mosaïque et leurs yeux crépitent devant la caméra. Ils habitent pleinement le cadre exigu qui leur est donné. Christine Puig (Médiathèque José Cabanis, Toulouse)
ne peuvent pas être tenus pour responsables de la situation globale dans laquelle ils sont plongés. C’est notre responsabilité commune : une société où les espérances sont vacillantes, ou par exemple on ne sait pas pourquoi on fait des études puisque les emplois manquent. Je donne à voir des êtres qui sont d’abord fragiles. Le gosse de 13 ans qui utilise un siège bébé quand il se met au volant d’une voiture volée, je ne peux pas le voir comme un “méchant” ! Le film témoigne d’une envie de les connaître, de les comprendre. Comment le film a-t-il été reçu ? Comment circule-t-il ? J. V. : Les jeunes sont venus regarder le film en boucle aux Laboratoires d’Aubervilliers, mais ils s’intéressaient plus à certaines scènes qu’à l’ensemble. Ensuite le film a été présenté au FID à Marseille et à Montreuil dans le cadre des rencontres de Périphérie, mais beaucoup de salles en banlieue ont refusé de le programmer à cause de l’image négative qu’il véhiculerait. Cela dit, partout où le film a été montré, l’accueil a été très positif. Du fait qu’il a été produit par une structure artistique et non par un producteur de cinéma, sa diffusion est plus restreinte. Mais, compte tenu de ma manière de travailler, je ne pense pas que j’aurais pu le produire de façon plus classique. Je n’écris pas en amont. En ce moment, je tourne au Caire. J’ai déjà 60 heures de rushes et toujours pas de producteur ni de projet écrit. Ce que vous tournez actuellement en Egypte s’inspire-t-il des mêmes principes ?
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page67
J. V. : Là, je m’inscris dans une situation très évolutive du fait de la révolution en cours. J’accompagne une communauté de Zabaleen (chiffonniers) qui est en train de s’organiser pour être représentée politiquement. C’est une société d’environ 80 000 personnes, très hiérarchisée, qui prend en charge tout le cycle des déchets depuis la collecte jusqu’au recyclage. Ils sont coptes mais ne se mélangent pas avec les autres coptes des classes moyenne ou supérieure. C’est la quatrième fois que je vais tourner chez eux. Je les ai découverts en 2007, avant de commencer Check Check Poto.
paysage hors cadre Notes à propos du film Les Bosquets de Florence Lazar, par Marie de Brugerolle.
Y a-t-il un lien entre les chiffonniers du Caire et les adolescents d’Aubervilliers ? J. V. : Leur point commun est qu’ils sont en situation difficile et surtout ce sont des rebelles. Mais je ne cherche pas systématiquement à faire des films sur des exclus, des gens considérés comme des rebuts. Les Zabaleen sont fascinants par leur force, leur ingéniosité. En fait, ces deux projets se sont développés de manière très différente : à Aubervilliers, j’ai été invitée, au Caire, c’est moi qui me suis invitée sans autre soutien que celui d’Olivier Marboeuf de Khiasma 2 qui, pour le dernier voyage, m’a prêté une caméra. Envisagez-vous le projet exclusivement comme un film, sans recourir par exemple à la photographie ? J. V. : Le cinéma a potentiellement la capacité de faire rire, de faire pleurer, de raconter une histoire, de faire partager un drame ; ce sont toutes ces possibilités qui m’intéressent. J’aime le cinéma lorsqu’il est projeté dans une salle où les gens font la démarche de venir, parfois débattent. Avec Check Check Poto, j’ai fait pour la première fois cette expérience de la rencontre avec les spectateurs. C’est génial. Mais le fait de filmer provoque lui aussi des rencontres formidables, surtout lorsqu’on tourne pendant un an ou deux, on partage un bout de chemin ensemble. Les gens que je filme, en tout cas certains d’entre eux, sont conscients de faire le film avec moi, de communiquer ainsi avec l’ailleurs, de témoigner, ce que je trouve très émouvant. J’aime ces liens, ces débats qui se créent autour du tournage d’un film, l’accélération que peut donner aux événements la présence d’une caméra. Propos recueillis à Paris par Eva Ségal, mai 2011
1 www.leslaboratoires.org 2 www.khiasma.net
autour du monde
Tout commence par la fenêtre. Un long plan séquence d’une fenêtre ouverte sur une barre d’immeubles ouvre le film. Au centre de l’image, biffant la réalité de cette vue lointaine, une masse sombre forme un triangle terminé par une masse de tissu en boule. Le rideau a été noué, comme on le fait pour faire le ménage, dans un geste pratique. On ne l’a pas tiré pour voir au dehors, mais pour qu’il ne gène pas l’activité domestique du dedans. Ainsi la fenêtre n’est pas ouverte pour voir l’extérieur mais pour faire entrer l’air dedans. Il n’y a pas de point de vue, le paysage fait cadre malgré lui. Et de fait, la ligne perspective est décentrée à gauche, une oblique verte conduisant à la barre au loin. Cette barre blanche et grise coupée en est l’unique horizon. Avec cette image forte, Florence Lazar pose le cadre de son film. Un film sur Les Bosquets à partir de la fenêtre ouverte. Un cadrage dans le cadre d’un décor qui semble bouché, une mise en abyme par la tangente du paysage, du vert dans le gris, du son hors image… Le son dans cette première séquence est celui du poste de télévision allumé, hors champ, on entend : “La nuit vous cache mais je connais vos visages… En 89 moi aussi j’avais 20 ans mais je me battais pour la République…” Nous sommes devant un écran-fenêtre, du côté de l’ombre, la lumière est dehors. Et c’est dans cet “en dehors” de l’image, du stéréotype, du cliché tout fait de la banlieue grise où se sont déroulées les émeutes de 2005, que Florence Lazar construit une histoire. Un point de vue sublime, celui dans la nature comme zone de résistance. En effet, Florence Lazar fait un film qu’on n’attend pas, qui montre les coins négligés par la télévision en quête d’ombre, d’immeubles détruits, de “zones”. Or cette “zone”, c’est aussi celle de la nature rebelle, qui s’insinue partout, qui pousse malgré la rouille, le béton, qui trace des lignes vertes, des carrés verts, des curiosités d’herbes entre les blocs minéraux. La nature comme reste, comme ruine dans la ville, fait ici contraste et pointe encore mieux la violence en cours. Pas celle des dealers ou des “émeutiers”, mais
celle de la planification, qui construit autant que de nouveaux logements, un nouveau paysage. Portion, section de nature, le paysage est toujours déjà un cadre. Les scènes se passent là où on ne les attend pas, au “périmètre des abords” des immeubles en cours de destruction, des chantiers de construction. Florence Lazar compose son film. Florence Lazar a pris le risque du temps. D’aller sur place durant plusieurs mois, une année. D’être décalée, femme réalisatrice dehors, de négocier ses images non pas dans leur forme mais dans leur possible existence, fragile et forte, de simplement se tenir debout là, dehors, avec une caméra. Ses images furent tournées en plein jour, pas en douce, elle a résisté, non aux habitants mais aux pressions d’autorités politiques qui auraient aimé qu’on n’en montre que le nouveau projet, virtuel. La réalité, c’est aussi les arbres, l’oisiveté, le désœuvrement. Les Bosquets ne sont pas bucoliques et pourtant on y fait la sieste à l’ombre du pare-choc d’une voiture parce qu’il y a peu de travail, dans l’attente d’une prochaine tâche et non par fainéantise. C’est le jeu des postures de corps qui crée un langage. Ces hommes assis sur des chaises en bois, qui tapent le carton du jeu de cartes, on dirait du Pagnol ? Et pourtant, cela n’est pas mis en scène, c’est ainsi que ces jeunes gens vivent, aussi. Je pense aux jambes des jeunes femmes dans A propos de Nice [1930] de Jean Vigo, à leur ombre portée sur le sol et au contraste des pieds de chaise en équilibre et de ces corps jeunes et pourtant déjà marqués. Si la plongée/contre-plongée était une arme dans le cinéma de la nouvelle objectivité ou pour ce documentaire d’un anarchiste, c’est le gros plan qui retrouve une efficacité. Florence Lazar filme des visages, elle fait des portraits de ces personnes que l’on voit toujours avec une capuche, un foulard, qui sont devenus des types. Ils sont jeunes, il leur manque déjà une ou deux dents, une cicatrice vient biffer une arcade sourcilière. On joue, on rit, mais on guette, toujours conscient d’être sous le regard d’un autre.
67
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page68
Les Bosquets 2010, 51', couleur, documentaire réalisation : Florence Lazar production : Novembre productions, Le Fresnoy/Studio national des arts contemporains participation : CNAP, Ville de Paris Les Bosquets, c’est le nom bucolique d’un quartier HLM de Montfermeil. A la fin du printemps, la vie semble tranquille. Au pied d’immeubles délabrés, parmi les chantiers de rénovation, certains jouent aux cartes, plus loin, des femmes discutent sur la pelouse. Cette tranquillité inattendue, soutenue par de longs plans larges, suspend notre jugement sur une banlieue stigmatisée par l’information. Bucolique la banlieue? Cette ironie en appelle une autre. Celle de nommer “cité”, l’habitat collectif des années 1950 à 70. La cité : la ville, la citoyenneté. Ramener la nature dans les villes, refonder la cité, c’était bien là le programme du modernisme. Mais celui-ci a échoué. Les immeubles sont aujourd’hui en ruine. Coupés de la ville, ils sont devenus le théâtre d’émeutes, le symbole surmédiatisé de l’insécurité, de l’échec social, de la peur de l’autre. Comment rafraîchir le regard de tous ces préjugés ? Avec son rythme calme et son alternance de tableaux distanciés et de portraits, Les Bosquets propose une échappée. Oui, bucolique la banlieue. Mais sans affectation. En filmant la cité comme un paysage où passe la lumière, sans dramatiser l’évident désœuvrement des habitants, en laissant le micro ouvert aux paroles, aux indices d’une situation, qui surgissent parfois du hors champ, Florence Lazar repose discrètement la question : qu’est-ce qu’être d’ici ? S. M.
68
Un homme est toujours là, depuis la première scène en mouvement, il marque de sa présence tranquille l’image. C’est un passeur, c’est un veilleur. Il fait lien entre la caméra et le plan, entre nous et la scène. Il regarde alentour, circonscrit ce qui à l’image n’est pas vu, entend-on son nom ? “Goun”… Après le long plan de la fenêtre ouverte, une image d’hommes au travail prend place. Une barre d’immeubles dont les ouvertures ont été murées, en attente de destruction, un camion orange, des hommes avec des gilets de sécurité jaune fluo, et un homme de dos, portant un casque orange et un gilet de même couleur. Il marche lentement vers le camion. Tout semble irréel, comme dans un jeu de Lego ou des bonshommes Playmobil seraient disposés. Seuls à nouveau, les éléments végétaux sur la droite marquent le réel de la scène. Ensuite, toujours au loin, une autre barre d’immeubles habitée celle-ci est l’arrière-plan d’une curieuse scène. Au premier plan, deux jeunes femmes discutent assises sur un tapis rouge posé sur l’herbe. Une conversation calme, ponctuée de quelques signes de la main, se déroule devant les travaux d’une grue en activité. Vêtues de sombre et portant des foulards, blanc pour l’une et noir pour l’autre, les deux femmes forment une figure atypique. Elles forment le premier plan animé d’une scène dont l’horizon est obstrué par une barre d’immeubles. Cette scène est capitale, subversive et forte. Ici Florence Lazar inverse et retourne les hiérarchies, celle du genre pictural occidental classique et celle sociale d’un habitus urbain de banlieue. La périphérie fait-elle partie de la ville ? Le
Grand Paris ? Est-on urbain en banlieue ou rurbain ? Ici pas de ruralité, un urbanisme d’usage dortoir, et pourtant les jeux d’observations très paysannes sont à l’œuvre. Les allées et venues des uns et des autres sont filtrées, on est aux aguets. Il y a des commérages. Commères, compères, qui sont ces voisins contemporains ? Proches ? Lointains ? Le lointain ici est impossible, bouché par les barres des immeubles, la veduta de Florence Lazar retourne le paysage vers nous, au-delà de nous, de notre côté. Notre regard devient un point de fuite possible. La scène du premier plan est très classique, deux jeunes femmes discutent sur un tapis. Seulement le tapis est d’ordinaire un accessoire d’intérieur, il apparaît dans la peinture hollandaise, avec les scènes de genre, et montre la richesse. On le plaçait d’abord au mur ou sur la table, la pratique contemporaine du tapis de sol étant récente. Le tapis est un ornement récurrent chez Florence Lazar. Il est présent dès ses premières installations, (Ja Volim Vast, Ja Volim Vlast à la Galerie-Centre d’art de Noisy-le-Sec en 2000. On le retrouve sur la table de Le Lieu de la langue, 2007). De la même manière que Manet bouleverse l’ordonnancement conventionnel de la scène champêtre, pastorale, qui admettait la nudité héroïque ou divine dans ses compositions, Florence Lazar nous dérange non pas parce qu’elle montre des “femmes voilées”, mais parce qu’elle déplace l’intérieur à l’extérieur. Le Déjeuner sur l’herbe [1862-63] est scandaleux non pas parce qu’une femme est nue mais parce que des hommes vêtus l’accompagnent. Ainsi
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page69
nous ne sommes plus dans un temps suspendu, hors histoire. Et c’est bien de cela dont il est question ici : faire histoire dans l’Histoire. Florence Lazar compose des scènes avec ce qu’elle trouve et invente des déplacements pour que les langues se dénouent, les regards s’échangent. Les dames sur le tapis semblent hors contexte et pourtant, si leur conversation demeure privée, on entend le bruit du monde. Ce sont les grues qui s’activent, les pelleteuses, rouges, oranges, seuls motifs colorés de ce lieu. C’est vivant, pas désolé. Et c’est cela qui est violent : le calme apparent, rien d’inquiétant, tout semble familier. Mais des femmes sur un tapis dehors, tache rouge sur fond vert, deux points noirs animés, que l’on n’entend pas. C’est tout ce que nous ne voyons pas mais entendons qui inquiète, la connaissance, au sens d’une expérience sensorielle, auditive, d’un au-delà de l’image. Le tapis dehors, c’est le temps du ménage, on suspend toutes les pièces de tissu lourdes à l’extérieur pour les dépoussiérer, les aérer. Les draps, les couvertures, les tapis… Ceux-ci ont souvent des motifs qui symbolisent un jardin imaginaire, symétrique, comme les jardins à la française. Le tapis posé sur l’herbe est finalement une mise en abyme de cet “en dehors”, on porte un peu de chez soi dehors, la clôture du jardin est symbolisée par le bord du tapis. Le tapis est le parangon de Florence Lazar, il fait contre-point à l’image, qu’il recadre, souligne. Il marque une profanation. Reposant sur la dialectique fanum/profanum, qui appartient aussi à une histoire de l’art du tableau, Florence Lazar déplace quelque chose de l’intime dans le public. C’est le scandale du film. Elle profane un dispositif de contrôle, celui qui cantonne les femmes au foyer et les hommes au travail, la banlieue à feu et à sang et le jeu de cartes comme une occupation passive, par exemple… ce qui n’est pas faire de l’angélisme, ni dresser un faux portrait calme et pacifié au service de la restructuration. Au contraire, c’est subtilement pointer que le silence est bien plus inquiétant que le bruit, que le guetteur attend patiemment sa proie, que le virtuel est parfois la pire des violences…
autour du monde
Redonnant un visage, des regards à des personnes qu’on ne voit que comme des formes passantes : la femme en djellaba, le jeune homme à la casquette ou portant un casque. Ils nous regardent. Et ce regard désigne la place du spectateur, la nôtre, comme témoin. Celui qui a vu ne pourra plus jamais dire qu’il n’était pas là. “La profanation est le contre-dispositif qui restitue à l’usage commun ce que le sacrifice avait séparé et divisé”, dit Giorgio Agamben dans Qu’est ce qu’un dispositif ? (Ed. Payot & Rivages, Paris, 2007). Le profane, c’est ce qui est hors du temple, étymologiquement, hors du fanum, de l’espace sacré, séparé, hors du commun. Celui-ci peut être un bâtiment, ou simplement une ligne tracée au sol. Ce trait délimite un territoire, comme la ligne d’horizon. “J’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’interpréter, de modeler, de contrôler et d’assurer les opinions et les discours des êtres vivants”, précise Agamben. Les gestes des femmes et des hommes filmés ici ont une grâce inédite. On pourrait de chaque scène tirer un parallèle avec un tableau. Les hommes en “blanc” de travail allongés sur l’herbe composent malgré eux une scène de baigneurs cézaniens. La dame debout près du grand cèdre, à l’orée d’une forêt, est un Corot du XXIe siècle. Les deux jeunes femmes assises à nouveau sur un tapis dans l’herbe, cette fois au printemps, pourraient sortir d’un Renoir… Curieusem*nt, leurs gestes sont maladroits dans la nature, on sent que ce n’est pas leur place habituelle, elles ont oublié la façon de faire des bouquets. La maladresse, la découverte d’un autre aspect de leur cité, voilà qui est nouveau, qui déstabilise. L’appartement témoin aux arêtes rectilignes contraste avec le champ de hautes herbes où viennent se promener deux hommes. Le temps se couvre, ils ont rabattu leurs capuches. Sous le ciel métallique, ils regardent leurs barres familières, et imaginent ce qu’on pourra voir lorsqu’elles ne seront plus là, lorsque l’horizon sera dégagé. En haut de ce monticule, de dos et en contre-jour, ils sont de modernes voyageurs. Tel celui de Caspar David Friedrich (Le
Voyageur contemplant une mer de nuages, 1818), ils sont des passeurs vers un ailleurs au-delà du mur. Ils sont aussi, comme le personnage du tableau, des sujets à part entière. C’est Gounedi Traoré qui a guidé Florence Lazar durant ses visites, et il est l’un des joueurs de cartes. On entend sa voix tout au long du film, voix off, voice over, celle-ci nous guide toujours hors champ, instaurant une respiration et une distance face aux images. Nous ne sommes pas dupes. Nous les avons vus jouer aux cartes, attendre, rire, travailler, nous ne pourrons plus penser aux Bosquets comme à un titre d’actualité, une image d’incendies parmi d’autres, nous dirons : ceux qui jouaient aux cartes sous l’auvent, celles qui parlaient sur leur tapis dans l’herbe, celui qui guidait les autres sur l’ancien terrain de foot, là où il y avait aussi des arbres. A la fin du film, des hommes rangent les poubelles, geste quotidien, l’un dit à l’autre en rigolant : “Il y aurait besoin d’un karcher pour nettoyer tout cela…” Marie de Brugerolle
A lire A propos de Florence Lazar : Rue Descartes No.67, 2010, “Micropolitiques de la visibilité : Florence Lazar” par Giovanna Zapperi. De Marie de Brugerolle : Guy de Cointet, JRP/Ringier, Zürich, 2011. Premières Critiques, Les Presses du Réel, Critique et théorie de l’art, Paris, 2010 (“J’ai vu la Gorgonne et je ne suis pas mort”, sur le travail de Florence Lazar). Suzanne Laffont, Actes Sud, Paris, 2003.
69
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page70
extérieur nuit Le cinéma de Sylvain George est lié à la France contemporaine dont il saisi l’esprit réactionnaire et xénophobe. A l’origine de ses trois premiers courts métrages, il y a toujours une impulsion réelle et concrète. En même temps, les images tournées en pellicule aussi bien qu’en numérique semblent provenir d’une époque et d’un lieu lointains, d’un cinéma à ses débuts, muet, contrasté en noir et blanc. Entre ces deux mondes, une armée de l’ombre donne un visage et une allure aux luttes des classes aujourd’hui. Ces êtres de la nuit, Sylvain George les filme inconditionnellement ; il les regarde avec des yeux qui sont à la fois ceux du cinéphile et du militant. Propos recueillis par Eugenio Renzi et Antoine Thirion. “No Border (Aspettavo che scendesse la sera) est mon tout premier court métrage, film ou geste cinématographique. Les prises de vues ont été réalisées en 2005, année au cours de laquelle j’écrivais mon projet cinématographique sur les politiques migratoires en Europe et dont le long métrage, Qu’ils reposent en révolte (Des Figures de Guerres I) [2010], constitue aujourd’hui le premier opus. Dans l’attente des financements du CNC pour mener à bien mon projet, j’avais décidé de faire des “repérages” sur la situation des migrants à Paris, de commencer à rencontrer des personnes, des groupes de militants ; et de “consigner” ces éléments dans un court métrage dans lequel un certain nombre de choses pourraient être testées, expérimentées, d’un point de vue politique et esthétique. Pour ce film, j’ai eu envie de travailler et de faire l’expérience de l’argentique, support que je comptais initialement utiliser pour mon “grand projet”. J’avais aussi le désir, symboliquement parlant, de me confronter pour cette première expérience à un medium proche de celui que l’on pouvait trouver au début de l’histoire du cinéma. Un cinéaste expérimental dont j’apprécie beaucoup les films documentaires en super 8, Sothean Nhieim, m’a donné quelques renseignements et conseils, et le film a été vite réalisé. J’avais une idée très précise du film que je souhaitais faire, de ce vers quoi je voulais aller. Un documentaire expérimental, poétique et politique dont la thématique serait traitée de façon non didactique et explicative ; en noir et blanc, muet, sortes de vues Lumière qui joueraient sur des vitesses de défilement de la pellicule comme avaient pu le faire, avec leurs spécificités propres, Marey ou Muybridge. Un film qui jouerait aussi avec les codes du cinéma
70
muet, du cinéma d’avant-garde, et du cinéma dit “engagé” (les découpages admis entre le cinéma/le cinéma politique/le cinéma militant sont extrêmement idéologiques et je refuse de souscrire à ceux-ci. Chaque film est porteur de vues politiques, “avouées” ou non). Mes influences à l’époque s’inscrivaient à la croisée des chemins : la tradition des films dits de “ville”, symphoniques ou non (Vertov, Kaufman, Kirsanoff, Lotar, Storck, Moholy-Nagy, Oliveira, Vigo, Buñuel, Goldman, Hutton…), le cinéma dit “d’avant-garde” passé, et plus récent comme les films de Angela Ricci-Lucchi et Yervant Gianikian… Je souhaitais aussi essayer de jouer sur les formes du pamphlet, du manifeste cinématographique, d’où l’usage de textes, de citations qui renvoient aux références citées, à certains films de Godard, Medvedkine. Le film est composé de fragments organisés en trois parties conçues comme des tableaux. Le premier est une commémoration de la Révolution française. Je filme le 14 Juillet, les feux d’artifice, les avions... symboles de la révolution bourgeoise, d’une société dans laquelle nous vivons aujourd’hui et où les inégalités, les injustices sont inacceptables. L’image redoublée et en négatif de l’avion qui passe devient une image qui évoque de façon métaphorique un bombardement de Paris. Et, de manière plus directe, l’engagement français dans la guerre en Afghanistan. En creux sont désignés l’échec des révolutions prolétariennes aux XIXe et XXe siècles, et la nécessité peut-être de retravailler le concept de révolution. Ce qu’un philosophe allemand comme Walter Benjamin s’est appliqué à faire en 1940. La révolution, entendue non plus comme grand soir mais comme capacité à faire bifurquer le cours des choses à tout moment, dans l’ici et le maintenant. Ce qui
implique d’autres conception et rapport au temps et à/de l’histoire, à même d’être mis en œuvre par le cinéma. Le deuxième tableau montre précisément la société d’aujourd’hui. A travers la situation des migrants qui tentent de survivre dans les rues de Paris, se donne à lire par extension la guerre menée contre les pauvres, la perpétuation des inégalités, l’indifférence. Le troisième tableau est un tableau d’émancipation. On aperçoit une manifestation organisée par une association du Xe arrondissem*nt qui vient apporter son soutien aux migrants. Une petite manifestation, de nuit, coincée entre des travaux publics, le défilé des voitures, et qui fait signe de la fragilité de ce combat minoritaire, surtout en 2005 lorsque la question des sans-papiers n’est pas au centre de la scène publique. Puis, de jour, un rassemblement de personnes sans-papiers non loin du ministère de l’Intérieur. Les décompositions de mouvements, la création et répétition de motifs, le fait d’isoler, d’agrandir, de se focaliser sur certaines parties des images, visent à rendre compte plastiquement, avec toutes les ressources plastiques du médium cinématographique et du super 8, et de la façon la plus radicale et frontale possible, de ces réalités insupportables.” “N’entre pas sans violence dans la nuit est mon deuxième court métrage, tourné lui aussi en 2005. Je suis toujours dans l’attente de savoir ce que deviendra mon “grand projet”, si une subvention me sera accordée par le CNC. Je continue à me préparer en rencontrant des associations, des militants, des personnes sans-papiers. Sensible à la question de la représentation politique, à savoir comment les personnes concernées peuvent être les acteurs de leurs propos, j’entre en contact avec un collectif de sans-papiers extrêmement actif et dont l’indépendance lui attire de vives critiques. Si les partis et les associations de gauche en effet veulent bien soutenir la cause des sanspapiers, ils ont en revanche du mal à accepter que ceux-ci se présentent eux-mêmes, soient porteurs de leur propre combat, décident euxmêmes comment mener le combat. Après leur avoir expliqué mon projet et mon souhait de filmer certaines de leur mobilisation pour le film que je prépare, je leur propose de réaliser en parallèle un film court sur la question des arrestations de personnes sanspapiers à Paris que je mettrais à leur disposition pour aider aux mobilisations sociales. Rappelons que la France à partir de 2002, au prétexte de gérer les “flux migratoires”, a, pour
A voir / A lire independencia.fr
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page71
Un Homme idéal
No Border (Aspettavo che scendesse la sera)
N’entre pas sans violence dans la nuit
2005-2008, 24', noir et blanc, documentaire réalisation : Sylvain George production : Noir Production
2005-2008, 21', noir et blanc et couleur, documentaire réalisation : Sylvain George production : Noir Production
No Border, comme ces amibes, noires et fugitives, qui ouvrent un film au noir et blanc saturé, ode rythmique et comme un rappel du cinéma pur des années 1920 ; No Border, la sensualité universelle de visages et de corps à la chorégraphie élémentaire, rehaussée par la musique (Part, Schnittke, Ligeti) ; No Border, l’hypocrisie d’une politique européenne et française où la circulation des populations cède le pas à celle du capital. Ne pas s’y tromper : la jubilation du mouvement – ces avions en formation, échappés d’un défilé militaire, – l’émotion ingénue et sans doute inépuisable que procurent ces visages taillés sur le vif par une caméra digitale, ne renvoient que partiellement à une “essence” cinétique du cinéma. Mouvements et visages ne sauraient s’abstraire complètement et n’existent que dans une situation donnée, dont No border, en une poignée d’images, relève les contradictions, sinon l’aberration. Fermement inscrit dans la France des années 2000, le film oppose la foule d’un 14 juillet (fête, rappelons-le, “nationale”), sa joie naïve devant les feux d’artifices, au dénuement d’un groupe d’immigrés sans autre demeure qu’un matelas, comme aux politiques léonines dont sans-papiers et demandeurs d’asile sont les victimes. Le cœur du cinéma étant aussi, au-delà du seul mouvement, la possibilité de monter, dos à dos, ce qui en théorie ne saurait coexister sans friction ni explosion. M. C.
autour du monde
En octobre 2005, les habitants du quartier Château d’Eau à Paris s’élèvent spontanément contre ce qu’ils nomment les “rafles” que la police mène chaque semaine contre les populations immigrées – ou désignées comme telles. Sylvain George filme clandestinement l’événement, cette montée en tension que matérialise un montage précis et incisif, qu’il émaille des témoignages des manifestants. Comment filmer la résistance citoyenne ? Premier film de Sylvain George, N’entre pas sans violence dans la nuit intègre la lignée des films militants et accompagne l’action à Paris du 9ème Collectif de sans-papiers, opposé à la politique d’expulsion et de discrimination menée par le gouvernement français. Il s’inscrit ainsi dans l’actualité la plus brute, le cinéma réflexe et réactif qu’autorisent plus que jamais les nouvelles caméras digitales. De ce point de vue, on note chez Sylvain George une forme d’“esthétique” de la basse définition, à opposer aux images télévisuelles, toujours plus lisses et lacunaires. Mais ce noir et blanc, plus pixellisé que granuleux, entend aussi rendre grâce au haut patronage de Baudelaire et Walter Benjamin, dont les citations émaillent le film : quoi qu’un peu artificiel, il met à distance le présent et lui donne comme une patine – celle de l’Histoire dont il est toujours, dans son renouvellement perpétuel, la manifestation la plus urgente. M. C.
Un Homme idéal (Fragments K.) 2006-2008, 22', noir et blanc et couleur, documentaire réalisation : Sylvain George production : Noir Production Conçus en réaction aux lois d’immigration promulguées en 2006, la série des Contrefeux de Sylvain George prolonge l’action du 9ème Collectif de sans-papiers à Paris. Un Homme idéal en est le 4ème volet, et trace en une poignée de séquences le portrait d’un homme qui, à défaut de papiers auxquels il a pourtant droit, est condamné au monde du travail au noir, à l’exploitation, à l’extrême pauvreté. Le cœur du court film de Sylvain George consiste en cet entretien où K., ouvrier du bâtiment, décrit l’absurdité barbare de la politique migratoire du gouvernement. Si K. n’a pas la faconde d’un polémiste, ses mots d’une implacable évidence tirent à grands traits le portrait d’un quotidien rongé par l’injustice. Ils entrent en résonnance avec ceux de Robert Antelme, disposés aux bornes du film, moins pour leur écho littéraire que pour les inscrire dans l’histoire du siècle passé, ses épisodes les plus révoltants, son mouvement continué jusqu’à nous. Les sans-papiers d’aujourd’hui sont les cousins des manifestants algériens tués un soir d’octobre 1961 à Paris : une plaque commémorative rappelle fort à propos dans quelle tradition se situe la politique discriminatoire menée par la France. Tel est le revers des mots de K., qui se décrit pourtant lui-même, en tant qu’ouvrier qualifié d’un secteur en manque de bras et père d’enfants scolarisés en France, comme un “homme idéal” pour ce pays. M. C.
71
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page72
la première fois dans l’existence de la Ve République, fixé des quotas d’expulsions et de reconduites à la frontière : 10 000 par an en 2002, 29 000 aujourd’hui. Pour parvenir à ces quotas, il importe de procéder à environ 200 000 arrestations. Pour ce faire, la police procède à des arrestations au faciès (ce qui est interdit par la loi) dans des quartiers à forte concentration d’immigrés, gares, métro, etc. Arrestations massives qui ont lieu à l’improviste. Ce type de dispositif policier, la rafle, mot tabou, est un dispositif expérimenté et usité de longue date par la police française, avec, selon les époques bien évidemment, des finalités et objectifs différents. Ce qui ne signifie pas pour autant que les conséquences de ces dispositifs ne soient pas dramatiques et mortifères pour les personnes concernées, ainsi qu’en témoignent les morts par défenestration ou noyade de Mme Chulan Zhang Liu ou de Monsieur Baba Traoré à Paris et dans la région parisienne. N’entre pas sans violence dans la nuit montre donc ce qu’étaient les rafles à cette époque : un nombre impressionnant de policiers en civil et en uniforme qui arrêtent les personnes dans le métro, dans les restaurants et salons de coiffure ; les nombreux bus qui stationnent dans les rues. J’essaie de rendre compte de la situation en montrant le dispositif déployé, les rapports de force en présence, en recueillant des témoignages, en montant les réactions des gens qui ont assisté ou assistent aux descentes de police. On assiste de surcroît au cours de cette rafle à la première révolte populaire contre les arrestations policières. Les personnes du quartier, les sans-papiers, le sous-prolétariat, se révoltent et mettent un terme aux arrestations. Il s’agit là d’un acte historique, une révolte spontanée, inorganisée, non encadrée, fragile et en même temps tenue, profondément populaire, qui peut directement être connectée aux révoltes oubliées et écrasées dans l’histoire : révolte de paysans, révolte d’esclaves, protestations au Maghreb… Depuis, la stratégie policière a changé. Au lieu de grandes rafles, on multiplie les contrôles à petite échelle de manière à éviter toute réaction de masse. Formellement parlant, il a fallu bien sûr travailler à partir des images réalisées avec cette caméra vidéo de qualité très moyenne, de taille très petite (ce qui induit une façon de filmer propre). Elles jouent sur différents registres : films d’intervention à la manière de René Vautier, Newsreel de Robert Kramer, certains films de cinéma direct, cinéma burlesque et sa dimension transgressive (notamment à travers l’image d’un policier). Le montage heurté, les ruptures, discontinuités, trous et béances noirs renvoient à la violence de la situation. La “deuxième” partie du film, après la révolte, qui recense des témoignages spontanés et des
72
paroles politiques extrêmement fortes, travaille la forme du “détournement” et pointe l’absence de journalistes sur les lieux (présence uniquement de quelques photographes). N’entre pas sans violence dans la nuit est donc le premier film réalisé en France sur les rafles de personnes sans-papiers, et il montre dans le même temps la première révolte du sousprolétariat urbain. A travers un exemple particulier, ce film documente les politiques de l’époque. L’usage du noir et blanc, les différentes vitesses de défilement des images, accentuent et soulignent le jeu que j’ai volontairement voulu créer avec les notions de traces, d’archives, de survivances, de documents.” “Un Homme idéal (fragments K.) est ce que j’appelle une “petite forme”. Il fait partie d’une série de films courts – ciné-tracts et fables didactiques – que j’ai intitulée Contre-feux. Des films réalisés très rapidement, parfois en une journée, pour des collectifs de sanspapiers ou des collectifs informels, diffusés ou non sur internet. Il a été réalisé en 2006, avec un téléphone portable, outil/média partagé aujourd’hui par le plus grand nombre. L’idée de faire un film sur un sujet dont on parlait peu (la question des sans-papiers commence à revenir peu à peu dans l’espace public au cours de l’année 2006, après une “éclipse médiatique” de près de 10 ans), avec un outil comme celui-ci, me semblait politiquement intéressante. Le film s’attache à montrer le quotidien d’une personne sans-papiers qui, comme beaucoup de familles de personnes sans-papiers à ce moment là, a placé son espoir dans la promesse faite par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy, de régulariser les parents des élèves scolarisés. Durant cette attente, on appréhende le climat politique de l’époque, la peur qui tenaille les personnes sans-papiers, le climat anxiogène de la société française. Les ressources du medium ont été utilisées et poussées dans leur retranchement de façon à traduire plastiquement et métaphoriquement les réalités attestées. Le jeu sur les pixels, le flou, le son ou le problème de son, la définition ou absence de définition de l’image, les images couleur ou noir et blanc, le cadrage particulier qu’autorise la taille du médium, m’ont permis de donner corps à un processus de figuration des politiques minoritaires et corps opprimés, et de défiguration des politiques dominantes.” Propos recueillis par Eugenio Renzi et Antoine Thirion, avril 2011
Les Arrivants 2009, 112', couleur, documentaire réalisation : Claudine Bories, Patrice Chagnard production : Les Films d’Ici, Les Films du Parotier, AMIP participation : CNC, CR Ile-de-France, Acsé (Images de la diversité), Ciné Cinéma Le jour même de leur arrivée en France, les étrangers venus en famille se retrouvent dans les bureaux de la CAFDA (Coordination de l’accueil des familles demandeuses d’asile). Ils sont reçus par des fonctionnaires qui tentent de les aider à faire valoir, le cas échéant, leur droit à l’asile. Le face-à-face entre les assistantes sociales et ces “primo-arrivants” venus du monde entier est parfois drôle, souvent pathétique, en tout cas dérangeant. Centré sur quelques personnages bien choisis, deux assistantes sociales, cinq familles d’immigrants (Mongoles, Erythréens, Roumains, Somaliens et Sri-lankais), le film de Claudine Bories et Patrice Chagnard scrute le théâtre qui se joue dans les bureaux exigus de la CAFDA (Paris XXe). Chacun reste prisonnier de son rôle. Pris dans l’urgence, les “arrivants” ne demandent d’abord qu’un abri où se poser, se nourrir, éventuellement accoucher. Les “accueillants”, eux, se débattent dans un système administratif plein d’injonctions contradictoires : ils doivent à la fois secourir (dans les limites d’un budget très insuffisant) et éconduire, conseiller et admonester, expliquer aux demandeurs d’asile leurs droits et décourager les demandes abusives. A l’envers d’un propos militant, le film ne jette pas d’anathème mais montre la complexité d’une situation inextricable, où des êtres humains, ni tous bons, ni tous mauvais, sont pris au piège d’un système inhumain. E. S. Film retenu par la commission Images en bibliothèques La détresse des demandeurs d’asile, tout juste arrivés sur le territoire, n’est pas moindre que leur difficulté à comprendre les règles du jeu administratif qui les attend avant d’être fixés sur leur statut. Rude tâche, en retour, que celle des assistantes sociales, face à des attentes vitales, alors qu’elles disposent de moyens matériels rationnés. La puissance d’émotion des Arrivants est liée au tragique de la situation avec laquelle se débattent les personnes filmées au fil des mois. Ce film remplit l’une des principales tâches – s’il en est – du cinéma documentaire : mettre de la vérité à la place des discours tout faits. Alain Carou (BnF, Paris)
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page73
arrêt sur image au bord de la crise de nerfs Commentaire d’un photogramme extrait du film Les Arrivants, de Claudine Bories et Patrice Chagnard, par Anne Brunswic. Caroline : “Là, je crois que je vais péter les plombs.” Bouillante de rage, elle vient de raccrocher le téléphone et prend à témoin l’équipe de cinéma. Voilà qu’un militant d’une association d’aide aux réfugiés lui reproche de n’avoir pas fait le nécessaire pour héberger une famille afghane! Comme si elle disposait d’une baguette magique ! Caroline n’en peut plus. Elle est assistante sociale à la CAFDA, la Coordination pour l’accueil des familles demandeuses d’asile. Du matin au soir défilent dans les bureaux de ce local bruyant des immigrants chargés d’enfants, seuls ou en couples, mais toujours en situation d’extrême urgence. La plupart ont abouti à Paris par hasard, au terme d’une fuite éperdue où ils ont consumé leurs dernières réserves d’énergie et d’optimisme. Caroline doit d’abord se procurer les services d’un interprète. La CAFDA est une tour de Babel où l’on passe du russe au tamoul, de l’arabe à l’espagnol, de l’anglais au chinois et du roumain au farsi. Pendant qu’une juriste aide les “arrivants” à préparer leur dossier de réfugiés, l’assistante sociale doit parer au plus pressé : un hébergement (dans un hôtel de dernière catégorie), des repas (délivrés dans une cantine souvent fort éloignée de l’hôtel), des soins pour les bébés, des tickets de métro. Le budget limité de la CAFDA oblige Caroline à dire souvent non, même aux demandes les plus légitimes. Plus on l’implore, plus on la supplie, plus elle se raidit. “On n’est pas une agence de tourisme”, lâche-t-elle soudain à un demandeur
autour du monde
d’hébergement d’urgence. “C’est trop agressif, objecte l’interprète, je ne peux pas traduire.” “Elle a l’air tout le temps en colère, on n’arrive pas à s’expliquer”, murmure une jeune Mongole à son interprète. Si Caroline était laissée à elle-même, elle deviendrait une caricature de bureaucrate – arrogante, cassante, cynique. Heureusem*nt, elle est entourée de collègues plus mûrs qui lui apprennent à faire la part des choses. Les fautifs, ce ne sont pas les demandeurs d’asile qui ne veulent, candidement, qu’être accueillis avec humanité. La CAFDA est enserrée dans un ensemble de lois, de décrets et de règlements qui transforment l’accueil des étrangers en loterie. Pour une famille qui, après bien des tribulations humiliantes, recevra un permis de séjour, cinq autres iront dans un autre pays porter leur malheur. A la 78ème minute du film, Caroline, à bout de nerfs, regarde la caméra. Elle cherche à sortir de ce huis clos – magnifiquement mis en scène – qui la met aux prises huit heures par jour avec “toute la misère du monde”. Où se tourner ? Où porter ses regards ? A qui s’en prendre? Dans le hors-champ du film, jamais montré, jamais nommé, se tiennent les véritables metteurs en scène de ce spectacle pathétique : les agents du pouvoir exécutif, législatif, judiciaire et, par délégation, le citoyen-spectateur que nous sommes. L’élégance du film et son efficacité tiennent précisément à cette ellipse qui laisse à chacun matière à penser. Que l’assis-
tante sociale soit “méchante” comme la jeune, svelte et trop nerveuse Caroline, ou “gentille” comme sa collègue Colette, une corpulente mamma dont la bienveillance et la patience semblent inépuisables, de toute façon, comme elles le disent, “c’est mission impossible !” Quelle que soit leur bonne volonté, les travailleurs sociaux, même à la CAFDA, ne sont que des rouages de la machine à refouler. Le constat de leur impuissance a de quoi les rendre malades. Ce visage de Caroline, convulsé par la rage, est celui que notre pays montre aux étrangers en quête d’hospitalité. Un visage inquiétant et indéchiffrable. Au sortir de la CAFDA, ils errent sans fin dans le métro ou le long d’avenues où tout paraît bien étrange. Pourquoi dans une société si paisible et si opulente les gens sontils si nerveux ? se demandent, étonnés, les vagabonds de la mondialisation. Mais pour le citoyen-spectateur que nous sommes, le visage de Caroline a un sens : il est le nôtre, celui d’un Nord qui a perdu le nord. A. B. A voir / A lire Ceux de Primo Levi, d’Anne Barbé, cf. p. 118. Revue XXI No.10, 2010, “Les arrivants”, dessins de Benjamin Chaumaz commentés par Claudine Bories et Patrice Chagnard (revue21.fr). cnc.fr/idc : Bondy Nord – C’est pas la peine qu’on pleure! de Claudine Bories, 1993, 53'. Impression – Musée d’Alger, de Patrice Chagnard, 2003, 52'. annebrunswic.fr
73
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page74
photographie et documentaire
voyage en italie Notes à propos de Vues d’Italie, de Florence Mauro, par Sylvain Maestraggi. De la fin du XVIIIe siècle jusqu’aux années 1950, Vues d’Italie esquisse une histoire du regard où se suivent et se répondent littérature, peinture, photographie et cinéma. Le film nous emmène à la rencontre de différents sites emblématiques : Rome, Naples, Venise, Palerme. A chacun de ces sites est associé un écrivain faisant part de ses impressions de voyageur : Rome et les ruines de l’Empire (Zola) ; Naples, ville populeuse et labyrinthique (Dumas) ; non loin d’elle le Vésuve (Chateaubriand), le site archéologique de Pompéi (Gauthier), Cumes et le lac Averne, décors mythologiques de l’Enéide de Virgile ; Venise, ville mélancolique bercée par la nonchalance de ses canaux (Proust, Thomas Mann); Palerme, théâtre des combats du héros Garibaldi (Dumas, Maupassant). Chacune de ces villes voit se superposer différents types d’image représentant des sujets parfois identiques : vues des sites historiques, scènes de la vie populaire, séduction des corps. La peinture apparaît toutefois plus imaginative, entre relevé d’impressions (Corot), lyrisme théâtral (Hébert) et rêve romantique (Böcklin) ; la photographie précise et monumentale, héritière des fameuses vedute, vues topographiques dont l’Italie s’était fait une spécialité ; le cinéma (De Seta, Rossellini) tourné vers le présent dont il enregistre le témoignage. A travers ces écrits et ces images, le film retrace à la fois la tradition du voyage en Italie, c’està-dire la description de l’Italie, “terre classique”, berceau de la culture occidentale, par les artistes étrangers venus de toute l’Europe, avec la part de fascination romantique des pays du Nord pour ceux du Sud, des pays froids pour la sensualité des peuples méditerranéens, et la reconquête de ce regard par les Italiens eux-mêmes : associations de photographes faisant le catalogue du patrimoine national ; exploration de la réalité italienne, après la Seconde Guerre mondiale et la période fasciste, par les cinéastes (Rossellini, Antonioni, Pasolini).
74
naissance du tourisme Le film montre aussi l’évolution du phénomène du tourisme, l’industrialisation du voyage sous l’effet, entre autres, de l’expansion du chemin de fer. De cette évolution, soutenue par l’invention de la photographie et bientôt du cinéma, naissent de nouvelles formes d’images : cartes postales, films publicitaires d’agences de voyage, films et photographies d’amateurs anonymes. Le Grand Tour qui emmenait les artistes et les jeunes aristocrates aux XVIIe et XVIIIe siècles découvrir la patrie des Anciens et de la Renaissance cède la place à une “démocratisation” du voyage. Celle-ci est présentée comme une forme de déchéance de l’expérience du voyageur éduqué vers l’aveuglement et le mauvais goût des masses. En témoigne dans le film l’opposition entre les récits de voyage des grands écrivains et les descriptions mesquines des guides touristiques, entre les peintures des pensionnaires de la Villa Médicis et le kitch des cartes postales. Mais les guides touristiques existaient bien avant la Révolution industrielle et Goethe à la toute fin du XVIIIe siècle déplorait déjà l’insensibilité de ses compagnons de voyage. On n’a pas attendu la société de consommation pour se moquer des touristes : “Je ne suis pas venu ici pour voir. Je suis ici pour avoir vu”, déclare l’un des protagonistes de Rome en un jour (1884) d’Auguste Strindberg. Pour les artistes et les écrivains voyageurs du XIXe siècle, l’Italie est une terre saturée d’images et de récits (Turner dessine d’après les gravures de l’époque les étapes de son parcours avant même de partir) qui les met au défi de s’inscrire dans l’histoire tout en faisant preuve d’une vision singulière. De ce point de vue, la phrase clé du film est celle qui place l’expérience du voyageur entre “révélation et nostalgie”. Si la nostalgie, portée par la contemplation des ruines et le souvenir des lectures d’Horace et de Virgile, paraît facile à saisir, c’est à travers la révélation que se découvre peut-être le bouleversem*nt esthétique qui s’opère en Italie à l’orée du XIXe siècle.
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page75
photographie et documentaire
75
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page76
Photographie & Documentaire tente d’explorer les rapports ambigus et complémentaires de la photographie et du film documentaire, de l’image fixe insérée dans l’image en mouvement. Photographie d’archive qui vient à point nommé pallier l’absence de l’archive filmée dans le documentaire d’histoire ou le portrait de personnalité ; sujet central dans le portrait de photographe ; photographies de famille entremêlées au film super 8 dans les quêtes familiales d’identités ; photographie zéro, point de départ d’une réflexion sur l’image originelle ; films entièrement composés, de la première à la dernière image, de banc titres photographiques ; contrepoint en noir et blanc au film couleur ; arrêt sur image, focus sur le détail révélateur ou plans fixes qui jouent l’esthétique photographique; planches-contact, albums, photographies savamment extraites de vrac en boîtes, ou jeu de cartes postales ; manipulation à vue, regards et jeux de mains ; son imaginé de la photographie donnée à voir, commentaire ou non en voix of… A l’appui des films du fonds Images de la culture, quelques pistes de réflexion sur ce thème qui traverse tout le cinéma documentaire. (Cf. Images de la culture No.17, 18, 21 et 23).
76
récits de voyage Le film est placé sous le patronage de Goethe, il aurait pu l’être sous celui de Stendhal. Le Voyage en Italie de Goethe, réalisé entre 1786 et 1788, est publié en 1817 la même année que Rome, Naples, Florence. Si pour Goethe, défenseur du classicisme, c’est-à-dire d’un art de la mesure inspiré par l’Antiquité, le voyage en Italie répond au désir d’un retour aux sources, il se présente également comme un arrachement, un départ précipité pour provoquer le destin, suivant la mode romantique du Wandern, le vagabondage inspiré par la vie errante des artisans à travers l’Allemagne. Il s’agit en faisant l’épreuve du monde de partir à la recherche de soi-même. De fait, Goethe considérera le voyage en Italie comme une renaissance et une initiation. “On ne peut rien comparer à la vie nouvelle que procure à l’homme qui pense l’observation d’un pays nouveau”, écrit-il en décembre 1786. Même passion de l’observation chez Stendhal pour qui l’Italie est “occasion à sensations”. Le père du réalisme ne s’intéresse pas uniquement à la musique et à l’histoire de la peinture, mais il s’attache à décrire les mœurs et à la politique de son temps – tout en revendiquant la partialité de son point de vue. “Cette esquisse est un ouvrage naturel. Chaque soir, j’écrivais ce qui m’avait le plus frappé. J’étais souvent si fatigué que j’avais à peine le courage de prendre mon papier. Je n’ai presque rien changé à ces phrases incorrectes, mais inspirées par les choses qu’elles décrivent : sans doute, beaucoup d’expressions manquent de mesure.” Les premières lignes de l’avant-propos de Rome, Naples, Florence, placent l’écriture sous le sceau de l’authenticité, de la hâte et de l’inspiration. Le récit de voyage autorise une écriture spontanée et discontinue où la description du monde s’accorde avec l’expression du sujet. peinture de plein air En peinture s’amorce avec Corot et son maître Pierre-Henri de Valenciennes ou le peintre anglais Thomas Jones un mouvement similaire qui s’éloigne de la tradition picturale du XVIIe siècle et annonce l’impressionnisme avec son goût pour la représentation du quotidien
et l’étude de la perception. Au XVIIe siècle le voyage en Italie des peintres français est consacré à la copie des antiques et des maîtres de la Renaissance. Le tableau représente un grand récit inspiré de l’histoire, de la mythologie ou de la Bible ; il est produit en atelier. Les études préparatoires d’après nature se font à la plume, à l’encre et au lavis, et l’on doit savoir dessiner d’après le souvenir et non en imitant directement la nature. A la fin du XVIIIe siècle, en Italie, mais aussi en Angleterre, se développe la peinture de plein air. Les esquisses sont peintes directement à l’huile dans un style rapide et schématique, privilégiant les impressions lumineuses et les motifs prosaïques. Les études de toits de Pierre-Henri de Valenciennes que l’on peut voir dans le film en sont l’exemple. Dans l’étude, le paysage est peint pour lui-même, détaché du sujet mythologique ou de la scène qui viendra l’orner dans la version définitive réalisée en atelier. Avec la peinture de plein air se développe une manière nouvelle dont Corot deviendra l’emblème. Si les impressionnistes ont reconnu chez lui un précurseur, le peintre se réclamait toutefois de la tradition classique. l’italie à l’époque de sa reproductibilité technique “Terre classique”, l’Italie est donc également une terre d’innovation artistique. Cela vaut pour la photographie, inventée dans le courant des années 1830 et qui voit s’ouvrir en Italie, sous l’impulsion des voyageurs et des Italiens euxmêmes, un immense terrain d’expérimentation. En 1833, c’est sur les rives du lac de Côme que l’Anglais Henry Fox Talbot réalise les premiers essais qui conduiront au calotype, procédé permettant d’obtenir un négatif sur papier par opposition au positif direct du daguerréotype. Cette technique légère qui introduit la reproductibilité dans l’image photographique aura un succès considérable auprès des voyageurs qui l’adaptent aux conditions de luminosité et de température afin d’obtenir une “belle épreuve”. En 1850, une école romaine de photographie se constitue au Caffè Greco qui rassemble des peintres et des photographes de toutes nationalités. On parle bientôt à travers l’Europe d’une “méthode romaine”. Le patrimoine archi-
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page77
tectural de l’Italie est le motif de prédilection des photographes qui constituent des ateliers (comme celui des frères Alinari à Florence) chargés de fournir en images les amateurs d’art, les musées et les académies. La photographie est alors l’auxiliaire des arts, elle sert de modèle aux peintres et se substitue au dessin, mais c’est aussi une industrie lucrative, ce que n’oublie pas d’évoquer le film. Très tôt également, elle est amenée à jouer un rôle politique. La présence d’Alexandre Dumas et du photographe Gustave Le Gray en Sicile, lors de la prise de Palerme par Garibaldi en 1860, est l’occasion d’un des premiers reportages photographiques. Le temps de l’histoire s’accélère pour adopter la vitesse de l’information. On compte également sur la photographie pour donner à l’Italie unifiée son identité nationale : en 1892 est créé le Gabinetto fotografico nazionale chargé du répertoire des monuments.
alors se comprendre de manière nouvelle. La “révélation” est de l’ordre du dévoilement d’un monde méconnu, celui du peuple italien. Passé le désastre de la seconde guerre mondiale et du fascisme, au moment où se développe une nouvelle forme de frivolité (cf. La Dolce Vita), Rossellini et Antonioni posent sur la réalité italienne un regard inquiet, découvrant un monde rural ou prolétaire menacé par les transformations de la société et une bourgeoisie effrayée par ce monde qu’elle laisse derrière elle sans être assurée de son propre destin. Les photographes du XIXe siècle avaient déjà représenté la vie populaire, mais leurs images ne sont pas travaillées par la disparition comme celles des cinéastes du XXe siècle. Ainsi les magnifiques images du documentariste Vittorio De Seta1 sont les dernières d’une société de pêcheurs qui semble remonter à la nuit des temps. Cruelle “nostalgie”.
de l’image-mouvement à l’incertitude Dans le domaine du cinéma, l’Italie fut le théâtre d’une innovation peut-être plus anecdotique : celle du premier travelling réalisé en 1896 par Alexandre Promio, un opérateur Lumière, sur le Grand Canal de Venise. Ce n’est pourtant pas un hasard si le voyage en Italie, et Venise en particulier qui invite à une rêverie flottante sur ses gondoles, a donné lieu au premier mouvement de caméra. L’impression du voyageur est indissociable du mouvement occasionné par le transport, et l’on s’étonne encore aujourd’hui que la vue d’un paysage à travers la fenêtre d’un train nous plonge dans un état de contemplation proche de celui d’une séance de cinéma. Autre motif à ce premier travelling : pour celui qui filme, comme pour celui qui écrit, faire entrer le monde dans un cadre toujours trop étroit, se rapprocher au plus près de l’expérience vécue du monde. Mais qu’y a-t-il hors du cadre ? C’est la question que semblent poser les cinéastes italiens convoqués à la fin du film. Les extraits de L’Avventura d’Antonioni ainsi que ceux de Voyage en Italie et de Europe 51 de Rossellini posent un regard moins idéalisé sur la société italienne que celui des bourgeois européens du XIXe siècle. “Révélation et nostalgie” peuvent
Sylvain Maestraggi
photographie et documentaire
1 Cf. Le cinéaste est un athlète – Conversations avec Vittorio De Seta, p. 31.
A voir sylvainmaestraggi.com cnc.fr/idc : Roberto Rossellini, de Carlo Lizzani, 2001, 63'. Rome 1785, de Jean-Loïc Portron, 2002, 50'.
Vues d’Italie 2009, 52', couleur, documentaire réalisation : Florence Mauro production : Zadig Productions, musée d’Orsay participation : CNC, France 5 Dans ce documentaire foisonnant de tableaux, photographies et extraits de films, Florence Mauro propose son propre voyage en Italie entre 1777 et 1960. C’est avant tout une histoire du regard, à travers l’évolution des techniques de reproduction, le choix des motifs et la manière de les montrer, mais aussi dans les évocations littéraires lues en voix off. De l’artiste au touriste, les points de vue se superposent et se nourrissent. Goethe suscite par son récit l’engouement pour le voyage en Italie, et les Romantiques y cherchent la révélation d’une beauté perpétuée depuis l’Antiquité par les lectures d’Homère et de Virgile. Les ruines fascinent par leur grandeur déchue Keats, Shelley, Zola. Tout artiste se doit de les reproduire. La photographie, à partir de 1840, permet une diffusion accrue des vues de villes, de paysages marins ou de volcans. Le désir d’Italie atteint l’amateur éclairé. C’est aussi un marché et les studios fleurissent comme celui des Fratelli Alinari à Florence. Peintures, daguerréotypes, tirages-papiers coexistent alors entretenant l’illusion de l’objectivité. Des photographes s’en affranchissent préférant un folklore pittoresque reconstitué. Cette industrie de la nostalgie attire les voyageurs. Proust à Venise par exemple. Nourri de cinéma, de cartes postales, de guides illustrés, le touriste curieux accède à l’Italie. Avec Vittorini, Pasolini ou Rossellini, le regard du voyageur devient politique. L. W.
77
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page78
arrêt sur image fascination Commentaire d’un photogramme extrait de Manikda – Ma vie avec Satyajit Ray de Bo Van der Werf, par Arnaud Lambert. Ce n’est pas tant qu’on pense que la vérité sort de la bouche des enfants mais lorsqu’on demande au petit Soham “comment a fait ton grandpère pour prendre toutes ces photos ?” et qu’il répond “il marchait derrière lui”, il faut reconnaître qu’il formule l’essentiel. “Lui”, c’est Satyajit Ray, le père du cinéma d’auteur indien, artiste total sur et en dehors des plateaux de cinéma. Le grand-père de Soham, c’est Nemai Ghosh, photographe attitré du cinéaste depuis la toute fin des années 1960. Voilà l’essentiel du casting du documentaire du réalisateur et musicien belge, Bo Van der Werf. “Il marchait derrière lui.” Satayjit Ray recourait à une autre expression pour caractériser Nemai Ghosh. Dans le livre qui célébrait ses 70 ans, composé de photos de Ghosh, il écrivait : “C’est une sorte de Boswell qui travaillerait avec un appareil photo plutôt qu’avec un stylo.” Dans l’aire anglo-saxonne, Boswell ayant été le biographe attitré de l’homme de lettres Samuel Johnson au XVIIIe siècle, le nom désigne un compagnon permanent, un observateur qui se donne pour mission de reporter minutieusem*nt les faits et gestes de son mentor. Une fois adoubé par Ray, sur le tournage des Aventures de Goopy et Bagha (1968), Ghosh a disposé d’une sorte de carte blanche : c’était non seulement les tournages qui lui étaient ouverts mais aussi le bureau et la maison du cinéaste. Des presque vingt-cinq ans de collaboration entre les deux hommes – Ray est
78
mort le 23 avril 1992 et l’anecdote rapporte que ce jour sombre a été le seul où Ghosh n’était pas équipé de son appareil – ont résulté 90 000 clichés, dont d’innombrables consacrés à la personne même de Ray. Ghosh en tire un légitime orgueil ; son dévouement à Satyajit Ray était total et il en a fait son “sujet photographique” presque unique – à l’exception de travaux alimentaires pour d’autres cinéastes bengalis, dont Ritwik Ghatak, ou de séries consacrées au théâtre à Calcutta. L’explication de cette exclusivité est toute simple : “J’admirais cet homme.” La question de la fascination est donc au centre du film, avec toutes les ambiguïtés qu’elle implique. Indéniablement, elle est un formidable moteur à faire des images. Ce dont témoignent les magnifiques portraits réalisés par Ghosh, dont beaucoup ont fait le tour de la planète. Le film de Bo van der Werf insiste à plusieurs reprises sur l’impressionnante masse d’images – notamment dans l’une des premières séquences où la caméra survole les tirages répandus sur toute l’étendue de la terrasse de la famille Ghosh. Nemai triomphe : “Grâce à mes photos, les prochaines générations découvriront un homme extraordinaire.” Le spectateur éprouve alors ce qu’il éprouvera tout au long du film, le sentiment mélangé de voir beaucoup d’images sans avoir vraiment vu Satyajit. Toujours est-il qu’il prend conscience de l’étrange folie du photographe, de la démesure de son travail et de son attachement.
Ray a donc trouvé son Boswell, celui qui écrira sa légende. En marge de la reconnaissance artistique et critique qui ne devait qu’à son génie de cinéaste, se déploiera cet autre récit, parallèle et complémentaire, nécessaire sans doute, celui de l’artiste au travail. Et Ghosh en sera l’auteur. Le critique Samik Bandyopadhyay dit de ce dernier : “Nemai le photographiait pendant le tournage et pendant tout le long processus de création d’un film. Il créait ainsi l’image d’un maître-réalisateur, en contrôle total de son art.” Artiste démiurgique s’il en est, Satyajit Ray réglait toutes les dimensions de la cinématographie, du maquillage au décor, de la lumière à la caméra, de la direction d’acteur à la bande originale. Dans le documentaire de Van der Werf, c’est l’actrice Sharmila Tagore (Des jours et des nuits dans la forêt, 1970) qui a la formule la plus juste : “C’était un véritable one man show.” Les images de Ghosh sont là pour l’attester. Le montrer et le démontrer. “Plus que la création, c’est le créateur que j’ai tenté de révéler1.” Logiquement, Manikda - Ma vie avec Satyajit Ray épouse le regard de Ghosh. Que ce soit par l’intermédiaire des documents photographiques ou des entretiens avec les anciens collaborateurs de Ray, il sera bien davantage question de la personne même du cinéaste que de sa cinématographie. Le grand mérite du film de Van der Werf est de révéler par touches progressives la relation tout à fait singulière, dénuée de mots, qu’entretenaient Ray et Ghosh. Et également cette sorte de pacte que les deux hommes ont conclu, peut-être sans le savoir, et dont on peut se demander si les termes en sont parfaite-
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page79
Manikda Ma vie avec Satyajit Ray 2005, 52', couleur, documentaire réalisation : Bo Van der Werf production : Néon Rouge Production participation : RTBF, Centre du cinéma et de l'audiovisuel de la communauté française de Belgique, CBA Nemai Gosh a passé près de 25 ans dans l’ombre de Satyajit Ray en tant que photographe sur les plateaux de tournage du cinéaste. Il a aujourd'hui une base d’archives inestimable. Partant à sa rencontre en Inde, Bo Van der Werf retrace le parcours du photographe autodidacte et réalise un portrait en creux de Satyajit Ray, par le biais des photographies, d’entretiens avec d’anciens techniciens et acteurs, et en revenant sur des lieux de tournages. Avec un appareil photo trouvé dans un taxi, Gosh commence son activité à la fin des années 1960, fixant définitivement son regard sur Manikda (Bijou, surnom de Ray) jusqu’à la mort du cinéaste en 1992. Le film amorce des retrouvailles, celle entre Gosh et Soumendu Roy par exemple, chef opérateur de 21 films de Ray, qui a enseigné à Gosh les rudiments de la photographie ; celle encore avec l’acteur Soumitra Chatterjee qui, depuis Le Monde d’Apu (1959), a joué dans 14 films de Ray. Le voyage de Van der Werf à travers les clichés noir et blanc de Gosh est aussi un retour sur des lieux de tournage de Ray, notamment le palais en ruine du Salon de musique (1958), dont l’unique habitante, née en 1921 et conscrite de Ray, guide la visite. Gosh traverse ce documentaire en prenant de nouvelles photographies, qui viendront s’ajouter à sa collection de 90 000 négatifs. A la date de ce film, la valeur patrimoniale et la conservation de ces archives n’avaient pas encore rencontré de soutien. P. E.
photographie et documentaire
ment équilibrés. Pour Ray : la fidélité jamais démentie de Ghosh et des images pour l’histoire (avec l’âge, “l’apparence physique de Manikda [le surnom de Satyajit Ray] s’était peut-être détériorée mais jamais dans mes photos. Je ne sais pas pourquoi, je choisissais sans doute le bon angle. Il n’avait jamais l’air malade.”) ; pour Ghosh : le droit d’habiter sa passion, d’en vivre, et la sublimation de sa propre existence au voisinage du génie. Nemai Ghosh s’est donc engagé dans sa fascination. Il n’a eu de cesse d’accomplir cette sorte d’encyclopédie photographique du charisme personnel de Ray à laquelle on l’a invité. Dans une large part, l’objectif a été rempli. Ce qui fait dire à Soumendu Roy, ancien directeur de la photographie de Ray : “Il continuera à vivre grâce à tes photos. Tu l’as maintenu vivant.” On ne peut imaginer hommage plus émouvant pour un photographe – celui qui anticipe la disparition future de son objet et éprouve le besoin compulsif d’enregistrer pour conjurer la mort. Fût-ce au prix de sa propre existence, qui tourne au sacrifice ! “Je n’ai pas pu consacrer beaucoup de temps à mes trois enfants. S’ils ont été bien élevés, je le dois à ma femme et à mes frères. J’ai manqué beaucoup de choses.” Cette fascination prend par moment des tournures extrêmes, que Bo van der Werf explore sans peut-être s’en rendre compte. Par exemple lorsqu’il nous entraîne sur les lieux de ces tournages que le photographe n’a pas connus – la première période de Ray, la plus glorieuse, avant 1968. Il en souffre, Ghosh, de ne pas avoir été là dès le début. C’est sa croix de Boswell de n’avoir pas pu tout saisir. “Je ne faisais pas partie de l’équipe à cette époque. Une véritable agonie…” Une fois de plus, il enfile son habit d’apôtre. Dans la maison de La Complainte du sentier, il fait les photos d’Apu et de sa sœur, devenus depuis 1955 de vénérables adultes. Il prend les photos, même si c’est trop tard – ultime fidélité à Satyajit. Quelques instants plus tard, et alors que le papier vierge est plongé dans le révélateur, on veut croire que la photographie aura permis à Ghosh de remonter le temps… Mais non, ni miracle, ni apparition : les fantômes de Satyajit Ray et de ses équipes n’ont pas imprimé la pellicule. (Au passage, toutes les attentes du film sur la photographie auront été comblées : prises de vue, laboratoire et apparition progressive des images dans les bains.) “J’ai perdu mon père alors que j’étais très jeune. J’ai éprouvé autant de chagrin à la mort de Manikda. J’avais tout perdu.” Il faut attendre la disparition de Ray pour que l’éclipse de sa propre existence cesse – mais au fond Ghosh n’en demandait pas tant : Ray était sa vie. Le photographe reste seul avec ses négatifs, face à son monument imaginaire et il n’a plus de travail. Lui qui avait été si fidèlement l’ombre
de Ray (il marchait derrière lui) retrouve tout à la fois la lumière et le vide. En charge d’un impressionnant héritage. Manikda – Ma vie avec Satyajit Ray retrace d’ailleurs la difficulté de Nemai Ghosh pour faire reconnaître la valeur patrimoniale de son travail et obtenir la préservation de ses précieuses archives. Précédemment, il l’avait avoué : “Rien n’est répertorié, […] seulement dans ma mémoire. Si ma mémoire flanche, tout sera perdu.” La belle séquence du palais de Nimtita, où a été tourné Le Salon de musique (1958), fournit un écho profond à cette quête de la transmission : une dame âgée, drapée de blanc, semble hanter les lieux. Née en 1921, conscrite donc de Satyajit Ray, elle accueille les visiteurs, fait la visite des lieux, raconte les détails du tournage et ranime les pierres qui menacent ruine. Au palais comme chez Ghosh, la mémoire incombe aux témoins, aux vieilles âmes, seuls en mesure de faire le récit du passé et de donner un sens aux traces. Le documentaire prend alors tout son sens : garder l’enregistrement de ce qui, pour l’heure, est promis à disparaître. A. L.
1 “More than the creation, it is the creator I have tried to reveal.” Nemai Ghosh, Andrew Robinson, Satyajit Ray, a vision of cinéma, Londres, I.B. Tauris, 2005, p. 11. Il faut poursuivre la citation : “Whatever he was doing [...] Manikda was preoccupied. In his eyes, I felt I could see the whole film. I tried to catch that impression.”
Note Depuis la réalisation de ce documentaire, Nemai Ghosh a publié plusieurs ouvrages, dont le dernier en 2010, Manik-Da : Memories of Satyajit Ray, chez Harper Collins India. Une partie de ses photographies est exposée de manière permanente au St Xavier’s College de Calcutta.
cnc.fr/idc Les Cinémas indiens du Nord au Sud – Les Générations du cinéma bengali, d’Hubert Niogret, 2008, 54'.
79
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page80
portraits en fusion Lorsque Claude Cahun, artiste photographe lesbienne et indépendante, devient le sujet d’un film de Barbara Hammer, artiste cinéaste lesbienne et indépendante, la convergence des personnalités fait sens. Dans tous les sens du terme. Lover/Other est un portrait en miroir, en tiroir, où la photographe française et Marcel Moore, sa compagne, sont caressées par l’objectif d’une caméra reconnaissante. Une quête artistique, fondue dans une démarche féministe émancipatrice. Analyse et interview de Barbara Hammer, par Michel Amarger. Il y a d’abord Claude Cahun, connue sous ce nom d’artiste comme une figure libre et inspirée par la photographie. Elle s’appelle Lucy Schwob et naît à Nantes en 1894 dans un couple qui éclate. Le père reforme un autre couple avec une femme qui a déjà une fille, Suzanne Malherbe, née en 1892. Celle-ci relate : “Ma mère s’est remariée avec le père de Lucy et nous sommes devenues sœurs et amantes, au grand dam de nos familles.” Elle prendra comme nom d’artiste Marcel Moore. Leur relation amoureuse est impétueuse, durable, et sera l’axe d’une vie d’échanges, orientée vers la création. Lover/ Other élude les premières années où les deux femmes fréquentent les surréalistes à Paris. En 1937, elles s’embarquent sur l’île de Jersey pour y passer le reste de leur vie ensemble. C’est la période que choisit de traiter Barbara Hammer, en se basant sur les témoignages de résidents de l’île. “Elles étaient considérées comme des excentriques, et je pense qu’elles l’étaient, explique l’un d’eux, c’étaient des femmes brillantes mais hors normes, et manifestement lesbiennes. Ce qui à l’époque faisait jaser.” Cheveux courts, pantalons, poses lascives et volontaires, les photographies confirment l’originalité du couple pour l’époque. Claude Cahun déclare : “Mon opinion sur l’hom*osexualité et les hom*osexuels, est exactement la même que celle sur l’hétérosexualité et les hétérosexuels. Tout dépend des individus et des circonstances. Je réclame la liberté générale des mœurs.” Les positions de Claude Cahun ne pouvaient que motiver Barbara Hammer à réaliser Lover/ Other. La cinéaste, née à Hollywood en 1939, lesbienne militante et artiste expérimentale, a signé plus de 80 films et vidéos de tous formats. Petite-fille de la cuisinière de D.W Griffith, elle est initiée au cinéma par Lillian Gish dès l’âge de 5 ans. Après des études de philosophie à Los Angeles, une maîtrise de littéra-
80
ture anglaise et une de cinéma à San Francisco, elle se marie et enseigne dans un lycée à Santa Rosa. Au début des années 1970, elle s’affirme en tant que lesbienne et se lance dans la réalisation de films courts et chocs comme Dyketactics (1974), montrant crûment son rapport sexuel avec son amante. Les suivants, Superdyke (1975), Multiple org*sm (1976) ou Women I love (1976), la hissent au rang de cinéaste pionnière et éclaireuse de la cause lesbienne. Elle est à la fois opératrice, monteuse et productrice de la plupart de ses films. A la fin des années 1980, elle joue avec la tireuse optique, explore l’art vidéo avec Optical Nerves (1989), ou Sanctus (1990) dont les vues prises aux rayons X se combinent aux mouvements du corps, aux pulsions, à l’écriture. Plus tard, sa trilogie Nitrate Kisses (1992, premier longmétrage), Tender Fictions (1996) et History Lessons (2000) est consacrée à la mémoire lesbienne et à l’histoire des mouvements gays. Ces films entérinent la renommée militante de Barbara Hammer. Elle enseigne au School of Arts Institute de Chicago, au California College of Arts à Oakland, et multiplie les prises de paroles. L’expérience de sa lutte contre le cancer lui inspire A Horse is not a Metaphor (2009, Teddy Award à Berlin). La relation entre l’art et l’engagement politique, la Résistance en particulier, qu’elle aborde dans Resisting Paradise (2003), préfigure les recherches entamées autour de la personnalité libre et combative de Claude Cahun. se vivre, s’aimer, expérimenter Lover/Other se concentre sur la vie à Jersey en soulignant d’abord combien l’apparence physique de Claude Cahun la démarque. Dans ses écrits, elle la stigmatise : “Mon corps humiliait bien souvent ma pensée. Mon corps mal construit aux révoltes sans grâces.” C’est pourtant lui qu’elle expose dans ses nombreuses photographies, dans l’élan des recherches
surréalistes de l’époque : “Imaginer que je suis autre. Me jouer mon rôle préféré.” Les débuts sont difficiles : “Je suis née en 1894, un scorpion s’est retourné dans le ventre de ma mère, écrit-elle. Je passais mes heures solitaires à déguiser mon âme.” Elle s’ouvre à la vie et à l’amour en rencontrant Suzanne. A Jersey, les murs de leur logis abritent leur intense activité créatrice. Les collages démultiplient les corps. Un résident relate : “Elles faisaient ces extraordinaires collages pour leur propre plaisir. Ils n’étaient pas conçus pour être vendus. Si elles avaient voulu les vendre, elles auraient sans doute échoué car il n’y avait pas de marché pour ce genre d’œuvres sur l’île à cette époque. Et puis ça les aurait exposées à ce dont elles n’avaient pas envie : être considérées comme les autres.” En marge de la communauté de Jersey, l’historienne d’art Whitney Chadwick explique : “Cahun et Marcel se situent quelque part entre des écrits sur les surréalistes et par les surréalistes, et les premières tentatives sérieuses du XXe siècle de théoriser et conceptualiser une identité sexuelle lesbienne. Elles font partie de la première génération de lesbiennes qui consciemment ont produit des représentations de lesbiennes contemporaines, y compris des représentations de la sexualité.” Claude Cahun affirme : “Je veux scandaliser les purs, les petit*-enfants, les vieillards, par ma nudité, ma voix rauque, le réflexe évident du désir.” Sa relation passionnelle avec Marcel est un moteur puissant. Cette immersion du privé dans l’art, du corps dans l’expression créatrice, est aussi celle que cultive Barbara Hammer dans ses films. Dans la vie courante, elle aussi arbore volontiers pantalons et tenues de cuir noir, soignant son image, se projetant dans ses œuvres. Chez elle aussi, le privé renvoie au geste d’artiste. Lorsque Claude Cahun fait la couverture du Jersey News avec un cliché où ses bras dépassent d’un bloc de granit, les vues en couleurs de Barbara Hammer défilent : les pierres traditionnelles de l’île évoquent la filiation entre l’art et la matière qui l’a inspirée, entre hier et aujourd’hui. Ce glissem*nt des couches du temps, souligné par les plans de la végétation
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page81
“Je ne pouvais pas employer la technique d’un documentaire traditionnel” Quelques questions à Barbara Hammer à propos de Lover/Other. Comment est née l’idée de réaliser Lover/Other ? J’ai fait un film sur les artistes et la Résistance française qui s’appelait Resisting Paradise [2003]. J’y confrontais les vies de Matisse et Bonnard avec trois combattantes de la Résistance dans le sud de la France. Je voulais y faire figurer une lesbienne mais toutes celles que j’interviewais disaient qu’elles n’avaient pas ce genre de préférence sexuelle et que cela n’avait pas d’importance à une époque où elles vivaient dans le risque. Je connaissais l’existence de Claude Cahun et Marcel Moore mais elles ne vivaient pas à Cassis ni dans les environs, lieu de tournage de Resisting Paradise et véritable personnage du film, aussi je ne pouvais pas me servir d’elles.
Comment avez-vous enquêté pour Lover/Other ? J’ai fait beaucoup d’interviews sur l’île de Jersey avec des gens qui connaissaient Cahun et Moore, ou dont les parents les connaissaient, qui avaient été Résistants pendant l’occupation nazie. J’ai trouvé beaucoup de documents, de photographies, aux Archives de Jersey, à la librairie et dans d’autres fonds.
Que connaissiez-vous de Claude Cahun avant de faire le film ? J’avais vu un portrait d’elle qu’elle avait fait avec Marcel Moore, à l’Hôtel Sully à Paris ; je savais qu’elle était lesbienne à partir du regard fixe qui provenait directement de la photographie et pénétrait mes yeux. J’ai parlé au commissaire de l’exposition des femmes photographes qui faisaient des autoportraits ; il m’a confirmé qu’elle était lesbienne puis il m’a dit qu’il y avait la Librairie des Femmes où je pouvais acheter sa biographie et le catalogue, ce que j’ai fait immédiatement.
Quelles étaient les réactions pendant le tournage ? Les gens avaient envie de raconter l’histoire de Cahun et Moore, mais comme les deux femmes étaient assez repliées et secrètes, il y en avait peu qui en savaient beaucoup.
Quelle place a Claude Cahun dans l’art de son époque selon vous ? La chose la plus importante à savoir, c’est que Claude Cahun ne travaillait pas seule. Elle faisait de l’art avec son amante de toujours, Marcel Moore, qui était aussi sa demi-sœur. Ce sont les premières collaboratrices lesbiennes connues dans l’histoire de l’art. Leurs photos sont les précurseurs du travail de Cindy Sherman. Leurs dessins sont denses et poétiques. Leur activisme nous inspire toutes aujourd’hui. Si nous pouvions être aussi courageuses !
photographie et documentaire
Comment avez-vous conçu la structure du film ? Je fais des recherches, je rassemble de manière excessive, et puis je trouve un moyen de mémoriser chaque élément d’image et de texte. Je n’écris pas de scénario. Une chose en entraîne une autre.
Comment avez-vous défini la forme de Lover/Other et sa bande son ? Je devais trouver une manière dont Cahun et Moore auraient été fières. Je ne pouvais pas employer la technique d’un documentaire traditionnel car c’était contraire à la manière dont elles pratiquaient l’art. Pour le son, j’ai fait des visuels et j’ai demandé à Pamela Z, musicienne d’avant-garde. Je lui disais plus ou moins ce que je voulais et elle m’envoyait des échantillons par mail que je commentais. J’aimais sa voix dans ses interprétations et j’avais toujours voulu travailler avec elle sur un film. Avez-vous eu besoin de beaucoup de moyens financiers pour réaliser ce film ? On a besoin de temps, de désir, d’engagement. Comme je fais tout le tournage et le montage moi-même, je peux oublier de me payer ou je peux établir un contrat m’attribuant
un salaire comme réalisatrice/opératrice/ monteuse. Ici, j’ai pu me verser un petit salaire et rétribuer le travail de Pamela Z car j’ai eu le soutien du New York Council on the Arts. Comment situez-vous ce portrait par rapport à votre travail ? J’essaie de rendre visible l’invisible. En tant que pionnière du cinéma lesbien, sensible aux contributions des lesbiennes à l’histoire de l’art, à la culture, à la survie des peuples et des nations pendant la Seconde Guerre mondiale, je voulais que ces deux maîtresses femmes soient connues, reconnues et honorées. Estimez-vous que votre manière de réaliser a évolué ? Non, chaque film me dit comment le faire. Chacun est différent de celui qui le précède. La technique et les idées découlent du contenu du film et de la recherche qui précède sa réalisation. Pensez-vous que les nouvelles technologies aident à développer l’expérimentation au cinéma ? Oui car les artistes aiment de nouvelles manières de travailler, mettre les mains dans du nouveau matériel, de nouvelles applications pour les ordinateurs, et s’en servir d’une manière créative, qui n’a peut-être pas été envisagée par les inventeurs. Qu’est-ce qui vous inspire pour créer aujourd’hui ? Comme toujours, une idée ou une situation de la vie qui provoque mon émotion. Là je suis touchée par l’énorme marée noire qui s’est répandue pendant des mois dans le golfe du Mexique. Je suis en train de penser à la manière d’exprimer ma consternation et ma colère par rapport à cette dévastation de l’environnement qui touche non seulement les plantes et les animaux mais le grand corps de l’océan dans son ensemble. Propos recueillis et traduits par Michel Amarger, avril 2011
81
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page82
Lover/Other 2006, 55', couleur, documentaire réalisation et production : Barbara Hammer participation : New York State Council on the Arts, Women in Film, Experimental TV Center, Wexner Center Media Arts Program, The Ohio State University En 1937, après avoir fréquenté l’avant-garde littéraire et artistique parisienne, Lucy Schwob, alias Claude Cahun, et Suzanne Malherbe, alias Marcel Moore, s’installent sur l’île de Jersey. Couple d’une radicale liberté, elles se livrent à des mises en scène photographiques qui font exploser les cadres de l’identité sexuelle. A l’arrivée des nazis sur l’île, leur liberté artistique se fait résistance. L’œuvre de Claude Cahun, clandestine en son temps, quoiqu’elle ait publié quelques textes illustrés de photographies, a été redécouverte récemment. Ses autoportraits, où elle explore une multitude de personnages, hommes ou femmes, dans des poses et sous les costumes les plus divers, semblent préfigurer les recherches de Cindy Sherman apparues quarante ans plus tard, à l’ère du postmodernisme. Mais dire qu’elle est en avance sur son temps, c’est ramener à des catégories trop étroites cette œuvre d’une irréductible singularité. Irréductibilité qui s’illustre dans la période de l’Occupation où l’art affronte le plus atroce des conformismes. Lover/Other, qui rassemble par ailleurs le témoignage d’habitants de l’île, constitue à partir des écrits et des images fulgurantes de Claude Cahun un récit quasi autobiographique qui met en lumière le personnage moins connu de sa compagne, Marcel Moore. Exaltant l’amour des deux femmes, certains dialogues sont interprétés par deux comédiennes. S. M.
82
qui recouvre la maison des deux femmes, renvoie aux photos d’époque où Claude Cahun prend la pose en dandy. Deux actrices se glissent tout au long du film, dans les silhouettes de Claude et de sa compagne. Leur présence donne corps à la sensualité des deux artistes. Leurs paroles, puisées dans les écrits de Claude et Marcel, renvoient aux images, les images aux états d’âme, les sentiments à la création. Ce qui est dit est mis en pratique par les collages, les mises en scènes soignées ou les maquillages ; les accessoires parfois incongrus participent à l’exploration d’une autre réalité. Des formules écrites par Barbara Hammer sur ses images parsèment le film, telles des ponctuations puisées dans les mots de Claude Cahun : “Epier ton sommeil” ; “Nous devons jeter du lest par dessus bord.” Ecritures lancées dans la fluidité de l’écoulement du film pour se mêler à la matière filmée. Effets dont la réalisatrice, experte en l’art de tisser des matières filmiques hétérogènes, use ici avec mesure, se mettant comme en retrait dans le sillage de ses sujets. En écho sonore, des fragments de voix, des bribes de chants litaniques, des bruissem*nts métalliques, feutrés, parfois assonants, contribuent à évoquer l’étrangeté nichée dans le quotidien et les œuvres. En contrôlant le mixage mais aussi le montage de ses films, Barbara Hammer, comme ses modèles, participe à toutes les étapes de la création d’une œuvre. Créer revient pour elles à affirmer ce qu’on a envie de vivre. lutter, se révéler Lover/Other est ainsi un précieux regard sur la création, son inspiration, sa démystification. “La question que l’on se pose rarement est : qui est celle qui tient l’appareil photo et où se tient-elle ? relève l’historienne d’art. La plupart du temps, c’était Moore qui prenait les photos, mais parfois elle était devant. Les positions de sujet/objet ne sont pas figées. Elles changent de façon très théâtrale. C’est déjà une autre forme de pratique.” La démarche repose sur la dualité des deux femmes qui se dissimulent pour mieux s’exposer. “L’identité ne peut être que jouée. Elle ne peut être révélée, souligne encore Whitney Chadwick. L’un
des principaux sens du travestissem*nt est de contester l’idée que l’identité et la subjectivité sont fixes et immuables.” Les écrits de l’artiste, énoncés par la comédienne qui la représente, confirment cette analyse : “Mes masques sont si parfaits que lorsqu’il leur arrive de se croiser sur la grande place de la conscience, ils ne se reconnaissent pas.” Mais dès 1919, Claude Cahun apparaît dans un autoportrait de profil, où elle se photographie tête nue, en veston, avec un éclairage et une pose qui rappellent les portraits d’intellectuels juifs d’Europe de l’Est. Ce qui, pour l’historienne, revient à “s’inscrire clairement dans une tout autre lignée”. La rupture de la Seconde Guerre mondiale fait ressurgir les origines et modifie l’attitude des deux femmes. Les résidents de l’île rappellent le choc de l’arrivée des Allemands en 1940 : ils sont 20 000 à débarquer parmi les 41 000 habitants. Les images d’archives que Barbara Hammer aime faire remonter dans ses films pour fixer la mémoire font jaillir l’arrogance des soldats allemands. Et plus les règles deviennent contraignantes plus les habitants se sentent en prison et enclins à résister. Claude et Marcel font front en s’isolant davantage, se resserrant dans leur passion, jusqu’à ce que leur indignation déborde. Leur maison fait face à la cantine et elles en profitent pour passer à l’offensive. Claude met des croix avec des lettres gothiques en inscrivant “la guerre est finie” pendant que Marcel fait le guet. Bravant les interdits, elles écoutent la radio, retranscrivent les informations sur des billets qu’elles placent sous les cendriers de la cantine et parfois dans la poche des soldats. Elles écrivent en plusieurs langues, distribuent des tracts, en posent dans l’église et signent “membres uniques d’une organisation nommée L’Ennemi, soldats sans nom, mouvement clandestin appelant les soldats allemands A voir / A lire barbarahammer.com jeudepaume.org queerculturalcenter.org Claude Cahun : l’exotisme intérieur, de François Leperlier, Paris, Fayard, 2006. Cinémas de traverse et Stephen Dowskin, de Frédérique Devaux et Michel Amarger,p.20-25.
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page83
à renverser les nazis”. Leurs photographies, montrées en parallèle, deviennent grinçantes : elles représentent des soldats menaçants, constitués d’assemblages d’objets, indiquant que l’art est devenu combat. Mais l’audace a son prix. Les deux activistes qui ont des origines juives par leur père, mais ont volontairement omis de se présenter pour se faire enregistrer comme telles en 1940, sont interpelées le 28 octobre 1944. “Les deux femmes juives qui viennent d’être arrêtées sont de la pire espèce. Elles ont fait circuler des tracts incitant les soldats allemands à tirer sur leurs officiers”, note l’administrateur allemand de Jersey. Il décrit “une perquisition dans leur maison pleine d’horribles peintures cubistes” et relève “la découverte de matériel p*rnographique d’une nature particulièrement écœurante”. Les œuvres de Claude et Marcel sont détruites en masse. Le séjour en prison éprouve les deux femmes qui revendiquent “la force dans le désespoir”, et l’art participe à cette résistance : “Marcel et moi avons continué nos montages photo dans nos cellules. Nous les collions avec du jus de betterave.” Les dessins se font violents, cris déclinés sur tous les supports possibles. Le verdict a des allures de sentence surréaliste : six mois de prison puis fusillées. Elles sont graciées après l’intervention de l’administrateur de l’île, et relâchées juste avant l’arrivée des troupes britanniques, en 1945. La période de l’après-guerre est d’une autre tonalité, comme le style plus méditatif du film. Les photos d’art citées aux côtés d’images de presse témoignent des silhouettes marquées par l’Occupation, l’incarcération et le temps qui a passé. Les deux amantes ne désarment pas, cultivant leur amour jusqu’à ce que la mort les sépare. Claude meurt la première, en 1954 ; Marcel vit en recluse jusqu’à sa disparition, en 1972. En filmant l’épitaphe sur leur tombe commune qui mentionne “Et j’ai vu de nouveaux cieux et une nouvelle terre”, Barbara Hammer laisse monter des chants juifs. Les images en fondus enchaînés où elles posent ensemble scellent leur union définitive et créatrice. Des scènes de vente publique où un portrait de Claude atteint 40 000 dollars, intercalées avec malice par Barbara Hammer au milieu du générique de fin, indiquent le prix de la reconnaissance, tardive. Au terme du film, l’œil reste impressionné par ce dialogue sans fin entre les corps, l’amour, l’art, la recherche. La figure féminine lancée comme un objet/ sujet du désir, posée effrontément dans l’objectif, s’affirme au subjectif. Un élan revendiqué par Barbara Hammer, qui pourrait reprendre ce trait lancé par Claude Cahun à son amante : “Tu m’aimes et je suis libre.” Michel Amarger
photographie et documentaire
walker evans, un sorcier en alabama Notes à propos du film Louons maintenant les grands hommes de Michel Viotte, par Pascal Richou. James Agee, écrivain, et Walker Evans, photographe, sont envoyés au Sud des Etats-Unis, en Alabama, par le magazine économique Fortune, pour effectuer un reportage sur la vie des fermiers pauvres, dans les champs de coton. Nous sommes en 1936, ce sont les heures noires de la Grande Dépression, les deux amis sont au début de leur carrière. Trois familles de métayers blancs, dans une misère conséquente, acceptent pourtant de les accueillir et de se laisser photographier. Commence alors une expérience en “immersion totale”, comme on dit aujourd’hui, qui donnera plus tard un livre : Louons maintenant les grands hommes. Agee, beau regard rebelle à la James Dean, est un idéaliste sensible. Il se lie d’amitié avec les fermiers, se passionne pour leur existence difficile et veut leur rendre justice. Il livre un texte lyrique, échevelé, poétique (les cabanes des fermiers deviennent “des créatures de bois de pins assassinés”), mais aussi factuel, sociologique, exhaustif. Fortune, surpris, ne sait pas quoi faire de cet étrange objet de quatre cents pages. Evans, de son côté, est plus réservé. Grand sec silencieux, il se tient à distance et se glisse sous le drap noir de sa chambre 8x10, pour prendre ces quelques photographies, désormais célèbres, qui ouvriront le livre : un propriétaire, des fermiers, leurs femmes, leurs enfants, pris seuls ou en famille, leurs maisons. Le film de Michel Viotte retrace cette aventure et nous explique, avec quelques intervenants, la portée historique, sociologique et méthodologique du livre. La dimension également religieuse, presque biblique, du sujet du livre se dégage peu à peu : l’existence de ces hommes et ces femmes qui cultivent le coton, livrés aux caprices du climat, dans l’angoisse de savoir si la récolte leur permettra de tenir jusqu’à l’année prochaine, symbolise dans le fond la condition humaine sur Terre et sa noblesse potentielle. La caméra de Michel Viotte filme longuement les photos de Walker Evans. Estce l’emphase du commentaire, la force grondante du texte d’Agee, la profondeur des sujets abordés ? L’attention se détache, l’esprit se
met à rêver. On s’attarde sur les détails, on essaye de déchiffrer les regards, les attitudes. D’où vient donc le sentiment de la force intacte, comme inaltérable dans le temps, de ces photographies ? Voyez le propriétaire, par exemple. C’est le méchant de l’histoire : il possède les terres, les fermiers sont totalement dépendants de lui. Avec sa veste froissée et étriquée qui essaie de faire riche, ses petit* yeux noirs et rétrécis, il inquiète sourdement. Voyez maintenant, parmi les fermiers, une petite fille, Lucille Burroughs, 10 ans sous son chapeau de paille, qui toise avec défi l’objectif d’Evans. Intelligente, sensible, farouche, aussi forte que fragile, magnifique personnage : un géant et un fétu de paille. Et Mme Burroughs, sa mère, devant le pas de sa porte, avec son attitude tendue, âpre. A la fois frêle et courageuse, sa force de caractère affleure sur la pellicule, impose le respect. Et son mari : assis sous le auvent, fatigué et beau comme un boxeur ou un charpentier ; il émane de lui une douceur, une présence solide qui force l’attention. Il pourrait venir tout droit d’un chefd’œuvre moite et lyrique du cinéma américain. Ces fermiers, c’est sûr, sont plus vrais, plus grands que nature. Ils nous replongent instantanément dans le rêve éveillé de l’Amérique, une Amérique de la croyance, des pionniers. Des personnages de cinéma ? Ils semblent n’attendre que leur histoire, leur destin. Il y a du caractère, de l’émotion, du tragique en eux. Il y a du mythe presque. C’est un paradoxe. Alors que nous sommes à priori dans le domaine du constat “d’urgence”, du reportage brut, sans fioriture, de la simple recherche de la prise de conscience, Evans a fait basculer son sujet dans la fiction, l’archétype, l’intemporel. Nous sommes entrés avec lui dans les territoires de l’imaginaire. “Il est difficile de savoir avec exactitude si Evans a enregistré l’Amérique de son enfance ou s’il l’a inventée…”, magnifique formule de John Szarkowski1, qui résume d’un trait cette ambivalence, profonde, subtile, captivante. Evans continuera du reste par la suite à suivre,
83
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page84
Louons maintenant les grands hommes 2004, 53', couleur, documentaire réalisation : Michel Viotte production : Néria Productions, France 5 participation : CNC, Procirep, Angoa-Agicoa, ministère de la Culture et de la Communication (CNL) En 1936, au plus fort de la Grande Dépression, le magazine américain Fortune envoie l’écrivain James Agee et le photographe Walker Evans réaliser une série de reportages sur la condition des métayers blancs dans les champs de cotons du sud des Etats-Unis. Du projet naîtra en 1941 un livre mythique, Louons maintenant les grands hommes, montage expérimental de mots et d’images, véritable monument à la gloire des laissés-pour-compte de la crise. Conçu comme un entrelacs de photographies d’Evans, d’extraits lus en off du texte d’Agee, d’archives filmées de l’époque et d’interviews de spécialistes et témoins, le film de Michel Viotte raconte comment vit le jour cette œuvre complexe et singulière ; comment les deux auteurs sillonnèrent les Etats du Sud à la recherche de familles de métayers emblématiques ; comment leur choix de s’immerger totalement dans le quotidien de ces familles révolutionna les méthodes du journalisme ; comment le virage conservateur de Fortune empêcha finalement la publication des reportages, amenant Agee à en tirer un véritable livre. Ouvrage à la structure éclatée, truffé de références bibliques, il fut délibérément conçu dans le but de “faire exploser le cerveau” des “intellectuels libéraux suffisants” (selon l’écrivain Norman McMillan). Finalement publié en 1941 dans le plus parfait anonymat, il fallut attendre sa réédition en 1960 pour qu’éclate sa puissance documentaire, poétique et transgressive. D. T.
84
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page85
tel un funambule, ce fil, cette corde raide entre des valeurs contradictoires, réunissant en même temps authenticité documentaire et puissance fictionnelle, spontanéité, réactivité, et souci exigeant de la composition, parfois jusqu’à l’abstraction. Publicités, signes, passagers du métro, passants dans la rue, magasins encombrés, voitures, épaves… Ses images d’une réalité “brute” parviennent à un tel pouvoir d’évocation qu’elles appartiennent d’emblée au domaine de la vision. Elles pénètrent dans nos mémoires, deviennent des balises scintillantes dans notre paysage intérieur collectif. Peut-être le “paradoxe Evans” apparaît-il de la façon la plus nette dans ses séries sur l’architecture : il y photographie les bâtiments avec un angle spécial, une lumière particulière, comme pour en faire disparaître la réalité et faire surgir leur nature de décor mental. Ses maisons, ses églises, ses chapiteaux, ses buildings, seuls ou entassés les uns sur les autres dans une mystérieuse sérialité, irradient dans une présence plus que réelle. Nous pensions suivre un cartographe rigoureux dans ses repérages, nous voilà déjà entrés dans un monde parallèle, dans un tableau d’Edward Hopper, voire dans L’Empire des lumières (1954) de René Magritte… Cette bipolarité, on l’aura compris, qu’on l’appelle rêve/réalité ou documentaire/fiction, n’appartient bien sûr pas à Evans : en tant que grand artiste, il se laisse pénétrer, porter par elle. Particulièrement féconde, elle traverse en fait l’histoire de la photographie, du cinéma, de la représentation en général, sous diverses formes, d’une façon toujours renouvelée, jamais résolue. Dans le feuilleton qui nous occupe présentement, sur l’utilisation de la photographie dans le documentaire, on pourrait ainsi, dans le même ordre d’idée, avancer l’hypothèse d’un autre retournement secret : la photographie, fixe, filmée, zoomée, balayée en travelling, telle qu’on la trouve dans presque tous les documentaires, et qui vient en général appuyer le propos, étayer la démonstration du film, c’est paradoxalement ce qui, dans un récit supposément factuel, rigoureux, et authentique, réintroduit de la fiction, de l’incertitude, du rêve, de l’énigme. La photographie est, au début de son histoire
photographie et documentaire
tout au moins, enregistrement, duplication chimique, captation irréfutable de la réalité. Aujourd’hui qu’elle “reprend du service” dans le documentaire, même commentée, cernée, dépliée, utilisée, prise en otage, elle semble pouvoir et devoir échapper à son commentaire même. Dans les émissions télévisuelles très en vogue sur les affaires criminelles, qui croisent film noir et histoire vraie, thriller psychanalytique et étude de cas, victimes et meurtriers manquent souvent à l’appel du filmage, pour des raisons différentes (les uns sont six pieds sous terre, les autres en prison), et ce sont leurs photos qui prennent en charge leur présence. Le spectateur hypnotisé se met à décrypter inlassablement ces visages, absorbé par le vertige des hypothèses policières et fictionnelles, il peut tisser la toile d’une autre histoire, personnelle, secrète. La photo, loin de conclure ou de prouver, ouvre les horizons, le champ des hypothèses, à travers le mystère d’un regard, d’une attitude, d’un lieu, le hasard d’un instant, la nature d’une lumière à un moment précis… Elle appelle l’interprétation, la conjecture, elle impose la circonspection, voire même, dans certains cas, une sorte de crainte sacrée. James Agee observe intrigué son ami Evans et le décrit dans Louons maintenant les grands hommes “s’enveloppant dans une étoffe maléfique (le drap noir de la chambre) pour se livrer à une véritable séance de sorcellerie”. Quel est donc le secret de ce photographe de “l’école documentaire américaine” qui n’a jamais cessé de vouloir nous emmener de l’autre côté du miroir ? Il disait rechercher “une pureté, une rigueur, une simplicité, une immédiateté, une clarté, qui ne s’obtient que par l’absence de prétention à l’art”. Il voulait ainsi éviter toute volonté d’exister, et donc d’interférer, comme artiste. Abandonner toute mise en scène ou intention trop lisible, faire avec ce qui est disponible, donné : devenir le capteur transparent et idéal du monde sensible. On retrouve chez lui comme chez Edward Hopper, le goût de la station-service, émouvant jalon humain, posé au milieu de nulle part, de
la forêt ou du désert, relais qui permet à l’homme d’aller encore plus loin, de s’enfoncer un peu plus avant dans l’obscurité de ce monde opaque, dont le sens continue d’échapper. La présence de l’homme dans l’univers, voilà ce qui émeut Evans. Une présence fragile, livrée, exposée, perplexe, dotée d’une énigmatique beauté, qu’il n’a eu de cesse de vouloir capter. En s’inclinant avec humilité devant les puissances invisibles qui nous régissent, Evans obtient la faculté d’en délivrer le message secret. Agee a raison : Walker Evans est un sorcier, en tout cas, un initié. Il connaît les formules qui vont libérer les sortilèges de la photographie, et invoquer sa double nature insaisissable : enregistrement et énigme. Et cette double nature, en dernière analyse, est sans doute le reflet en miroir de celle du monde. Il y a fort longtemps, un autre artiste avait d’ailleurs formulé cette idée en ces termes : “Nous sommes de l’étoffe dont les songes sont faits. Et notre petite vie est cernée par le sommeil.” William Shakespeare scrutait les frontières si fines entre théâtre et réalité. La photographie n’existait pas encore. Pascal Richou
1 Dans l’introduction du livre Walker Evans, édité par le MoMA, Museum of Modern Art, New-York, 1971.
A voir / A lire Louons maintenant les grands hommes, de James Agee et Walker Evans, Terre humaine, Plon, 1972, 1993, 2002. ageefilms.org afterwalkerevans.com cnc.fr/idc : De Michel Viotte : Jack London, l’enfant rebelle du rêve californien, 1995, 46' ; Les Amants de l’aventure, 1999, 79' ; Gabin, gueule d’amour, 2001, 80' ; Gérard Philipe, un homme, pas un ange, 2003, 52'.
85
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page86
contrechamp des barreaux
contexte et enjeux Suite des dossiers publiés dans les No.17 et 19, Images de la culture fait le point, en 2011, sur la question de l’image en prison, d’autant que le département Développement des publics du service de la Diffusion culturelle au CNC œuvre au quotidien avec ses partenaires sur ce sujet. Etat des lieux des ateliers de formation ou d’éducation à l’image, entretiens avec des intervenants ou des cinéastes, présentation des films entrés récemment au catalogue, dont les droits ont été acquis par le Secrétariat général (SCPCI-DEDAC) du ministère de la Culture et de la Communication… Un dossier coordonné par Patrick Facchinetti, de l’association Cultures, publics et territoires. En 1985, le Garde des sceaux Robert Badinter fait entrer la télévision dans les cellules des personnes détenues. Elle existait déjà dans le cadre des salles collectives. Concomitamment, la réflexion et la mise en place de programmes culturels, notamment dans le domaine de l’image animée, est impulsée par le ministère de la Culture et de la Communication et le ministère de la Justice et des Libertés, impulsion matérialisée par la signature d’un premier protocole d’accord en 1986. Dès lors, des actions d’éducation à l’image vont être proposées aux personnes placées sous main de justice en lien avec les dispositifs de droit commun. Des centres de ressources audiovisuelles sont notamment créés, à partir desquels des films vont être réalisés qui interrogent la problématique de l’image en prison. Nous pouvons citer deux références en la matière : De jour comme de nuit, documentaire de Renaud Victor tourné en 1991 au centre pénitentiaire des Baumettes à Marseille, et les réalisations d’Alain Moreau, prélude aux ateliers de création audiovisuelle à la maison d’arrêt de ParisLa Santé. Participer à un projet dans le domaine de l’image animée – tous les projets réalisés en milieu pénitentiaire en témoignent – c’est d’abord vivre une expérience collective en participant à un tournage de film, à des rencontres avec des cinéastes, à des débats. Mais c’est aussi une aventure individuelle que de regarder un film, en se confrontant avec le point de vue d’un réalisateur. C’est aussi envisager un autre rapport au monde qui nous entoure, développer son esprit critique, se construire un jugement, un point de vue. Ces actions s’inscrivent pour l’administration pénitentiaire dans une perspective de réinsertion. Elles représentent souvent un temps utile
86
qui permet à la personne détenue de se réenvisager comme partie prenante de la société qu’elle rejoindra lorsque sa peine sera achevée. Elles sont également un territoire où l’expression, l’échange et l’apprentissage des règles qui préludent à toute création sont rendus possibles. Elles apportent des éléments de réflexion et de compréhension qui permettent d’aborder le délit, la sanction et la vie en société avec de nouvelles clés de lecture. La réinsertion est aussi une affaire de réconciliation entre le dedans et le dehors, entre soi et l’autre, entre la personne détenue et la société. Et ces projets audiovisuels et cinématographiques participent pleinement au développement des liens entre le dedans et le dehors. Il s’agit bien de modifier les représentations de la prison et de la personne détenue, de déplacer le point de vue et de réduire la distance entre la prison et la Cité. Toute pratique culturelle en prison s’élabore à partir d’un faisceau d’enjeux, et plus particulièrement lorsqu’il s’agit d’image. Le fait d’accepter de s’inscrire dans le cadre d’un projet dans le domaine de l’image représente déjà une prise de risque : par rapport à soi-même, par rapport à ses codétenus, par rapport à la société en donnant à voir son image, une image que l’on reconstruit. quels projets aujourd’hui ? De nombreux projets sont aujourd’hui développés dans le domaine de l’image animée. On peut distinguer plusieurs typologies d’actions. Les ateliers qui ont pour objectifs de sensibiliser les personnes détenues à l’image dans toutes ses composantes, afin qu’elles puissent les analyser, porter un autre regard sur ce média et développer leur point de vue critique. Ces actions visent à démocratiser l’accès aux
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page87
Trous de mémoire
contrechamp des barreaux
87
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page88
Or, les murs
Image à voir, image à faire Guide de l’image en milieu pénitentiaire Coédité par l’association Cultures, publics et territoires et le CNC avec le soutien du ministère de la Justice et des Libertés (Direction de l’administration pénitentiaire) et du ministère de la Culture et de la Communication (Secrétariat général), l’objectif de ce guide est de procurer aux personnels pénitentiaires et aux professionnels de l’image un outil pratique et méthodologique susceptible de les accompagner dans la conception et la mise en œuvre de leurs projets en direction des publics sous main de justice. L’ensemble des questions liées aux actions cinématographiques et audiovisuelles y sont abordées : pratique de l’image (ateliers de sensibilisation, de pratique artistique, de création, de programmation de films sur le canal vidéo interne des établissem*nts pénitentiaires, etc.), diffusion de l’image (projection et diffusion collective de films) et sur le canal vidéo interne, diffusions de films à l’extérieur, mise à disposition de films dans les médiathèques des établissem*nts pénitentiaires, etc.) ; mais aussi la question des droits (droit à l’image, droit d’auteur, droits musicaux). Des fiches pratiques sur les ressources disponibles, le matériel à utiliser, les dispositifs dans lesquels s’inscrire sans oublier une présentation des environnements institutionnels et juridiques sont aussi proposées. Enfin, le guide donne la parole à des acteurs de terrain qui développent des projets dans le domaine de l’image animée en direction des publics sous main de justice. A paraître, premier trimestre 2012. Disponible en version papier et en version numérique sur les sites du CNC et de Cultures, publics et territoires : cnc.fr resonance-culture.fr
88
œuvres cinématographiques et audiovisuelles, aux langages et aux pratiques, et à s’approprier l’image en tant que telle. On peut citer notamment l’atelier d’éducation à l’image mené au centre pénitentiaire de Béziers par la Fédération des ciné-clubs de la Méditerranée, l’atelier de sociologie de l’image conduit à la maison d’arrêt de Limoges, les projets développés par le cinéma Le France à Saint-Etienne, ou encore ceux proposés par l’association Les 2 Maisons à la maison d’arrêt de Grenoble et au centre pénitentiaire de Saint-Quentin-Fallavier. L’association Les Yeux de l’Ouïe mène depuis maintenant de nombreuses années des ateliers d’éducation à l’image au sein des maisons d’arrêt de Paris-La Santé et de Metz. Parmi ceux-ci, Si seulement…, un cycle de programmation de films élaboré par les membres de l’atelier En quête d’autres regards, depuis la prison de Paris-La Santé vers le cinéma MK2 Beaubourg. Chaque projection est suivie de courts-métrages – la mise en forme des regards portés sur le film – réalisés par les participants à l’atelier. A l’issue de chaque séance, une discussion autour des films est ouverte avec le public dans la salle et celle-ci est filmée pour revenir à la prison. Les ateliers de pratique artistique qui donnent l’occasion aux personnes placées sous main de justice de s’expérimenter à la création. Ces ateliers reposent sur l’implication des bénéficiaires. On peut citer le travail mené par l’association Les Yeux grands ouverts au centre de détention de Mauzac ou celui du Cercle audiovisuel par l’association Artenréel à la maison d’arrêt de Strasbourg. Les ateliers d’écriture et de création partagée où, sur la base de la proposition d’un artiste, les personnes détenues font l’expérience collective et/ou participative de l’art. On peut citer le projet d’atelier de création partagée (théâtre/ cinéma) actuellement mené par Lieux Fictifs à Marseille (Cf. p. 92), ou l’atelier d’écriture qui avait été mené à la centrale de Clairvaux avec le compositeur Thierry Machuel (Cf. p. 102). Il s’agit bien là de faire du cinéma en prison et non pas du cinéma sur la prison, de donner l’opportunité aux personnes placées sous main de justice de faire l’expérience du cinéma.
C’est à dire l’expérience de l’image de soi et de celle des autres. Il s’agit aussi de s’interroger sur les images que l’on fabrique et sur ce qu’elles produisent. En lien avec des professionnels de l’image, des films documentaires ou de fictions sont aussi proposés, que ce soit en salle collective ou sur le canal vidéo interne des établissem*nts pénitentiaires. Ils donnent souvent lieu à des débats en présence des réalisateurs des œuvres projetées. A titre d’exemple à Angoulême, dans le cadre du partenariat entre le Festival du film francophone et la maison d’arrêt, trente personnes détenues ont assisté en août dernier à des projections. On peut aussi citer l’action menée depuis plusieurs années par Ciné-Passion en Périgord dans les centres de détention de Neuvic et de Mauzac. Afin de renforcer le lien dedans-dehors, des films réalisés en milieu pénitentiaire sont régulièrement programmés dans différents festivals. Ils sont parfois suivis de débats avec des personnes détenues qui bénéficient pour l’occasion de permissions de sortir. De même, celles-ci peuvent faire partie de jurys de festivals où l’occasion leur est donnée de développer leur esprit critique et d’exercer leur libre arbitre. A titre d’exemple, pour la quinzième édition du festival Résistances, en partenariat avec l’association Regard nomade, des personnes détenues de la maison d’arrêt de Foix se sont portées volontaires comme membres d’un des jurys, et deux ayant obtenu une permission de sortir ont assisté à la projection du film documentaire Touentou fille du feu, de Patrick Profit. Pour la vingt-deuxième édition du FID-Marseille cette année, un nouveau prix, le prix Renaud Victor, a été décerné en partenariat avec le centre pénitentiaire des Baumettes, Lieux Fictifs et le CNC. Ce prix sera reconduit d’année en année (Cf. p. 93). Les partenariats entre les festivals et les établissem*nts pénitentiaires se sont d’ailleurs considérablement multipliés. Citons encore celui entre le Festival régional et international du film de Guadeloupe et les établissem*nts pénitentiaires de l’île, celui, de longue date, entre le Festival international du film de la Rochelle et la maison centrale de Saint-Martin-de-Ré, ou encore celui entre la maison d’arrêt de Gradignan et le Festival international du film d’histoire de Pessac. Plusieurs établissem*nts pénitentiaires s’inscrivent au sein de dispositifs initiés et soutenus par le CNC. C’est le cas de la maison d’arrêt de Dijon et des centres pénitentiaires de PoitiersVivonne et de Saint-Denis de la Réunion qui participent à Passeurs d’images1. Ce partenariat se traduit par la réalisation de films, d’ateliers d’éducation à l’image ou de rencontres avec des professionnels. Par ailleurs, des établissem*nts pénitentiaires participent régu-
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page89
Surveillante en prison, le contrechamp des barreaux
lièrement au Mois du film documentaire 2. Enfin, on peut citer la réalisation de projets novateurs. En août dernier, un web-documentaire a été réalisé par les personnes détenues des établissem*nts pénitentiaires de Maubeuge et de Bapaume en Nord-Pas-de-Calais, avec l’appui de l’association Hors Cadre. quelle visibilité pour les films réalisés en milieu pénitentiaire ? Malgré des diffusions ponctuelles en festivals, peu de films tournés en milieu pénitentiaire – films issus d’ateliers ou documentaires de création réalisés par des cinéastes après de longues enquêtes – font l’objet d’une diffusion en salles de cinéma ou sur les chaînes de télévision (hormis les reportages). Les auteurs de ces films doivent souvent vaincre de nombreuses résistances avant d’obtenir l’autorisation que leur œuvre soit diffusée à l’extérieur. Seuls quelques films ont pour l’instant échappé à la règle. On peut citer Les Vidéo Lettres sous la direction d’Alain Moreau, Sans elle(s) sous la direction d’Anne Toussaint, l’ensemble des films réalisés par Lieux Fictifs et notamment 9m2 pour deux diffusé sur Arte (Cf. p. 95) ; où encore le documentaire La Récidive en question, réalisé par Patrick Viron à la maison d’arrêt de Saint-Etienne et diffusé sur des chaînes de la région Rhône-Alpes, et celui de Catherine Rechard, Une Prison dans la ville, diffusé sur France 3 Normandie (Cf. p. 101). On ne peut évoquer les projets développés dans le domaine de l’image en direction des personnes placées sous main de justice sans évoquer la question du droit à l’image. La loi du 24 novembre 2009 donne la possibilité aux personnes détenues de pouvoir apparaître à visage découvert, si elles le souhaitent et si elles l’ont précédemment consenti par écrit. L’administration pénitentiaire peut s’y opposer, uniquement si cela “s’avère nécessaire à la sauvegarde de l’ordre public, à la prévention des infractions, à la protection des droits des victimes ou de ceux des tiers ainsi qu’à la réinsertion de la personne concernée. Pour les prévenus, la diffusion et l’utilisation de leur image ou de leur voix sont autorisées par l’autorité judiciaire”.3 Cette loi de la République s’avère
contrechamp des barreaux
être une avancée majeure dans la mesure où elle permet de redonner une identité à des personnes qui ont vu leur image disparaître au regard de la société au moment de leur incarcération. Permettre aux personnes détenues d’apparaître à visage découvert, c’est leur offrir l’opportunité de se reconstruire – réellement – une image, de se ré-envisager, de se ré-imaginer. Cela participe aussi des droits fondamentaux de la personne que sont le droit à la dignité et le droit d’expression. P. F.
1 Passeurs d’images est un dispositif qui consiste à la mise en place, hors temps scolaire, de projets d’action culturelle cinématographique et audiovisuelle en direction des publics, prioritairement les jeunes, qui, pour des raisons sociales, géographiques ou culturelles, sont éloignés d’un environnement, de pratiques et d’une offre cinématographiques et audiovisuelles. Un nouveau protocole interministériel relatif au dispositif Passeurs d’images a été signé en octobre 2009 par le ministère de la Culture et de la Communication, le secrétariat d’Etat chargé de la politique de la ville, le CNC, l’Acsé et le ministère de la Jeunesse et des Solidarités actives. Avec la signature de ce nouveau protocole, l’opération s’étend sur tout le territoire national, à l’ensemble des régions métropolitaines et à l’outre-mer, en s’appuyant sur les partenariats engagés avec les collectivités locales, les salles de cinéma, les associations professionnelles du cinéma et de l’audiovisuel et les associations à vocation sociale ou d’insertion. Elle a aussi vocation à s’ouvrir aux personnes placées sous main de justice. Passeurs d’images est coordonné par l’association Kyrnéa International.
passeursdimages.fr 2 moisdudoc.com 3 Extrait de l’article 41 de la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009.
cnc.fr/idc Les Combats du jour et de la nuit à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis, de Stéphane Gatti, 1989, 98'. Evasion, de Yannick Bellon, 1989, 70'. De jour comme de nuit, de Renaud Victor, 1991, 111'. Le Dossier télé/prison, d’Alain Moreau, 1998, 35'. Mon ange, de José Césarini, 1999, 10'. Un Enclos, de Sylvaine Dampierre et Bernard Gomez, 1999, 75' (Cf. p. 54) La Vraie Vie, de José Césarini, 2000, 26'. Il y a un temps, d’Alain Dufau, 2000, 21'. Mirage, de Tiziana Bancheri, 2000, 39'. Les Fraternels (Motivées, motivés), Jean-Michel Rodrigo, 2000, 26'. Sans elle(s), d’Anne Toussaint et Hélène Guillaume, 2001, 58'. Les Parallèles se croisent aussi, réalisation collective, 2001, 19'. Touche pas à mon poste, de Jean-Christophe Poisson, 2001, 29'. Nos rendez-vous, de Pascale Thirode et Angelo Caperna, 2001, 58'. L’Epreuve du vide, de Caroline Caccavale, 2002, 60'. Point de chute, d’Adrien Rivollier, 2005, 52'. La Faute aux photons, de Jean-Christophe Poisson, 2005, 38'. Tête d’Or, de Gilles Blanchard, 2007, 97'. Murmures, de Marine Billet, 2008, 22' (Cf. p. 116). Images de la culture No.17, novembre 2003, Des images en prison ; No.19, janvier 2005, La Cinquième saison ; No.23, août 2008, Armand Gatti ; A propos de Tête d’Or de Gilles Blanchard ; Publication de l’enquête Actions cinéma/audiovisuel en milieu pénitentiaire.
89
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page90
Les Résidentes
mouvement du cinéma face à l’inertie carcérale Notes à propos de quelques films (Les Résidentes d’Hélène Trigueros, Une Prison dans la ville de Catherine Réchard, Trous de mémoire de Jean-Michel Perez, Sans elle(s) d’Anne Toussaint et Hélène Guillaume et Or, les murs de Julien Sallé), par Leïla Delannoy. Nombreux sont les reportages et fictions sur la prison diffusés à la télévision, des images qui font grimper l’audimat des chaînes tant elles véhiculent des fantasmes, des peurs et des attirances que la société projette sur l’univers carcéral. Incroyables évasions, dangerosité de certains détenus, portraits monstrueux, la prison devient un spectacle de plus. Or, en marge de toutes ces représentations qui tentent de nous faire consommer un monde carcéral aveuglant de rebondissem*nts, d’affaires, d’histoires, se créent des films justes, qui depuis la prison, nous interrogent sur notre vivre ensemble et sur les pratiques d’enfermement qui y sont inscrites. Ces films-là nous rappellent que le cinéma est avant tout politique, au sens où il réinvente des espaces, des temps et des émotions en commun. Au sens où il creuse des brèches dans la succession de frontières qui nous séparent de l’autre, l’étranger, le détenu. Au sens où il injecte du mouvement dans l’inertie des regards, des pensées et bien entendu de la prison. L’incarcération, cette parenthèse dans l’existence, se constitue de manque, de vide, de rien. Les jours se répètent inlassablement, déconnectés du rythme du dehors, se succédant sous le joug du tempo carcéral qui arrache l’individu à toute possibilité d’être un sujet pensant et agissant dans le vivre ensemble. Séquestration autant physique qu’identitaire, la détention n’autorise qu’une existence flottante dans un lointain passé et un avenir incertain, suspendue à la durée de la peine, accrochée aux attentes successives : police, justice, libération. La prison s’infiltre de toute part dans l’identité. Hélène Trigueros nous en rend compte dans son film Les Résidentes. Au centre de détention de Joux-la-Ville, les témoignages des femmes sur des plans rapprochés de leurs mains, leur peau, leur bouche, se conjuguent aux images carcérales de portes, barreaux et barbelés. On ressent alors tout le poids de la détention mais surtout le fait que la prison est bien plus qu’un lieu d’isolement, elle s’incor-
90
pore et crée une distance indélébile entre la personne détenue et le dehors. Le temps contrôlé se vide d’événements, tranché par les seuls repères que sont l’heure du parloir, l’heure de la douche, l’heure de la gamelle, l’heure de la promenade. Le rythme de la détention “ne possède pas de marque ; aujourd’hui est identique à hier et va se répéter demain”.1 Le dedans, c’est aussi le lieu où l’on subit avec une intensité inégalée la “promiscuité spatiale, sonore, et olfactive” 2 : portes et verrous que l’on ouvre et ferme en permanence, cris de jour comme de nuit, coups incessants dans les portes et les canalisations, odeurs de moisissure, d’humidité, de pourriture des déchets coincés dans les barbelés, cohabitation à deux ou trois personnes dans 9 m² sans compter les autres compagnons de cellule que sont souvent les cafards. En centre de détention, les cellules individuelles semblent permettre un aménagement un peu plus appréciable. Celles des résidentes filmées par Hélène Trigueros disent cependant, malgré leur confort apparent, toute la mise en scène permanente de l’incarcération. Une mise en scène qui ne masque même pas la sensation de gouffre, de tombeau, dans lesquels les protagonistes ont le sentiment de devenir invisibles, noyés dans l’oubli. d’autres images Loin des images stéréotypées et spectaculaires, l’autre cinéma qui se saisit de la prison, est un art de la tolérance et de l’ouverture. Il décloisonne parce qu’il nous donne à voir des personnes qui nous ressemblent, qui vivent proches de nous, qui en dehors du fait d’avoir un jour commis un acte qui les a conduit derrière les murs, sont aussi nos voisins, nos collègues, nos amis. Sous l’objectif d’Hélène Trigueros, les femmes détenues redeviennent des tantes, des filles, des mères. Mais la réalisatrice ne gomme pas pour autant la réalité carcérale qui les transforme, et les frontières désormais infranchissables avec leurs proches.
Ce cinéma en prison nous rappelle, comme le disait Jacques de Baroncelli, qu’il sait “mieux que tous les discours et que tous les livres, en même temps qu’il rapproche les diverses classes sociales lorsqu’il rend sensible, sous les différences superficielles, la pauvre argile commune, créer peu à peu un état d’esprit universel, humain”.3 Ces films nous bousculent, car ils nous redonnent la vue de ce monde qui était devenu invisible. Derrière les hauts murs, les grilles, les barreaux, se jouent des luttes avec la vie. Et le cinéma semble permettre une agitation, un sursaut, un réveil, en tous cas, il en témoigne. Le film Or, les murs, de Julien Sallé, nous montre le processus de travail d’un groupe de personnes détenues à la prison de Clairvaux avec un compositeur et un groupe de chanteurs lyriques. Ce projet, qui prend naissance à l’intérieur et fait des va-et-vient entre le dedans et le dehors, nous montre bien en quoi la création réinvente des espaces partagés, et permet à ceux du dedans de reprendre possession d’une certaine existence du dehors, dégagée de l’unidimensionnalité du statut de détenu dans lequel on les confine habituellement. Les films produits par l’association Lieux Fictifs, comme Trous de mémoire de Jean-Michel Perez, s’inscrivent dans la même démarche. Si la prison détruit peu à peu toute forme de lien avec l’extérieur et force les mises en scène de soi en permanence, ce cinéma documentaire autorise à être soi, réel, à reprendre possession de son identité, de sa capacité à voir, à dire, à penser. Il permet de proposer un regard depuis un lieu où la vue est obstruée par des barreaux d’acier, réduisant au fil de la peine l’horizon du champ des possibles, amenuisant désirs et anticipations, anesthésiant mémoire et réflexion. Dans Trous de mémoire, les personnes détenues, stagiaires des ateliers de formation et d’expression audiovisuelles installés par Lieux Fictifs à la prison des Baumettes, ont mené un travail cinématographique à partir d’images d’archive. En “mettant de nouveau au travail ces représentations du passé”4, il est ici question de choisir, réinventer, reconstruire son histoire, son passé, faire que la mémoire se réactive. Se replacer dans l’his-
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page91
Une Prison dans la ville
toire collective à travers une pratique de cinéma pour mieux se déplacer, se ré-envisager, remettre en mouvement ses mécanismes de pensée. renversem*nt du regard Mais toute cette force du cinéma ne réside pas seulement dans le processus de création. Ce sont l’activité interprétative des publics, la réception de ces œuvres au dehors et la “contemplation active”5 qu’elles exigent, qui contribuent au pouvoir de mettre en mouvement l’inertie carcérale. Grâce à un véritable renversem*nt du regard, ces films éveillent en nous une conscience collective d’appartenir à un même vivre ensemble. Les lents travellings d’ombres et de lumières de Julien Sallé, les images du quotidien dans Une Prison dans la ville dévoilées par Catherine Réchard, le rythme brutal avec lequel Anne Toussaint et Hélène Guillaume sans Sans elle(s) nous arrachent aux images du dehors pour nous faire plonger dans les entrailles de la prison de la Santé, tous ces choix formels ainsi que la parole affranchie des personnes détenues qui se saisissent de cette possibilité d’expression, nous donnent la certitude que le geste cinématographique prend tout son sens ici. Le cinéma agit, cogne, lutte, il ne nous laisse pas confortablement du bon côté. Et c’est en ce sens qu’il prend tout son pouvoir, en déconstruisant la scission, la barrière, la frontière. En montrant sensiblement et intelligiblement la séparation, il réunit, et donne à voir toute la complexité du monde social et de ses parts d’ombre. Comme l’explique Philippe Combessie : “La prison est, plus profondément, insupportable en ce qu’elle cristallise une vision simpliste et dépassée du monde social. Cette vision selon laquelle il y aurait d’un côté, le bien, la majorité silencieuse, les bons bourgeois, les intellectuels révérencieux et les braves ouvriers parfois chômeurs, braves tant qu’ils restent docilement soumis à l’ordre dominant, et, de l’autre côté, une minorité de citoyens du monde plus ou moins désaffiliés des réseaux de sociabilité ordinaire, de marginaux, de mal pensants, qui font autant de boucs émissaires facilement sacrifiables à l’égoïsme collectif, pourrait-on dire, en adaptant quelque peu l’expression de Paul Fauconnet.”6 Si ce cinéma est souvent non narratif, c’est pour mieux redonner à l’image et au son toute leur densité, leur poésie, appeler à une attention de leur existence pour elle-même et non comme un seul canal de communication, et bien entendu démonter avec plus de force la linéarité du carcéral. A Cherbourg dans Une Prison dans la ville, les voisins de la prison, habitants et passants de la place Divette, et les personnes détenues, tous habitent sur ce même petit territoire ; chacun d’un côté et de
contrechamp des barreaux
l’autre de l’enceinte carcérale se pense, s’imagine, s’invente. Le cinéma devient alors le lieu de rencontre, où enfin tous ces gens se croisent vraiment, appartiennent au même espacetemps ; tout le monde ici raconte la prison, qui ne se regarde jamais comme un “truc ordinaire”. Le cinéma en prison ne doit pas gommer les réalités, les souffrances et les ruptures, mais il ne doit pas non plus agir comme un enfermement de plus. Dans ces films-là, il ne s’agit pas de montrer des personnes détenues sur-jouant le rôle du détenu. Il s’agit avant tout de redonner à ces hommes et ces femmes une place sociale, avec un espace de parole, une image, une humanité. Affronter le réel autrement, dire la frontière pour mieux construire son dépassem*nt. Dire l’inertie pour mieux la mettre en mouvement. Tels sont les enjeux de l’image en prison, un lieu doublement figé, de l’extérieur, par toutes les peurs sociales qui entourent la figure du détenu, et bien sûr de l’intérieur par tous les mécanismes, visibles et invisibles qui immobilisent les trajectoires de vie. Ces films nous font sentir tout le poids de cette fixité et nous mettent en mouvement parce qu’ils nous font vivre l’expérience de l’inertie, celle de la prison mais aussi celle de notre regard, qu’ils nous amènent à sa déconstruction. Dans Or, les murs, l’une des personnes détenues réfléchit au pardon et tente de le définir ainsi : “Je te réintègre dans le monde, la vie redevient possible avec toi.” Le cinéma derrière les barreaux est peut-être cela, non pas un pardon mais un espace-temps qui, malgré tout l’enchevêtrement de frontières qui peu-
vent s’exercer entre la prison et la société, permet de réintégrer le monde, envisager une autre vie possible avec l’autre. L. D.
1 Paroles d’une personne détenue, extraites du film Or, les murs de Julien Sallé. 2 Antoinette Chauvenet, Corinne Rostaing, Françoise Orlic, La Violence carcérale en question, PUF, col. Le lien social, Paris, 2008. 3 Jacques de Baroncelli, “Le cinéma au service d’une humanité meilleure”, Cahiers du moiscinéma, Paris, 1925. 4 Jean-Louis Comolli, Cinéma contre spectacle, Verdier, Paris, 2009. 5 Dominique Noguez, Cinéma &, Paris Expérimental, col. Sine qua non, Paris, 2010. 6 Philippe Combessie, “Durkheim, Fauconnet et Foucault. Etayer une perspective abolitionniste à l’heure de la mondialisation des échanges”, article publié dans Les Sphères du pénal avec Michel Foucault. Histoire et sociologie du droit de punir, sous la direction de Marco Cicchini et Michel Porret. Antipodes, Lausanne, 2007.
91
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page92
9m2 pour deux
aventure collective En 1994, Caroline Caccavale crée avec Joseph Césarini Lieux Fictifs : laboratoire de recherche cinématographique, puis, en 1997, les Ateliers de formation et d’expression audiovisuelles à la prison des Baumettes à Marseille. Elle a produit ainsi dans ce contexte plus d’une quinzaine d’expériences cinématographiques, dont 9m2 pour deux, diffusé sur Arte et sorti en salle en 2006. Ce film, ainsi que Trous de mémoire de Jean-Michel Perez et Eh la famille ! d’Anne Alix et Alain Tabarly, sont en diffusion aujourd’hui au catalogue Images de la culture. Entretien avec Caroline Caccavale. Comment est née votre aventure professionnelle en milieu pénitentiaire ? Caroline Caccavale : J’ai commencé en 1987 avec Joseph Césarini. Nous étions étudiants aux Beaux-Arts et je travaillais sur les écrits de Michel Foucault par rapport à l’enfermement, particulièrement sur la répétition des sons et des images au sein de l’univers carcéral. Nous avons contacté alors Jacques Daguerre, directeur de la prison des Baumettes, afin de développer un projet de recherche. Il nous a répondu que l’on ne rentrait pas dans une prison “comme dans un moulin” et qu’il fallait construire quelque chose qui ait du sens. Au même moment, une réflexion émergeait autour des télévisions de proximité, des radios libres, et j’y réfléchissais aussi en tant qu’étudiante. Nous avons proposé de créer un atelier vidéo au sein de la prison, sachant que cela correspondait à l’arrivée des téléviseurs dans les cellules. Il y avait aussi la possibilité d’imaginer un canal interne propre à l’établissem*nt. Ceci entrait en résonance avec ce qu’était la télévision de proximité, ce qu’elle pouvait apporter de nouveau par rapport à l’offre télévisuelle traditionnelle. On a donc démarré avec un petit groupe dans la salle polyvalente de la prison ; on a travaillé sur le décryptage des informations, des actualités. Dans le même temps, on filmait les activités proposées dans l’enceinte de l’établissem*nt. Cela représentait pour nous une première approche de ce qu’était ce territoire. Cet atelier a donné naissance, dès 1988, à TVB, le canal interne. Notre parcours a été vraiment empirique dans la mesure où la question théorique et l’analyse se sont produites à partir d’une pratique. Je ne suis jamais venue en prison en ayant une idée très précise de ce que je voulais y faire. C’est en me confrontant à ce territoire, en expérimentant, que notre travail et notre démarche se sont construits. A chaque
92
étape, il y a toujours eu une analyse critique, une réflexion à partir de l’expérimentation menée. Ce qui pourrait résumer l’action de Lieux Fictifs c’est la construction d’une analyse critique sur la base de sa propre pratique. Comment avez-vous travaillé la question du territoire, territoire singulier que représente l’établissem*nt pénitentiaire ? C. C. : La première approche que j’ai eue de ce territoire, c’était cet espace d’enfermement, emprunt de répétitions d’images et de sons, qui ne permettait pas d’ouvrir à d’autres possibles. Je me suis demandé quelle pouvait être la place de l’image. L’expérience que nous avons menée pour le canal interne nous a très rapidement montré ses limites. On proposait une chaîne de plus, une chaîne qui s’inscrit dans le processus de l’enfermement. En somme, la prison regardait la prison. On s’est dit que l’image, dans ce qu’elle constitue, pouvait apporter à ce territoire une ouverture, un lien vers le dehors. On ne peut pas travailler la question de la prison, sans travailler la question du dedans et du dehors. En 1989, Renaud Victor tourne à la prison des Baumettes De jour comme de nuit. Vous avez fait partie de cette aventure singulière. C. C. : La rencontre avec Renaud représente pour moi la rencontre avec le cinéma, ce cinéma particulier qu’est le documentaire. Il nous a choisis pour partager cette expérience car nous avions ce préalable-là, une petite expérience de ce qu’était l’image, de ce qu’était la prison. C’est un film engagé, un film en immersion : nous avons tourné dans la prison durant deux ans, de jour comme de nuit. Cette expérience nous a permis d’aller plus loin dans notre questionnement sur la présence et le rôle de la caméra en milieu pénitentiaire.
Comment ce film a été perçu ? C. C. : Ce film a représenté une première ouverture. A cette époque, seule la presse spécialisée entrait en prison, il n’y avait pas ou peu d’interventions d’artistes. Ce film m’a interrogée sur le regard extérieur, ainsi que sur la nécessité de construire une réciprocité dans les regards. La prison est constitutive du système disciplinaire et repose sur la question du regard. En détention, la personne est sous le regard de l’autre en permanence. Lui donner la possibilité de construire son propre regard, de se regarder et de regarder la société, c’est symboliquement très important. Il faut ensuite dépasser la question du symbolique et transcender cela en une expérience artistique. Quelle est la place de l’image, et plus globalement de la culture en prison, selon vous ? C. C. : L’expérience artistique, quelle que soit sa forme, est essentielle dans la possibilité de créer un nouveau contexte qui permette, à la personne détenue de se ré-envisager et donc d’entamer un processus de changement, et à la société de changer son regard sur la personne détenue et sur la prison. Vous menez depuis un certain nombre d’années des ateliers de création partagée en prison. Quel en est le principe ? C. C. : A un moment donné, nous avons eu envie que la caméra “passe de l’autre côté”. L’idée est que la réflexion, l’écriture, naissent à partir d’une expérience menée collectivement. Nous pouvons nous appuyer sur ce que j’appellerais des “matériaux”, des œuvres, comme nous le faisons actuellement avec le texte de Bernard Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton1. Nous nous appuyons aussi sur des images d’archives de l’INA, pour nous mettre collectivement en mouvement. Dans cet espace commun d’écriture, chacun vient avec sa personnalité, sa trajectoire, son expérience, il n’y a pas quelqu’un qui a plus de pouvoir, de savoir qu’un autre. Nous avons besoin des savoir-faire, des savoir-être de chacun pour construire quelque chose ensemble. Ce que je souhaiterais souligner, c’est que
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:50 Page93
L’Epreuve du vide
les artistes viennent au départ avec une proposition artistique, mais celle-ci doit être ensuite mise collectivement en travail et doit alors se transformer. Au moment de la diffusion des œuvres à l’extérieur de la prison, les artistes et les personnes détenues qui ont participé au projet prennent alors une responsabilité artistique et sociale avec la communauté. On évoque souvent cette responsabilité des artistes, a fortiori en milieu pénitentiaire. C. C. : Le cadre particulier de la prison nous oblige à être bien conscients qu’on peut aussi faire beaucoup de dégâts en pensant faire beaucoup de bien. Venir avec simplement de bonnes intentions n’est pas suffisant et cela peut même être dangereux. Il faut être très vigilant. Il faut avoir conscience du contexte dans lequel on évolue, mais aussi du contexte dans lequel se trouvent les personnes détenues. Il faut travailler avec l’ensemble des acteurs de l’institution. Cela me semble très important dans la mesure où la responsabilité ne doit pas se limiter au petit territoire dans lequel j’interviens. Mon contexte rentre dans un contexte global que je dois entendre, afin de construire des porosités et des liens. Faire du cinéma en prison, c’est recréer du mouvement et de la temporalité dans un lieu particulièrement immobile. Depuis plusieurs années maintenant, vous conduisez une réflexion au niveau européen. C. C. : Nous avons souhaité pousser plus loin la réflexion et la pratique, appréhender ce qui se passe ailleurs. Il se trouve que la plupart des partenaires européens qui mènent une réflexion dans la durée, avec un engagement, une réflexion poussée en la matière, évoluent dans le domaine du spectacle vivant. Mais nous nous sommes rendu compte que, malgré les champs artistiques différents, il y avait des fondements communs, notamment sur la place que l’art et la culture pouvaient occuper en prison. Cela nous a permis de remettre en question nos pratiques, et de voir comment on pouvait nourrir le cinéma de la pratique du théâtre, et inversem*nt. L’évolution de notre travail sur l’image mené en prison se réalise toujours à partir de nouvelles nécessités. L’ouverture et le croisem*nt de différentes pratiques permettent aux personnes détenues qui participent à ces expériences artistiques d’acquérir de nouveaux moyens d’expression et de perception. Nous travaillons maintenant avec des artistes associés ou invités, issus de disciplines différentes (cinéma, art visuel, théâtre, danse, création sonore, etc.). Quels sont les objectifs du projet Frontières Dedans-Dehors que vous menez à présent
contrechamp des barreaux
depuis plusieurs années au niveau européen? Quels sont les bénéfices attendus pour les personnes placées sous main de justice ? C. C. : L’objectif de ce projet est de développer à travers l’expérience artistique des espaces communs de travail entre le dedans (la prison) et le dehors (la cité), et de conduire cette pratique et cette réflexion dans différents pays européens. L’expérience artistique devient l’espace de la rencontre entre ces deux territoires. Concrètement, plusieurs projets de création sont en développement depuis 2009, jusqu’en 2012, réalisés par plusieurs cinéastes, associés à d’autres artistes (créateurs sonores, danseurs, metteurs en scène, comédiens). Ces projets de création engagent des personnes détenues et des personnes de l’extérieur, des habitants de Marseille ou de la région Provence-Alpes-Côte-d’Azur (étudiants à l’université d’Aix-en-Provence/Département cinéma et Département anthropologie, étudiants de l’Ecole supérieure du paysage, élèves d’une classe de prépa hypokhâgne-khâgne à Avignon, ou groupes ouverts constitués de personnes de différentes générations venant de divers milieux culturels et sociaux). Les projets se développent à travers des temps de travail commun, et se déroulent régulièrement au centre pénitentiaire de Marseille et dans chacun des territoires des participants. En 2013, cela devrait aboutir à plusieurs moments de rencontres entre participants du dedans et du dehors, artistes, œuvres réalisées et public. L’expérience artistique est donc au centre du dialogue entre la prison et la société. Le projet
Prix Renaud Victor au FID-Marseille Avec le soutien du ministère de la Justice et des Libertés et du CNC, Lieux Fictifs, le Master Documentaire d’Aix et le FID-Marseille ont souhaité mener ensemble une action afin de faire résonner, dans une même temporalité, l’événement du Festival international de documentaires au centre pénitentiaire de Marseille. Pour la première de ce Prix lors de l’édition du FID 2011, modestement, une sélection d’une dizaine de films en compétition a été présentée à des personnes détenues. Celles qui ont suivi cette sélection dans son ensemble ont pu, si elles le désiraient, se constituer membres du jury et exercer leur arbitrage à l’occasion de la nomination d’un film lauréat. Chaque film a été accompagné et présenté par des étudiants du Master d’Aix et, dans la mesure du possible, par les réalisateurs. Préalablement, Lieux Fictifs a mis en place l’Atelier du regard dans la salle de cinéma des Ateliers de formation et d’expression audiovisuelle du centre pénitentiaire des Baumettes. Son objectif a été de familiariser ce public avec des films différents et avec l’exercice du jugement. Le film lauréat est doté par le CNC d’un montant de 5000€, équivalent à l’acquisition des droits pour sa diffusion au catalogue Images de la culture. Le prix Renaud Victor au FID 2011 a été attribué à Trois Disparitions de Soad Hosni de Rania Stefan. (Ce film sera présenté dans le prochain numéro d’Images de la culture).
93
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:51 Page94
Eh la famille !
Frontières Dedans-Dehors se développe via une coopération européenne entre opérateurs culturels et personnels pénitentiaires issus de plusieurs pays : Slovaquie, Italie, Espagne, Allemagne, Norvège. Il est produit par Lieux Fictifs en coproduction avec Marseille Provence 2013. Quels sont, aujourd’hui, les enjeux majeurs de l’action audiovisuelle et cinématographique en prison ? C. C. : La question fondamentale aujourd’hui est celle du dedans et du dehors. C’est construire des liens, des allers-retours qui aient du sens, des espaces communs de travail. Symboliquement, il faut réduire les murs de séparation, créer concrètement plus de porosité entre ces territoires. L’art et la culture peuvent aider à ce déplacement. Propos recueillis par Patrick Facchinetti, septembre 2010
1 Adaptation cinématographique, d’après le texte de Bernard Marie Koltès, diffusée sur 4 écrans, réalisée par Caroline Caccavale et Joseph Césarini, de 2009 à 2011. Construction dramaturgique et direction d’acteur : Jeanne Poitevin et Maxime Carasso. Interprétée par 25 personnes, détenus du centre pénitentiaire des Baumettes et habitants de la ville de Marseille. Produit par Lieux Fictifs, Alzhar et Marseille Provence 2013.
94
Trous de mémoire Eh la famille ! 2007, 121', couleur, documentaire réalisation : Anne Alix, Philippe Tabarly production : Lieux fictifs, Lemon En prison, l’absence de la famille est l’une des carences principales, à tel point que les détenus des Baumettes à Marseille ont l’habitude de s’interpeler en disant “eh, la famille”, comme pour compenser le manque de ceux qu’ils ne voient que trop brièvement au parloir. Avec plusieurs d’entre eux, Anne Alix et Philippe Tabarly ont mené un atelier audiovisuel sur cette absence et ces répercussions, engendrant un film expérimental et foisonnant. Réalisateurs et détenus ont ainsi cherché à trouver des formes pour interroger l’importance de la famille et le poids de son éloignement. Photographie, vidéo, chanson, peinture, poésie, mise en scène, rencontres avec des artistes (le percussionniste Ismaïla Touré, la pianiste Géraldine Agostini) sont convoqués comme catalyseurs de parole. Les photos de son enfance en Roumanie ravivent chez Florin des souvenirs douloureux mais aussi une nostalgie indéfectible. Frédéric écrit une lettre à un père qu’il n’a jamais connu. Un autre détenu, peu enclin à avouer ses faiblesses, trouvera finalement par le rap les mots pour évoquer sa famille. Farouk et Dimitri se confrontent à leur enfance en interrogeant le Père Noël. Une conversation menée avec Géraldine Agostini ou encore les confessions de l’épouse d’Hacène vont conduire, par contre, à renverser les regards et à interroger les détenus : qu’est-ce que ça fait pour un enfant, une épouse, des parents, de vivre avec un proche en prison ? D. T.
2007, 58', couleur, documentaire réalisation : Jean-Michel Perez production : Lieux Fictifs, INA, Lemon participation : Centre pénitentiaire de Marseille les Baumettes, SPIPB Bouches-du-Rhône, Direction régionale des services pénitentiaires En prison, “on oublie… on oublie rapidement”, confie un détenu à la caméra. Pendant neuf mois, Jean-Michel Perez a travaillé avec un groupe de prisonniers des Baumettes, à Marseille, pour interroger cinématographiquement ces trous de mémoires. Le temps d’un tournage, ils vont se confronter à des images d’archives qui “reflètent toutes un éclat de leur histoire personnelle, un fragment de mémoire inscrit dans l’Histoire commune”. Hacene, Soilihi, Frédéric, Dimitri, Farouk et Florin sont d’origine étrangère, arrivés en France il y a plus ou moins longtemps et pour des raisons diverses. Quel rapport entretiennent-ils avec leurs racines ? Quelle place occupent la mémoire et l’oubli, chez eux qui passent leurs journées entre quatre murs ? En prenant pour points de départ des archives télévisées, porteuses d’un passé à la fois collectif et anonyme, chacun va trouver par la parole, l’écriture et l’auto-mise en scène une manière personnelle d’investir l’image et de convoquer son histoire propre. Un reportage sur la Révolution roumaine de 1989, un autre sur les Comores ou des images du paquebot Kairouan arrivant à Marseille vont ainsi se muer en véritables archives personnelles, fondations d’un travail de remémoration, de questionnement ou d’oubli du passé. En arrière-plan de cette expérience cinématographique à part, une conviction : affronter ses trous de mémoire, c’est avant tout une manière de préparer l’avenir. D. T.
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:51 Page95
lieux fictifs et les archives de l’ina
9 m2 pour deux 2005, 94', couleur, documentaire réalisation : Jimmy Glasberg, Joseph Césarini production : Lieux Fictifs, Agat Films & Cie, Arte France participation : CNC, CR Provence-Alpes-Côte-d’Azur A quoi ressemble le quotidien dans une cellule de prison? Comment partage-t-on 9 m² avec quelqu’un que l’on n’a pas choisi ? Lors d’une expérience cinématographique qui a duré 9 mois, 10 hommes incarcérés aux Baumettes à Marseille, dirigés par Joseph Césarini et Jimmy Glasberg, ont mis en images des réponses à ces questions. Dans une cellule reconstituée dans la prison même, les détenus se sont faits interprètes et filmeurs de leur propre vie. 9 m² pour deux tente d’approcher la réalité carcérale en évitant le procédé de l’interview qui, inévitablement, installe une distance avec le vécu. Dans des scènes à deux plantées dans un décor réaliste, chacun à son tour prend la caméra pour filmer son partenaire. Entre scènes écrites et improvisations, fiction et réalité, les détenus jouent leur propre rôle, et l’enfermement prend alors une dimension extraordinairement concrète. Roger effectue ses exercices physiques ou regarde un film p*rnographique ; Mourad explique à son nouveau codétenu les règles d’hygiène qu’il a imposées dans la cellule; Kamel bricole une bouilloire électrique ; William le fan de rap et Philippe l’amateur de classique se querellent au sujet de la musique écoutée… Sous cette approche délibérément prosaïque, percent d’autant plus violemment les aspects dramatiques de l’isolement : solitude et abstinence sexuelle ; promiscuité gênante, parfois insupportable ; claustrophobie et ennui. D. T.
contrechamp des barreaux
Auteur réalisateur, Clément Dorival a rejoint en 2003 Lieux Fictifs. Il intervient au sein des Ateliers de formation et de création visuelle et sonore au centre pénitentiaire de Marseille en accompagnant les personnes détenues à la réalisation de films, mais aussi dans une réflexion sur la perception des images et la place du spectateur. Il a réalisé plusieurs courts métrages et participé à différents longs métrages (assistant-réalisateur sur 9m² pour deux de Joseph Césarini et Jimmy Glasberg, Ce qui nous arrive de Caroline Caccavale, et assistant monteur sur L’Avenir du souvenir de Philippe Constantini). Il est l’auteur de 9m² pour deux, Chronique d’une expérience en prison (Cf. 97). En 2010, il a coréalisé son premier film documentaire, avec Christophe Pons, Les Yeux fermés. Depuis 2006, Lieux Fictifs a entamé un partenariat avec l’INA, dont Trous de mémoire de Jean-Michel Perez a été le premier film. Depuis, en particulier avec les ateliers Les Spectateurs – Des images en mémoire, des images en miroir, Clément Dorival poursuit ce travail à partir des archives de l’INA. Vous avez commencé votre aventure en prison comme assistant-réalisateur sur le film 9m2 pour deux. Comment s’est déroulé le tournage ? Clément Dorival : Le tournage a duré neuf mois, trois jours par semaine, au sein des Ateliers de formation et de création visuelle et sonore, menés par Lieux Fictifs au centre pénitentiaire de Marseille. Un groupe de huit personnes détenues avait été choisi par les deux réalisateurs. Ils ont consacré les trois premiers mois à une formation générale des participants : utilisation de la caméra-poing, travail sur le corps, maîtrise de l’espace d’une cellule, mais aussi visionnage de films en lien au projet de film (le plan-séquence, représentation de la prison…), réflexions sur les sujets à mettre en scène, etc. Le tournage s’est déroulé les six mois suivants : chaque semaine, les réalisateurs travaillaient en priorité avec un duo. Ils préparaient ensemble un plan-séquence pendant deux jours et le tournait le troisième. Pendant ce temps, j’encadrais le reste du groupe par des visionnages de films pour nourrir leur réflexion et libérer leur parole. Cette première confrontation avec la question de l’image en prison était-elle conforme aux représentations que vous aviez de cet univers ainsi qu’à la manière dont on pouvait envisager et développer un projet cinématographique en prison ? C. D. : Je pense qu’on est toujours surpris quand on entre pour la première fois en prison. Les représentations que j’en avais ont explosé à double titre : d’abord, parce que la prison ne cor-
respondait pas à ce que j’avais envisagé, ensuite parce que je n’imaginais pas qu’un lieu comme les Ateliers de formation et de création visuelle et sonore existe. Un lieu fort et exigeant, qui pousse les personnes détenues comme les professionnels à se dépasser, à se laisser surprendre par une expérience collective, humaine et artistique. Sur le projet de 9m2, Joseph Césarini, Jimmy Glasberg et Caroline Caccavale m’ont appris l’extrême importance de la question du point de vue, en particulier dans un lieu aussi radical : les films réalisés dans l’atelier sont des œuvres depuis la prison, par ceux qui la vivent. Ce ne sont pas des films sur la prison. Cette inversion du regard est fondamentale. Il en découle un déplacement global du film : nous ne sommes pas dans les stéréotypes de l’extérieur, dans l’image fantasmatique de l’univers carcéral. Vous conduisez des ateliers de création partagée, dans le cadre d’une coproduction avec l’INA, au centre pénitentiaire des Baumettes et au lycée Mistral d’Avignon. Quel en est le principe ? C. D. : Cet atelier s’intitule Les Spectateurs – Des images en mémoire, des images en miroir. Il fait partie d’un projet européen, Frontières – Dedans Dehors, produit par Lieux Fictifs en coproduction avec Marseille Provence 2013 Capitale européenne de la culture. L’objectif de cet atelier réside dans la réalisation de courts métrages à partir d’images d’archives de l’INA ; il est mené en France et dans des pays européens partenaires avec des personnes détenues et plusieurs groupes de participants
95
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:51 Page96
du dehors (étudiants, lycéens, chômeurs longue durée, personnes retraitées vivant en foyer de travailleurs immigrés). Depuis 2009 et jusqu’en 2013, un fonds commun d’images d’archives est déterminé chaque année. Faire travailler des groupes différents à partir des mêmes archives, c’est affirmer la participation de chacun à cette mémoire commune, en soulignant l’égalité de tous face à ce patrimoine. C’est aussi faire apparaître la singularité et les capacités de création de chacun à partir d’une matière commune. Des temps de rencontre et de travail sont organisés entre les différents groupes, que ce soit dedans, dans les ateliers aux Baumettes, ou dehors au foyer ADOMA, à Martigues à la MJC ou dans les universités. Cet atelier est donc une proposition faite aux participants de vivre une expérience non seulement artistique mais aussi humaine : aller à la rencontre d’autres groupes et d’autres territoires. La finalité de ce projet est la création d’une exposition vidéographique qui sera présentée à Marseille en 2013. Comment ces ateliers se déroulent-ils concrètement ? C. D. : Il est toujours nécessaire d’adapter un projet aux singularités des participants et des lieux où il se déroule. Toutefois, des cadres d’intervention communs sont appliqués dans l’ensemble des ateliers, quels que soient le territoire et le groupe : vingt jours d’intervention minimum ; au moins huit participants ; trois journées de travail et de rencontre organisées avec d’autres groupes ; des enregistrements vidéo et audio (work in progress) réalisés dans chaque atelier, témoignant des différentes étapes vécues par les participants dans le processus social et artistique dans lequel ils sont impliqués ; un évènement de diffusion locale en clôture de chaque atelier, comme préalable à la diffusion globale lors de l’exposition de 2013, où tous les courts métrages seront intégrés. Un des principes d’intervention est d’entraîner les participants dans un processus orienté vers le changement. Le temps de l’atelier est celui pour mettre à distance son parcours et sa personnalité, remettre en cause ses certi-
96
tudes et ses préjugés, et parfois même évoluer dans la représentation de soi, de son vécu et de son avenir. Dans ce processus, les professionnels commencent par montrer aux groupes des films qui utilisent l’image d’archive. L’objectif est ici d’interroger ensemble le statut et l’utilisation de ces documents. Cette étape est un véritable temps d’éducation à l’image. Puis les participants visionnent les archives. C’est alors le temps d’éducation à l’histoire qui débute : les réalisateurs contextualisent les images. Puis débute le processus de création : apprentissage technique (montage image, montage son), sélection d’archives, écriture, enregistrement de sons, montage. Les participants doivent construire un lien personnel avec ces images d’archives. Le travail des réalisateurs est d’accompagner l’émergence d’un regard, d’une expression et d’une singularité. Les films doivent être construits à partir de la vérité contenue dans les archives et de la sincérité du regard porté sur ces images. Enfin, des contrats d’auteur sont signés avec les participants qui sont allés au bout du processus : la réalisation d’un court métrage. Ces contrats sont une reconnaissance juridique et symbolique du travail qu’ils ont mené et du déplacement qu’ils ont opéré. Ils sont passés d’une place de spectateur à une place d’auteur. Comment a débuté votre collaboration avec l’INA ? C. D. : Lieux Fictifs a entrepris un partenariat avec l’INA en 2006. Un premier film, Trous de mémoire, de Jean-Michel Perez, confrontait individuellement les personnes détenues à l’histoire collective, avec les archives. Avec Ce qui nous arrive de Caroline Caccavale, nous avons utilisé l’archive pour accompagner chaque personne détenue dans la reconstitution d’une bande-mémoire personnelle : ces bribes du passé de chacun étaient alors mises en jeu collectivement, sur un plateau de théâtre. Les ateliers Les Spectateurs… poussent cette logique : les archives sont aujourd’hui des documents qui forment un terrain d’expérimentation commun à des groupes d’amateurs, en prison et à l’extérieur.
Comment se concrétise le partenariat avec l’INA ? C. D. : Le travail de numérisation entrepris par l’INA il y a plus de dix ans permet aujourd’hui un accès facilité aux archives et en multiplie les usages : au-delà des utilisations traditionnelles radiophonique et télévisuelle, ces images et ces sons constituent un outil pédagogique de premier plan, qui permet une approche éducative accessible au plus grand nombre, tant dans les domaines de l’éducation à l’image que dans celui de la pédagogie par l’image. Depuis 2006, le partenariat Lieux Fictifs/INA et l’utilisation des archives audiovisuelles en tant que matériaux de création artistique en milieu pénitentiaire ont enrichi la pratique de collaboration de l’INA, traditionnellement réservée à la sauvegarde des archives ; d’autant que cette collaboration se poursuit dans un cadre européen. La participation de l’INA se traduit par la mise à disposition d’un corpus d’archives issu de son fonds couvrant les thématiques de la frontière (physique, géographique, mais aussi virtuelle ou invisible), ainsi que la collaboration aux ateliers des pays européens partenaires. L’INA développe aussi les contacts avec les télévisions locales. Vous avez publié 9m2 pour deux, Chronique d’une expérience cinématographique en prison. Qu’est-ce qui a motivé cette écriture ? C. D. : Au départ, c’est une proposition de Caroline, José et Jimmy. Ils ont eu l’intuition de la nécessité de documenter un projet aussi original que l’était ce film. De mon côté, cette écriture me permettait de retrouver un positionnement que je connaissais : l’observation participante, qui est souvent utilisée par les anthropologues. Cette position permet d’être à la fois dans l’expérience et à distance. Propos recueillis par Patrick Facchinetti, septembre 2011
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:51 Page97
Extrait de 9m² pour deux, Chronique d’une expérience cinématographique en prison, de Clément Dorival, Ed. Lieux Fictifs, 2008, livre DVD, 210 pages (lieuxfictifs.org). La loi du cinéma Ou comment une fausse cellule amène de vraies règles de jeu Mercredi 15 mai Installation C’est le grand jour : les détenus vont découvrir aujourd’hui le décor de cellule. Depuis lundi, des décorateurs l’installent sur le plateau. Joseph Césarini : “Nous ne voulions pas que les gars voient le décor en train d’être monté. Nous espérions que la découverte de la cellule installée leur déclenche un choc émotionnel”. Les détenus ont du mal à se contenir : ils sentent que quelque chose est en train de se passer. Les réalisateurs ont décidé de mettre en scène cette découverte : Philippe qui est arrivé lundi, Momo, Roger, Nordine, Kamel et Mourad entrent séparément dans le studio et sont filmés par les réalisateurs. Un par un, ils examinent le décor et sont très étonnés de sa ressemblance parfaite avec leur propre cellule. Joseph Césarini : “Pour eux, l’arrivée du décor a marqué le début concret du cinéma. Notre projet est alors devenu sérieux. Car au début de l’expérience, nous sentions qu’ils pensaient qu’on fabulait un peu. Ils n’étaient pas sûrs de nous. Quand ils ont vu le décor installé, ils se sont dit Ça y est ! Ce projet va se faire.” En plus de la concrétisation de l’expérience, le décor a amené avec lui des valeurs de travail, les premières lois du cinéma. Jimmy Glasberg : “Pendant toute cette période, nous avons mis en place les bases du jeu. Qu’est-ce que le jeu ? On va jouer à faire du cinématographe. Puis on a défini l’aire de jeu, le décor, la fausse cellule avec des règles de jeu. Elles arrivent dès qu’on commence à mettre en place la technique. L’installation de la lumière, c’est-à dire des projecteurs, a été faite par les détenus : ils ont appris qu’il y a une façon de manipuler un projecteur, de le bouger, de le charrier, de le situer, de le brancher et ensuite de gérer le faisceau lumineux. Toutes ces techniques sont des règles qu’il fallait que les gars apprennent, ou au moins qu’ils comprennent. Alors évidemment certains étaient un peu dilettantes, mais il fallait les forcer. L’idée était qu’ils comprennent que s’ils voulaient s’amuser – entre guillemets –, s’ils voulaient jouer ou interpréter ou filmer, il fallait apprendre les règles. C’était une première étape importante car sans ces règles de départ, ça n’aurait pas marché.” Lundi 20 mai 2002 Pendant les jours qui suivent, le groupe s’attelle à la mise en place de la lumière. Chaque projecteur sur le plateau est numéroté. Ces numéros sont reportés sur le tableau électrique à l’entrée du studio. Les projecteurs s’allument et s’éteignent donc à partir de ce tableau. Sur le plateau, Jimmy Glasberg crie des numéros à Nordine qui se trouve devant le tableau électrique : “17-28-5-26 !” Et Nordine de répondre : “Et le numéro complémentaire ?” Sacré Nordine ! C’est un très bon animateur de groupe. Il a toujours le mot pour rire. Il contraste avec Kamel, qui est lui plutôt discret et taciturne. Avec le temps, le groupe commence à exister : Momo est agréable et assez volontaire. Il a déjà participé à cet atelier et il est donc assez à l’aise avec la technique. Mourad est encore réservé et ne se livre pas trop. Quant à Philippe et Roger, s’ils sont arrivés récemment, ils sont ouverts et ont envie de plonger dans l’expérience. Jimmy Glasberg : “Ce travail d’installation du plateau de tournage a été long mais il nous a permis de nous intégrer à l’univers carcéral et de faire connaissance avec les personnages. Le fait de créer de toutes pièces cet espace de jeu a été un élément déterminant pour le tournage que nous avons entrepris par la suite. La lourdeur technique d’un dispositif fictionnel a amené le groupe de détenus à apprendre les règles et les lois du cinéma, ce qui pour des hors-la-loi est la base du respect et du travail. Le ludique cinématographique a alors été pris au sérieux.”
contrechamp des barreaux
97
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:51 Page98
reconstruction Après avoir expérimenté différents métiers de l’image (régie, production, postproduction), Hélène Trigueros a signé trois films sur le milieu pénitentiaire : Les Résidentes (2006), Dernier Retour en détention (2007) et Surveillante en prison, le contrechamp des barreaux (2008). Les femmes sont tout particulièrement au cœur de ses films. Comment en êtes-vous venue à tourner des documentaires en prison ? Hélène Trigueros : La prison m’interpelle depuis de nombreuses années. Dans les années 1990, j’avais beaucoup aimé le travail du réalisateur Jean-Michel Carré. A l’époque, j’étais jeune étudiante et je me suis dit que si l’occasion m’était donnée, j’entamerais un travail sur la prison. La thématique de l’enfermement m’interpelle : comment une personne va-t-elle se “cogner” contre les murs de la prison pour essayer de se reconstruire ? L’univers féminin carcéral est peu exploré ; peut-être est-ce dû au fait que les femmes ne représentent que 5 % de la population carcérale française ? J’ai voulu en savoir plus sur elles. Dans mes films, j’ai pris le parti de parler de l’intime, et finalement peu de la détention et de ses conditions. Cela m’a d’ailleurs été reproché, certains ne comprenaient pas pourquoi je ne parlais pas du quotidien de la prison. Ce qui m’intéressait, c’était la manière dont elles la vivaient de l’intérieur. Je souhaitais tourner avec des détenues ayant de longues peines. Naturellement, il y avait des choses difficiles, mais quel que soit le délit, ces détenues restent des femmes avant tout et je voulais savoir si une idée de reconstruction était possible. Comment avez-vous réussi à instaurer ce climat de confiance avec elles ? Elles abordent des questions très intimes d’une manière simple et franche. H. T. : Je ne sais pas trop, en fait. Je suis arrivée avec beaucoup d’humilité, Les Résidentes était mon premier film. Quand j’ai commencé, je ne connaissais pas du tout la prison, je ne savais pas qui j’allais avoir en face de moi. Au préalable, j’avais rencontré l’assistante sociale qui m’avait dressé une liste de personnes susceptibles d’être intéressées par ce projet et qui pouvaient correspondre à ce que je recherchais. Après en avoir vu de nombreuses, il y a quelques femmes avec qui la rencontre s’est
98
faite. Mais on ne se connaissait pas, nous avons échangé tout au plus un quart d’heure avant le début du tournage. J’ai posé tout de suite les choses, je leur ai expliqué que nous allions tourner en cellule, que je voulais aborder les thématiques du corps, de la féminité, de la sexualité. Quand on entre dans une prison, on se rend compte que la détention marque énormément les corps ; on pouvait le lire sur le visage de ces femmes ; le corps parle. Je souhaitais faire en sorte que ces femmes puissent s’exprimer. D’un côté, je suis venue avec mon projet, et de l’autre, elles avaient envie de délivrer une partie d’elles-mêmes; elles avaient besoin de parler et moi j’avais envie d’entendre ; on s’est donc rencontré comme cela. Quand on regarde vos films, on a l’impression que vous avez enquêté pendant des mois tellement la complicité est grande entre ces femmes et vous. H. T. : Et pourtant, pour deux des cinq femmes filmées dans Les Résidentes, je n’ai fait qu’un seul entretien, notamment pour des contraintes dues à la production et au fait que dans l’intervalle une des personnes était sortie. Pour les trois autres, j’ai réalisé deux entretiens. C’est finalement assez peu. J’ai filmé de mai à novembre. Ce qui est essentiel me semble-t-il, c’est de bien expliquer la démarche. Je m’étais aussi entourée d’une équipe de tournage avec qui j’avais préparé bien en amont le projet. Comment ont-elles ressenti le film lorsqu’elles l’ont vu ? H. T. : Au début du tournage, je leur ai dit : “Faites-moi confiance, je ne vais pas trahir votre parole, je ne vais pas procéder à des coupes sauvages afin de faire un film qui dénature vos propos.” La confiance s’est donc instaurée. Le film est passé sur France 3 et a été diffusé plusieurs fois sur le canal interne de la prison. Tout le monde a donc vu le film. Elles étaient un peu inquiètes d’avoir livré leur inti-
Les Résidentes 2006, 53', couleur, documentaire réalisation : Hélène Trigueros production : Dynamo production, France 3 participation : CR Bourgogne Les résidentes, ce sont ces femmes emprisonnées pour de longues peines, qu’Hélène Trigueros rencontre au centre de détention de Joux-la-Ville. Anna, Jacqueline, Claire, Manon ou Abiba, toutes là depuis de longues années, ont dû apprendre à vivre seules dans leur cellule, dans le maillage serré de grilles et de barreaux que constitue la prison. Elles évoquent le cataclysme qu’a représenté leur enfermement pour elles et leur entourage. Commun à toutes les détenues, un sentiment domine : celui de vivre dans une “bulle”. En entrant en prison, elles sont comme sorties du monde. Leurs enfants grandissent, leurs parents vieillissent, la vie file sans qu’elles puissent avoir le moindre pouvoir de réaction sur elle. Avec un horizon visuel, olfactif et tactile très limité, la sensation du temps qui passe disparaît, le corps se dérègle et les “sens se mettent en berne” (Claire). Mais le plus dur reste le sentiment de culpabilité. La véritable “punition” se trouve peut-être dans la permanence des remords, dans la sensation de l’irréversibilité de la faute commise (“je serai toujours coupable” dit Jacqueline) et dans le poids du mal qu’elles estiment avoir fait à leur entourage. Reste l’attente de la libération, ou d’une simple permission, mais ces perspectives mêmes ne sont pas forcément apaisantes. Car comme le dit Manon qui pourrait parler au nom de toutes : “Je ne sais plus où se trouve ma place dehors.” D. T.
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:51 Page99
Dernier Retour en détention
Surveillante en prison, le contrechamp des barreaux
Dernier Retour en détention 2007, 53', couleur, documentaire réalisation : Hélène Trigueros production : Dynamo production, France 3 participation : CNC, CR Bourgogne, Procirep, Angoa-Agicoa Au centre de détention de Joux-la-Ville, après plusieurs années d’incarcération, Claire va être libérée et Manon va bénéficier d’une sortie conditionnelle. Hélène Trigueros suit leurs dernières semaines de détention. Dans l’intimité et le contre-jour de leurs cellules, les deux femmes livrent leurs expériences passées et leur appréhension du futur : la question de la culpabilité, toujours, et la libération, pourtant longuement préparée. La confiance en soi perdue, les sens mis en sommeil, le repliement sur soi, Claire et Manon ont les mêmes mots pour décrire leur début de détention. Chacune a effectué un long travail de psychothérapie pour retrouver la parole, analyser le chemin qui les a conduites là et pouvoir à nouveau “se regarder en face”, “se reconstruire”. “Assagies”, “apaisées”, elles ne regrettent pas ce temps douloureux qu’elles ont passé face à elles-mêmes. Au retour de sa dernière permission, Claire s’exprime sur l’angoisse de sa sortie définitive : “Retrouver la relation avec mes enfants, la difficulté va être là.” Pour les deux femmes, la perspective de la sortie c’est “gérer, assumer une culpabilité qui ne partira jamais.” On les retrouve quelques temps après leur libération. Pour chacune, malgré la joie d’un entourage familial chaleureux, elles disent leur besoin de s’isoler parfois, peut-être pour retrouver le cocon de la cellule. T. G.
contrechamp des barreaux
2008, 53', couleur, documentaire réalisation : Hélène Trigueros production : Dynamo production, France 3 participation : CNC, Planète Justice, CR Bourgogne, ministère de la Culture et de la Communication (DAPA-mission du patrimoine ethnologique) Depuis 2000 en France, les femmes ont fait leur entrée dans les équipes de surveillants des quartiers hommes des maisons d’arrêt. A celle de Dijon, 11 femmes (et 86 hommes) y travaillent – en plus des surveillantes du quartier femmes, qui témoignent aussi dans le film. En suivant leur quotidien, Hélène Trigueros enquête sur ce qui a évolué dans ce métier ces dernières années et comment les femmes l’abordent spécifiquement. Curiosité pour ce milieu particulier ou reconversion (Patricia était coiffeuse), elles reviennent sur ce qui les a motivées pour ce métier. Corinne appréhendait d’abandonner sa féminité sous l’uniforme, il n’en est rien. Les détenus la complimentent parfois, elle apprécie mais veille à mettre rapidement des limites. Les surveillants jugent positivement l’arrivée de leurs collègues femmes et leurs témoignages corroborent ceux des détenus : plus de rondeur dans les ordres, plus de psychologie, apaisem*nt des tensions. Patricia, surveillante de parloirs, répond à ceux qui la critiquent de faire trop de “social”, qu’elle tâche simplement de rester humaine. Elle avoue que là où elle a le plus de mal, c’est avec les condamnés pour violences sur enfant, mais elle n’est pas là pour juger. Toutes s’accordent à dire que le rôle du “maton” s’est beaucoup humanisé, qu’il manque encore d’“estime”, de reconnaissance, et qu’il faut, pour le mener à bien, avoir “à l’extérieur” une vie très équilibrée. T. G.
mité, sachant que toute la détention allait découvrir ce qu’elles “avaient dans le bide”. Ce que l’on m’a rapporté lorsque je suis revenue en prison est intéressant, à savoir que cette parole, qui était somme toute personnelle, avait une portée générale. Certaines sont venues me voir en me disant : “Je vis la même chose, je ressens la même chose, mais je ne sais pas le dire.” Elles étaient heureuses que l’on puisse voir qu’elles avaient gardé une humanité derrière les grilles. Les femmes filmées m’ont dit que je n’avais pas trahi leur parole et c’était très important pour moi. Lorsque quelqu’un accepte de livrer son intimité, on se doit de jouer franc jeu. Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire un second film avec quelques-unes d’entre elles ? H. T. : Quand j’ai tourné Les Résidentes, deux des cinq femmes détenues allaient sortir l’année suivante. Comme nous évoquions déjà l’angoisse de la sortie, des permissions, je me suis dit que ce pourrait être intéressant d’approfondir cette question-là. J’en ai parlé avec mon producteur et il m’a dit : “Allons-y, on va poursuivre ce travail.” Nous avons donc exploré ce dernier mois de détention avec ces deux femmes et Dernier Retour en détention est né. Dans les deux films, quels sont les thèmes que vous avez souhaité privilégier ? H. T. : La féminité surtout, la reconstruction du corps, la sexualité ; est-ce qu’après toutes ces années on éprouve encore du désir ? Ces questions sont totalement niées en prison ; il fallait en parler. Je ne les ai pas posées systématiquement, je les ai évoquées quand cela me semblait pertinent ou bien elles sont arrivées naturellement au cours des entretiens. Je me suis adaptée à la sensibilité et à la personnalité de chacune des détenues. Tout au long des entretiens, elles évoquent le sens qu’elles souhaitent donner à leur peine. Comment l’avez-vous interprété? H. T. : J’avais envie de montrer que, quels que soient leur niveau d’études et leurs origines sociales, nombre de ces femmes utilisent le temps de la détention pour faire un travail sur elles-mêmes. Mais toutes n’en ont pas la capacité, la force ou tout simplement l’envie. Pour certaines, l’isolement leur permet d’opérer un retour sur elles-mêmes en profondeur. Elles se demandent ce qui a fait que, dans leur parcours, leur vie a basculé du jour au lendemain. Elles se sont dit qu’elles n’allaient pas passer leur temps “à fumer des clopes et à regarder la télé” mais qu’il fallait qu’elles réfléchissent à toutes ces questions. C’est une étape douloureuse mais essentielle dans le processus de reconstruction, la première, fondamentale, étant
99
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:51 Page100
Le Déménagement
celle de l’acceptation du délit. Une fois qu’elles ont accepté le délit qu’elles ont commis, cette reconstruction peut réellement s’opérer. C’est un travail difficile de chaque instant. Un des témoignages frappants dans Dernier Retour en détention est celui de cette femme qui, lors d’une permission, abrutie par les bruits de son environnement familial, a trouvé refuge dans sa chambre. H. T. : Quand on vit enfermé pendant si longtemps dans un univers réduit que l’on finit par connaître par cœur, on n’est finalement bien qu’avec soi-même. Elles vivent donc leur cellule comme un refuge. Je me souviens que certaines se demandaient si elles allaient à nouveau pouvoir supporter les bruits de l’extérieur, ou la lumière par exemple. Il y a aussi cette femme dans Les Résidentes, condamnée à perpétuité, qui obtient une permission de sortie au bout de quinze ans… H. T. : Oui, effectivement, lors de cette permission elle disait voir des étoiles. Elle a fait du vélo et elle ne voulait plus s’arrêter. Elle disait aussi vouloir marcher encore et encore, que l’eau avait une odeur et que c’était la première fois, depuis quinze ans, qu’elle se regardait dans un miroir. Elle constatait les ravages que la prison avait imprimés sur son corps. On constate que la prison accélère le processus de vieillissem*nt du corps. Etes-vous restée en contact avec les femmes de Dernier Retour en détention ? H. T. : Oui, avec l’une des deux pendant deux ans, et puis, tout d’un coup, le lien s’est fait moins fort sans être vraiment coupé. De temps en temps, je reçois un petit message. J’ai partagé un moment très fort avec ces deux femmes. Quels sont les projets sur lesquels vous travaillez actuellement ? H. T. : Les thématiques de l’identité, de la discrimination et de l’enfermement m’interpellent toujours. Je travaille sur un film qui va se tourner en 2011 sur les Services pénitentiaires d’insertion et de probation. Tourné au SPIP de Dijon, il aura pour thème le sens de la peine. Nous allons travailler en milieu ouvert, sur ce que recouvrent les peines alternatives à l’incarcération et les aménagements de peine, ainsi que sur les suivis imposés au sortir de prison. Je tourne actuellement un documentaire sur un couple hom*osexuel [Un Désir ordinaire, pour France 3]. Ce qui m’intéresse, c’est la façon dont on se regarde, dont on apprend à se regarder avec ses différences. Propos recueillis par Patrick Facchinetti, mars 2011
100
regards croisés Mêlant la commande et les projets personnels, Catherine Réchard a mené des travaux photographiques sur des thématiques variées (mémoire, habitat, urbanisme). Ces travaux se sont souvent accompagnés d’entretiens, ce qui l’a naturellement amenée à s’intéresser au film documentaire. Quel que soit le sujet ou le support, il lui importe avant tout d’offrir un espace de paroles aux personnes qu’elle rencontre. Elle a réalisé Une Prison dans la ville en 2007 et Le Déménagement en 2011. Comment en êtes-vous venue à travailler en milieu pénitentiaire ? Catherine Réchard : J’ai été amenée à travailler en prison pour la première fois en 1999, après avoir été contactée par Alix de Morant qui animait des ateliers théâtre à la maison d’arrêt des femmes de Rouen. Elle m’a invitée à la rejoindre sur son projet afin de réaliser des portraits des participantes. J’ai donc photographié les détenues dans leur cellule, où elles se mettaient en scène avec leurs objets du quotidien. Puis j’ai entrepris une démarche analogue avec les femmes de “l’extérieur”, sollicitées dans le but de livrer des récits de vie qui deviendraient matériau théâtral. Ces femmes de l’extérieur, sans lien avec la prison, sont venues chacune à leur tour passer une demi-journée avec les détenues qui avaient lu leurs récits. C’était un travail autour de la rencontre, de la question du dedans-dehors. Cette première expérience était fondée sur l’échange et j’ai poursuivi dans cette voie. Pour tous les projets que j’ai développés en milieu pénitentiaire, j’ai toujours eu à cœur de donner la parole aux personnes incarcérées. Le temps passé en cellule avec ces femmes, à boire du Ricoré – le café est interdit en prison – m’a permis de découvrir ce que les personnes incarcérées réalisent à partir d’objets détournés ou de matériaux récupérés – dont le plastique des boîtes Ricoré, justement. C’est ainsi qu’a commencé un autre projet, qui a donné naissance au livre Système P., paru en 2003 aux Editions Alternatives. J’ai réalisé les photos de Système P. dans six établissem*nts pénitentiaires, dont la maison d’arrêt d’Alençon qui était située au cœur de la ville. Cette prison, qui a fermé en 2010, était nichée dans les tours de l’ancien château du XIVe siècle. En réfléchissant sur les relations visuelles entre la prison et l’extérieur, j’ai rapidement pensé que le film documentaire serait la forme la plus appropriée pour développer ce travail. Le
projet a évolué et le film a finalement été tourné à la maison d’arrêt de Cherbourg, encore plus imbriquée au centre ville. Pour ce film, Une Prison dans la ville, comment avez-vous approché les habitants des abords de la prison qui sont aussi les acteurs du documentaire ? C. R. : Je cherchais des personnes dont les fenêtres des appartements donnaient sur la prison. Par l’intermédiaire du cinéma L’Odéon, j’ai rencontré une femme qui habite dans l’immeuble situé en face de la maison d’arrêt. Elle m’a présenté ses voisins, et grâce à elle, le contact avec les habitants des deux immeubles a été simplifié. La question du dedans-dehors est au centre de votre travail : la prison est au cœur de la ville et la ville est très présente à travers les fenêtres de la prison. C. R. : C’est le croisem*nt de regards entre voisins qui ne se voient pas. J’avais à cœur de créer ce flottement et de faire en sorte que l’on ne sache pas tout de suite où l’on se trouve. Avec l’image, mais aussi avec les sons, j’ai souhaité travailler cette ambiguïté. Il y a trois pôles : la fenêtre de l’habitant, la fenêtre du détenu et les baies vitrées de la bibliothèque municipale. Les points de vue se confrontent et se mélangent. Comment s’est déroulée la préparation du tournage ? C. R. : En amont du tournage, nous avons proposé avec la Maison de l’image de Basse-Normandie un atelier de programmation de films documentaires. Cet atelier me semblait indispensable dans la mesure où cela a permis aux personnes détenues de mieux comprendre le projet et de se familiariser avec le cinéma documentaire. Souvent, les gens font l’amalgame entre documentaire et reportage télé. Avec
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:51 Page101
Une Prison dans la ville
Le Déménagement
2007, 52', couleur, documentaire réalisation : Catherine Réchard production : Zarafa Films, France 3 Normandie, Cityzen TV participation : CNC, CR Basse-Normandie, Maison de l’image/Basse-Normandie, Procirep, Angoa
2011, 54', couleur, documentaire réalisation : Catherine Réchard production : Candela Productions, France Télévisions, TV Rennes 35 participation : CNC, CR Bretagne, Procirep, Angoa
A Cherbourg, les passants ne prêtent plus vraiment attention aux grands murs gris qui s’élèvent en plein centre ville, face à la bibliothèque, et auxquels le marché s’adosse chaque jeudi. Derrière ces murs, les détenus de la maison d’arrêt observent, à travers les grilles de leurs fenêtres, le quotidien se dérouler sans eux. Suite d’impressions croisées entre dedans et dehors, le film questionne la place de la prison dans la communauté.
A la veille de leur transfert dans une nouvelle prison située en périphérie de Rennes, détenus et gardiens s’interrogent. L’ancienne prison manque certes d’hygiène mais par les fenêtres, on peut voir le ciel, des voitures qui passent, parfois quelqu’un qui salue. On y jouit aussi d’une relative liberté de déplacements dans les couloirs. Là-bas, dans la zone industrielle, tout sera moderne et rationnel mais, chacun le pressent, déshumanisé.
Quelques reflets dans les vitres de la bibliothèque, des pans de toits et de rues, des odeurs de feu de bois les jours de marché… Voilà ce que les prisonniers perçoivent du monde extérieur depuis leur cellule. De leur côté, les Cherbourgeois, employés et usagers de la bibliothèque ou habitants des immeubles voisins, essaient d’imaginer ce qui se passe à l’intérieur : “On ne les voit pas ces gens-là, mais on est obligé de penser à eux quand même !” Qu’ont-ils fait pour se retrouver là ? Supportent-ils l’enfermement, notamment quand arrive la nuit et ses angoisses ? Ont-ils même une cour pour sortir un peu ? Que deviennent-ils après leur libération ? Au fil des entretiens, ponctués par des scènes de la prison au quotidien, Catherine Réchard tente de percer l’imperméabilité des murs et fait sien le propos d’un des détenus : “Quand on ne voit pas, on ne peut rien faire. Si on voit la vie carcérale et comment les gens vivent dans leur cellule, ça peut changer les mentalités.” D. T.
Tourné dans la durée, pendant la période qui précède et qui suit le déménagement, le film rend compte, à travers de multiples entretiens individuels, des rapports complexes que les détenus entretiennent avec leur lieu de détention. Certes, ils ne l’aiment pas, mais ils se sentent attachés aux plus petites bribes de liberté qu’il autorise : déambuler entre les étages ou troquer des biens à l’aide de “yoyos”, ces fils tendus à travers les barreaux d’une cellule à l’autre. La prison moderne dans laquelle ils arrivent répond à des normes de sécurité plus élevées, elle permet à davantage de détenus d’avoir une cellule individuelle, de travailler, de pratiquer un sport et même une ou deux fois l’an d’avoir une vie de famille, mais elle atomise les rapports humains. Le grillage quadrillé qui couvre toute la façade, empêchant les regards d’embrasser le ciel et les mains de se tendre par-delà les barreaux, symbolise un enfermement plus radical et quasi mortifère. E. S.
contrechamp des barreaux
Film retenu par la commission Images en bibliothèques Le film est fondé sur des entretiens menés avec une poignée de détenus et quelques agents pénitenciers. Ils témoignent à visage découvert avec une remarquable sérénité. Cette confiance dans l’équipe de réalisation est sans doute le fruit d’un long travail de préparation, sur lequel repose le succès du film. Catherine Réchard est d’abord photographe et sait remarquablement filmer les espaces carcéraux dans leur rapport à la ville. Elle met également la photographie au service de son film. En montrant les clichés “publicitaires” de la nouvelle prison aux détenus, elle les incite efficacement à exprimer leurs attentes ; elle place aussi le spectateur dans la même attente, en renforçant son empathie à l’égard des prisonniers. Dès lors, les questions d’architecture et d’organisation carcérales deviennent miraculeusem*nt sensibles, et nous entrons de plain-pied dans le quotidien des prisonniers. Les principaux aspects de la nouvelle vie des détenus sont évoqués. L’hygiène et le confort se sont significativement améliorés, mais le silence et l’isolement règnent. L’atmosphère générale est à l’apaisem*nt. La violence carcérale semble mise entre parenthèses par les espoirs et les inquiétudes suscités par le déménagement. Ce moment particulier est cependant l’occasion de s’interroger sur l’efficacité de l’enfermement et les conditions d’incarcération dans ces nouveaux centres pénitenciers. Julien Farenc (Bibliothèque nationale de France, Paris)
101
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:51 Page102
Jean-Pierre Lenoir, qui animait l’atelier, nous avons visionné des films documentaires qui traitaient de l’architecture, de l’urbanisme. Lorsque j’ai commencé à tourner – et le tournage a duré une vingtaine de jours – les personnes détenues ont ainsi pu mieux appréhender ma démarche. Qu’ont ressenti les Cherbourgeois qui ont vu le film ? C. R. : La projection a eu lieu six mois après le tournage, le même jour à la prison et au cinéma de Cherbourg. Au sein de la prison, les personnes détenues étaient très étonnées, très touchées du regard que les habitants voisins pouvaient porter sur elles. Celles qui, dans l’intervalle, étaient sorties, sont venues à la projection au cinéma, souvent avec leurs familles. Les habitants ont fait ainsi la connaissance de quelques-uns de leurs voisins invisibles. Le film donne l’impression d’un lieu – la prison – très proche de la vie urbaine quotidienne. C. R. : C’est le propre des prisons qui se trouvent en centre ville, il y a une proximité entre l’intérieur et l’extérieur. J’ai souhaité à travers ce film documentaire travailler le lien dedansdehors. Images et sons parviennent à passer de l’un à l’autre par-dessus les murs . Quelle est la prochaine étape de votre travail en prison ? C. R. : Dans chaque projet, il y a un peu du projet suivant. Les projets se nourrissent au gré des rencontres, des expérimentations menées. Dans mon travail, je m’attache à travailler le lien entre l’intérieur et l’extérieur, à nourrir mes propositions en prison de ce que je fais à l’extérieur. J’ai mené, l’année dernière, un projet culturel qui comprend un atelier de programmation de films et le tournage d’un film documentaire. Celui-ci porte sur la fermeture de la maison d’arrêt de Rennes, l’ouverture de celle de Rennes-Vezin qui la remplace, et il aborde les problématiques liées à l’architecture. Le Déménagement interroge la façon dont l’architecture d’un établissem*nt pénitentiaire détermine les comportements des personnes détenues et du personnel, et interfère dans son mode de fonctionnement. Propos recueillis par Patrick Facchinetti, septembre 2010
102
de la parole au chant : un atelier d’écriture à la centrale de clairvaux Formé au cinéma à Paris et à Prague (à la FAMU, la prestigieuse école de cinéma), Julien Sallé explore l’image en mouvement dans toutes ses dimensions artistiques. Il pratique avec autant de bonheur le documentaire, la fiction ou les installations d’art vidéo. Or, les murs, qui rend compte d’un atelier d’écriture à la centrale de Clairvaux conduit par le compositeur de musique chorale Thierry Machuel est son quatrième film, et son second documentaire. Entretien, par Eva Ségal. Comment est né le projet d’Or, les murs ? Le nom de votre mère apparaît au générique… Julien Sallé : Ma mère, Anne Marie Sallé, anime le festival culturel de l’Abbaye de Clairvaux, lieu concomitant à la prison. Cette abbaye cistercienne, après avoir abrité des moines pendant cinq siècles, a été transformée en prison après la Révolution française. Vers 1960, ces locaux ont été abandonnés par l’administration pénitentiaire au moment où la nouvelle prison de Clairvaux, conçue comme une centrale de haute sécurité, est entrée en fonctionnement. On trouve aujourd’hui, à l’intérieur de l’enceinte de l’abbaye toutes les strates historiques depuis le XIIIe siècle qui témoignent de cette longue histoire d’enfermement voulu puis imposé. Pour mettre à profit l’acoustique exceptionnelle de l’abbaye, ma mère a monté un festival de musique classique. Chaque année, pendant le festival, un concert est également organisé pour les détenus. Mais elle a eu l’idée d’aller plus loin avec eux en faisant venir le compositeur Thierry Machuel pour un atelier d’écriture et elle m’a proposé de filmer cette aventure. Le projet d’aller filmer dans ce lieu, de recueillir la parole – généralement inaudible – des détenus et de travailler sur la musique de Thierry Machuel (que je connaissais déjà bien) m’a tout de suite intéressé. On est surpris de voir un compositeur faire écrire des textes. J. S. : Le travail de Thierry Machuel est axé sur la musique chorale, sur la mise en musique de textes. Nous avons travaillé ensemble dès le début de l’atelier dans un vrai partage artistique. Ce qui nous a amené à travailler les textes ensemble, à nous poser les questions ensemble. Comment faire évoluer l’écriture ? Sur quoi travailler avec les détenus? La direction de l’atelier s’est partagée entre nous de façon très naturelle. Nous avions tous les deux le désir que le film laisse essentiellement la parole aux détenus. La
création artistique aboutissant sur un concert public en était comme l’ossature, le fil directeur, mais le vrai sujet est dans la parole des détenus. Saviez-vous que vous obtiendriez des textes aussi forts ? J. S. : Ça a été une vraie surprise. Nous pensions qu’il y aurait à travailler beaucoup sur l’écriture. Mais dès les premiers ateliers les textes lus par les détenus nous ont profondément touchés. Nous avons dû couper ici et là mais pas du tout réécrire. Les textes avaient d’emblée une force d’expression extraordinaire. Cela s’explique. L’écriture est une activité solitaire très prisée par les détenus, qui passent beaucoup de temps à rédiger de la correspondance. Certains textes qu’on entend dans le film étaient au départ des lettres mais leur force poétique est très grande. Dans le film, on ne voit que des tête-à-tête entre Thierry Machuel et les détenus. Y a-t-il eu aussi des temps de travail collectif dans l’atelier ? J. S. : Au début, nous nous sommes adressés au groupe entier pour présenter le projet et la démarche. Nous avons laissé la possibilité à chacun de poursuivre le travail avec Thierry Machuel, sans obligation de participer au film pour ceux qui ne le souhaitaient pas. Ce qui nous a conduit à privilégier les tête-à-tête, ce sont des raisons acoustiques : dans ce local nu qui était mis à notre disposition, le son serait vite devenu une bouillie inutilisable. Nous voulions aussi que chacun se sente libre d’exprimer ce qu’il voulait sur son texte. Pour eux, c’était un contact avec des gens de l’extérieur, une “parenthèse”, comme ils disaient. En prison, on ne choisit pas les gens avec qui on vit, ni ceux que l’on côtoie. Les détenus étaient entièrement libres de venir ou pas à l’atelier. L’entretien individuel permettait à chacun de se livrer un peu plus sans le regard des autres.
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:51 Page103
Car en prison, il faut faire attention à ce qu’on livre de soi, on ne peut pas donner aux autres l’occasion d’exploiter une faiblesse.
Or, les murs
Film retenu par la commission Images en bibliothèques
2009, 61', couleur, documentaire réalisation : Julien Sallé production : Red Star Cinéma participation : CR Champagne-Ardenne, Sacem, CR Ile-de-France, Direction interrégionale des services pénitentiaires de Dijon
Les détenus expriment leur quotidien carcéral au cours d’entretiens avec le compositeur Thierry Machuel et par l’écriture de textes. Ils évoquent la mise à distance de leurs proches et la crainte de tomber dans l’oubli, la perte progressive de leur rapport au temps qui passe, la tentation de l’évasion, la liberté, la nuit. Est bien sûr évoquée la question du poids de la faute et de sa nécessaire réparation vis-à-vis de la justice et de la société. Les textes sont dits par les détenus eux-mêmes sur des images de la prison (contraste entre la beauté des mots et la laideur des différents lieux de la prison), ou sur des plans du compositeur chez lui, dans la réflexion et la création. A ces séquences, viennent s’ajouter les séances de répétitions du groupe de chanteurs interprétant les textes mis en musique. Ces moments chantés évoquent quant à eux les chants grégoriens qui ont dû résonner au cours des siècles passés dans ce qui fût une abbaye avant d’être reconvertie en prison centrale. On reste frappé par la justesse des paroles et par les textes des détenus au cours de cette expérience de création. A leurs yeux et ceux des autres, ils reconquièrent leur humanité à travers cet acte. Par leur travail, ils ont réussi à tisser un lien ténu avec l’extérieur, comme une façon de proclamer leur existence et de lui donner une certaine valeur, même enfermée entre quatre murs. Le film s’achève sur une image terrible à mon sens : les détenus réunis dans le couloir de la prison transformé en salle de cinéma assistent à la retransmission du concert joué dans le cloître tout proche. Emouvants, enfin, ces applaudissem*nts du public aux interprètes du concert, qui, indirectement, sont destinés aussi aux prisonniers restés seuls face à leur écran.
Or, les murs accompagne le compositeur Thierry Machuel dans les ateliers d’écriture qu’il a animés à la centrale de Clairvaux (Aube). Des textes que lui proposent les détenus, il va tirer des pièces musicales qui seront jouées à l’abbaye de Clairvaux voisine, lors du festival Ombres et Lumières. Pour les détenus, l’expérience est l’occasion de coucher sur le papier les doutes, les angoisses qu’ils ressentent, et de se sentir enfin reconsidérés. Julien Sallé suit le déroulement du projet, depuis les textes que les détenus lisent à Thierry Machuel en tête-à-tête, jusqu’à la représentation finale – à laquelle ils n’assisteront pas mais qui leur sera retransmise, – en passant par le travail solitaire de composition et les répétitions avec le chœur de chambre Mikrokosmos. Loin d’un making of, Or, les murs cherche à épouser la vocation profonde des ateliers : laisser les personnes s’approprier la langue pour exprimer poétiquement leur condition carcérale et donner à leurs textes, habillés par la musique grave et cristalline de Thierry Machuel, une véritable considération hors les murs. Le rapport particulier au temps ; l’impression de disparaître ; la solitude absolue et irrémédiable ; l’espoir, si ténu soit-il, qu’il y aura une vie après la détention… Voilà ce que disent les textes de Régis, Frank, Dominique ou Eric. Mais par dessus-tout peut-être, ils leur auront permis de ne pas se sentir “oubliés”. D. T.
contrechamp des barreaux
Gilles Barthélémy (Bibliothèque départementale de prêt, Belfort)
Pourquoi avez-vous choisi de cadrer les détenus de dos, au niveau de la nuque ? J. S. : Ce n’est pas tout à fait la seule image d’eux ; il y a aussi au début et à la fin, de très gros plans. La première raison de ce cadre, c’est qu’il y a toujours une réticence de la part de l’Administration pénitentiaire à ce que les personnes détenues soient reconnaissables à l’image. Certains réalisateurs optent pour le flou mais moi, je n’ai jamais aimé ça. De dos, les détenus conservent une véritable présence physique et, comme le compositeur est cadré de face en position d’écoute, le spectateur peut avoir une identification avec celui qui écoute, ou se placer entre les deux. Thierry sait écouter et respecter les silences de son interlocuteur, c’est ce qui nous a permis de jouer avec l’anonymat des personnes détenues. Thierry Machuel a une manière d’écouter qui ferait plutôt songer à un psychanalyste ? J. S. : Oui, il a une forme de distance empathique avec les gens, mais il était vraiment impressionné par ce qu’il entendait. Sa méthode consiste à prendre une sorte de dictée musicale qu’il note sur une portée. La prosodie de la parole donne la base de sa composition. Il l’intériorise profondément. Il me disait : “Quand ils parlent, c’est tellement fort que j’entends déjà la musique.” Nous cherchions lui et moi à disparaître autant que possible. De ce point de vue, le fait d’installer la caméra derrière le détenu était également un avantage. Comment avez-vous travaillé avec votre équipe ? J. S. : Nous étions trois, un ingénieur du son, un assistant et moi à la caméra. Pour la lumière, j’ai travaillé en lumière naturelle mais en jouant beaucoup des ambiances lumineuses qu’on trouve dans l’ancienne prison abandonnée. J’ai très longuement topographié ces lieux en ruine parce que j’ai tout de suite imaginé de les faire résonner avec la parole des détenus. Le tournage dans la centrale elle-même a été très limité, je
103
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:51 Page104
n’ai pu tourner que quelques images pendant une matinée, sinon, nous étions limités à notre salle de rencontre. J’avais envie de développer un rapport à l’espace, et ce lieu de l’abbaye prison abandonnée est apparu dès l’écriture du projet comme très important. Comment vous êtes-vous décidé à inclure dans le film des images du dehors par définition inaccessible aux détenus ? J. S. : Le film travaille le dedans-dehors, la lumière, le temps. Bien sûr, pour les détenus, la question de l’intériorité et de l’extériorité est centrale. Je pensais parler d’espace car la prison, je la voyais d’abord comme une restriction spatiale. Mais eux, ils expriment leur oppression principalement en termes temporels. A Clairvaux, ils purgent de très longues peines, au moins quinze ans. Dans le cas de la perpétuité, l’horizon de la libération est si hypothétique qu’il leur est difficile de se projeter si loin. La plupart des condamnés à perpétuité ont beaucoup d’horloges dans leur cellule afin de garder malgré tout des repères ; pour eux, le temps de la peine efface complètement le temps social. Cette question du temps, je l’ai travaillée à travers un regard contemplatif sur les anciens lieux de détention à Clairvaux. Leur temps est celui de la ruine, où le rapport entre présent, passé et futur est chamboulé. On a là une impression de suspension du temps et de vide. Pourquoi avez-vous accordé tant de place à la forêt ? J. S. : Cette forêt est celle qui entoure la prison, elle représente à mes yeux à la fois l’intériorité et l’extériorité. C’est à la fois un lieu de recueillement intérieur et un lieu apparemment illimité où l’on peut se perdre. Dans tous mes films j’entretiens un certain rapport subjectif à l’espace naturel. Clairvaux est situé dans un pays de très belles forêts, à la limite de l’Aube et de la Haute-Marne, le pays de Gaston Bachelard qui, lui-même, a beaucoup écrit sur la forêt. Il y a dans cette forêt champenoise une grande poésie qui travaille sur une intériorité illimitée, précieuse. Pour un détenu, l’intériorité est à la fois un refuge et un enfermement. Le travail artistique du compositeur qui arpente cette forêt est lui aussi caractérisé par l’intériorité. Quand vous filmez le compositeur au travail, vous nous emmenez encore dans un autre espace… J. S. : Un espace où l’on peut ouvrir les fenêtres ! Où l’on peut se déplacer. Thierry Machuel est filmé voyageant en train ou marchant dans de grands espaces. Quand nous venions travailler en prison, c’est au moment où l’on sortait qu’on se rendait compte que les autres étaient enfermés. Alors que pendant nos échanges avec les détenus, on sentait plutôt se créer des espaces de liberté. Dans le film, il y a beaucoup de dépla-
104
cements du compositeur, sa mobilité faisant contraste avec l’immobilité des détenus. Quelle a été la durée totale de l’atelier avec les détenus ? J. S. : En tout environ neuf mois. Pendant la première moitié, Thierry Machuel était avec nous tout le temps. Ensuite, il s’est isolé pour travailler sa composition pendant que nous continuions des entretiens individuels pour aller plus loin, en dehors de toute perspective musicale. Mais Thierry revenait régulièrement présenter son travail et leur demander s’ils étaient d’accord, ce qui n’a d’ailleurs jamais posé de problème. La musique qu’il écrit n’est pas forcément familière aux détenus – la plupart n’avaient jamais entendu de musique contemporaine. Il avait donc aussi le désir pédagogique de partager cela avec eux et d’expliquer comment se fait la musique. Comment ont-ils réagi au fait que leurs textes ont été confiés à des voix de femmes ? J. S. : Ils ont été touchés de voir de belles jeunes filles s’emparer de leurs paroles. Mais ils n’ont pu voir le spectacle qu’un mois plus tard, grâce à la captation que j’ai réalisée. Pour eux, ça a été un moment très émouvant : ils ne se rendaient pas compte de l’ampleur qu’allaient prendre leurs paroles avec la musique. Le spectateur perçoit la réalité de l’enfermement lorsqu’on passe directement des images de la salle de concert dans l’abbaye aux images de l’intérieur de la prison. On comprend alors que les contraintes sécuritaires ne leur ont pas permis d’assister à la représentation qui se jouait pourtant à une centaine de mètres, par-delà quelques murs. A la distance mise par les murs s’ajoute aussi une distance sociale quand on voit par contraste le public du festival ? J. S. : Même pour ceux qui connaissaient bien l’abbaye de Clairvaux, ce fut une découverte. Le public des festivals de musique, à la différence du public du documentaire, est en règle générale vraiment loin des préoccupations sociales et politiques. Il vient écouter de la belle musique dans un beau lieu et se retrouve assez surpris jusqu’à en être ébranlé de découvrir de l’autre côté des murs des gens finalement pas si éloignés. Je voulais aussi rendre compte de cela, de la force de la musique dans l’évocation d’une réalité sociale. Dans le monde de la musique classique ou contemporaine, c’est tout de même rare. En termes d’images, il semble que vous ayez privilégié le plan fixe. Pour quelle raison ? J. S. : C’est avant tout une manière de faire ressentir au spectateur ce temps de la détention si souvent évoqué par les détenus. Le rythme des quelques mouvements de caméra est aussi délibérément lent. Je me suis fait fabri-
quer (par un ami plasticien qui travaille dans la robotique) une petite machine très simple sur laquelle je posais la caméra pour réaliser des panoramiques assez lents à 360°. Comment Or, les murs a-t-il été reçu ? J. S. : Le film a beaucoup circulé dans les festivals. L’accueil a été très bon au FIFA (Festival International du Film sur l’Art), même si au Canada, compte tenu d’une culture très nordaméricaine de la justice, beaucoup ont été choqués qu’on laisse à des détenus une telle liberté de parole. En France, les spectateurs se disent souvent émus par les paroles des détenus, comme si un écart se réduisait tout d’un coup entre ceux qui sont dehors et ceux qui sont dedans. Le public du documentaire est formé de gens qui ont envie de réfléchir à la société dans laquelle ils vivent mais ils ne sont pas forcément sensibilisés à la prison. Il me semble que nous devrions tous savoir ce qui s’y passe, ça fait partie de notre société ; c’est un bon thermomètre. Les spectateurs sont touchés parce que ça leur parle du monde dans lequel ils vivent et ils se rendent compte qu’il y a du travail à faire pour donner aux détenus une chance de s’en sortir. En finissant le film, je savais que j’aurais envie de le défendre dans des débats, cela ne s’est pas démenti. Comment se situe ce film par rapport aux trois autres que vous avez réalisés ? J. S. : Je fais des allers-retours entre documentaire et fiction, l’un et l’autre se nourrissant mutuellement. La production d’un documentaire est en moyenne plus rapide, cela me permet donc d’avoir toujours une pratique de cinéaste dans l’intervalle entre les fictions. Mes films ont en commun une certaine picturalité et un travail sur le temps. J’ai réalisé en 2005 Dans l’ombre d’une ville, avec Lola Frederich, un documentaire sur des femmes qui apprenaient à lire et écrire au sein d’ateliers d’alphabétisation à la Goutte d’Or. Il y a des points communs avec mon travail à Clairvaux. Dans les deux cas, j’ai rencontré des gens pris dans des contraintes lourdes dont la parole individuelle émerge. Ces femmes de la Goutte d’Or sont prises entre deux cultures, parfois rejetées par leur milieu d’origine parce qu’elles apprennent à lire et à écrire. Elles se cherchent une identité personnelle, composite mais unique. Pour les détenus, c’est un peu pareil. On voit que certains parviennent à développer une humanité assez rare par la réflexion et l’affirmation de soi, non dans la violence mais dans la recherche intérieure. En entendant un des détenus affirmer avec force sa liberté, nous avons tous été bouleversés pendant le tournage;c’est une formidable preuve d’humanité. Propos recueillis par Eva Ségal, septembre 2011
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:51 Page105
le cahier
Le Château de Maisons / Catherine Deneuve belle et bien là / La Bibliothèque Sainte-Geneviève / Cinéma au Soudan : conversations avec Gadalla Gubara / La Cuisine en héritage / Guibert Cinéma / Laloux sauvage / Impression - Yona Friedman / Odile Decq at Work / Bernadette Lafont, exactement / La Cité Manifeste de Mulhouse / Mathieu Lehanneur (Sur mesures)
105
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:51 Page106
Au Royaume de Méroé : Mouweis, une ville sous le sable
archéologie Au Royaume de Méroé : Mouweis, une ville sous le sable
Grands Maîtres de la préhistoire Le Génie magdalénien
Quand les Egyptiens naviguaient sur la mer Rouge
2010, 51', couleur, documentaire réalisation : Stan Neumann production : Camera Lucida productions, musée du Louvre participation : CNC, France Télévisions
2009, 52', couleur, documentaire réalisation : Philippe Plailly production : Mona Lisa production, Eurelios, Arte France participation : CNC, RTBF, Programme Média, ministère de la Culture et de la Communication (DAPA)
2009, 93', couleur, documentaire conception : Stéphane Bégoin, Flore Kosinetz réalisation : Stéphane Bégoin production : Sombrero & Co, Arte France, musée du Louvre, Nova/WGBH Boston, NHK/Japon participation : CNC, Programme Média, Procirep, Angoa, CR Ile-de-France
Mouweis, ancienne cité nubienne du Royaume de Méroé, dans l’actuel Soudan, fait l’objet d’une campagne de fouilles menée par Michel Baud, égyptologue du musée du Louvre. De la tâche quotidienne la plus banale à la découverte la plus enthousiasmante, le travail de fourmi des archéologues est suivi le temps d’une saison. Au fil de la visite, c’est l’ensemble du processus intellectuel guidant la recherche archéologique qui peu à peu se donne à voir.
L’époque magdalénienne (environ 18000 à 10000 ans avant J.-C.) constitue sans aucun doute l’apogée de l’art pariétal préhistorique. Plusieurs dizaines de grottes ornées (de Lascaux à Altamira, de Ekain au Roc-aux-Sorciers) témoignent du génie des artistes de cette période. Peintres mais aussi sculpteurs, les hommes ont laissé des traces de leur art sur un territoire étonnamment vaste, que le film de Philippe Plailly nous invite à sillonner.
A partir d’un bas-relief du temple de Deir-El-Bahari à Louxor, les archéologues Cheryl Ward et Tom Vosmer tentent de bâtir un navire tel que ceux qui, il y a 3500 ans, voguèrent sur la mer Rouge en direction du mythique pays de Pount. Stéphane Bégoin accompagne leurs recherches jusqu’à la reconstitution du voyage originel même. En point de mire de cette aventure, une question : les Egyptiens étaient-ils oui ou non un peuple de marins ?
Rien de spectaculaire aux yeux du profane n’émerge des fouilles de Mouweis. Rien de comparable aux pyramides de la nécropole de Méroé toute proche. Pourtant, le chantier est d’une importance capitale car c’est une ville entière qu’il permet de mettre à jour, et avec elle, des interrogations nouvelles sur l’organisation sociale de la civilisation méroïtique. Michel Baud et son équipe ne cherchent pas à dégager des “monuments”, mais à cartographier la cité, à révéler sa structure (quartiers religieux, administratif ou même “industriel”) et à comprendre son fonctionnement. Pour cela, une somme impressionnante de techniques (la magnétométrie, par exemple) et de connaissances (céramologie, analyse hiéroglyphique…) est mise en œuvre. A la clé, parfois des découvertes, comme le dégagement de la base d’un pilier – peutêtre celui du temple principal, – mais le plus souvent, un cheminement lent et minutieux, qui se poursuivra après la clôture de saison devant un ordinateur parisien. D. T.
Davantage qu’aux chefs-d’œuvre peints de Lascaux ou d’Altamira, le film s’intéresse à la sculpture magdalénienne. Moins connue, elle n’en a pas moins atteint des sommets artistiques, tels la gigantesque frise du Roc-aux-Sorciers (Vienne) ou les motifs de l’abri de Cap Blanc (Dordogne). Au-delà de leur beauté fascinante, Philippe Plailly ausculte ces œuvres mystérieuses en donnant la parole à de nombreux archéologues. Les interrogations apparaissent infinies. Quel était le sens (social, religieux, esthétique) de ses sculptures ? Y-avait-il déjà des “styles” artistiques à l’époque ? Comment expliquer l’étonnante hom*ogénéité des motifs, observée dans des sites aussi distants que le Roc-aux-Sorciers en France, Creswell Crags en Angleterre ou Kurtha en Egypte? Des hypothèses existent, bien sûr, mais il n’en reste pas moins que les Magdaléniens ont emporté avec eux leurs secrets. Comme le résume l’archéologue Jean-Michel Geneste : “Nous sommes devant le décor […], les acteurs sont partis.” D. T.
Si le Nil, en tant que voie de communication, a joué une rôle déterminant dans son développement, aucune preuve définitive n’atteste que l’Egypte antique ait étendu sa puissance sur les mers alentours. Le débat est loin d’être anodin : “Mettre un bateau en mer, c’est un exploit qui dépasse à bien des égards la construction d’une pyramide” raconte Tom Vosmer. Démontrer que le voyage au pays de Pount n’est pas qu’une légende gravée sur les murs d’un temple à la gloire de la reine Hatshepsout mais une réalité historique, bouleverserait notre connaissance de cette civilisation. Les deux archéologues déploient alors des trésors d’imagination et s’entourent des technologies les plus disparates (des techniques de menuiserie ancestrales à la modélisation 3D) pour faire naître des maigres indices dont ils disposent le Min, navire entièrement en bois de 20 mètres de long. Mais une fois ce projet pharaonique mené à terme, tout reste à prouver : le Min supportera-t-il un voyage en mer Rouge? D. T.
106
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:51 Page107
L’Université cachée de Séoul
architecture & urbanisme Les 3 No. d’Architectures sont sur un seul DVD.
Architectures Le Château de Maisons
Architectures La Bibliothèque Sainte-Geneviève
Architectures L’Université cachée de Séoul
2009, 26', couleur, documentaire conception : Richard Copans, Stan Neumann réalisation : Juliette Garcias production : Les Films d’Ici, musée d’Orsay, Arte France participation : CNC
2009, 26', couleur, documentaire conception : Richard Copans, Stan Neumann réalisation : Richard Copans production : Les Films d’Ici, Centre Pompidou, Arte France, Cité de l’architecture et du patrimoine participation : CNC, ministère de la Culture et de la Communication (DAPA)
Pour l’étude du château de Maisons dans les Yvelines, l’usage de maquettes modifiées à vue, cher à la série Architectures, éclaire de façon très détaillée ce que l’édifice doit à ses précédents médiévaux ou à l’Antiquité, via la Renaissance italienne. Sont mises en évidence aussi les innovations et les trouvailles spécifiques de l’architecte François Mansart, qui le construisit pour René de Longueil au milieu du XVIIe siècle.
Selon le principe pédagogique de la collection Architectures, la Bibliothèque Sainte-Geneviève, construite à Paris par l’architecte Henri Labrouste en 1850, est ici analysée, du programme architectural au système de construction et à l’organisation interne. Plans fixes, lents travellings et maquettes 3D nous aident à comprendre l’espace unifié de ce bâtiment dont l’expression architecturale est produite par sa structure métallique.
A l’aide de nombreuses maquettes en 3D, Richard Copans décortique l’écriture quasi abstraite du Bâtiment de la vie étudiante, construit par Dominique Perrault à Séoul entre 2003 et 2008. La caméra fluide parcourt le site du campus sous tous ses angles et permet d’appréhender la stratégie de camouflage adoptée par l’architecte, puisqu’il a choisi d’enfouir partiellement le bâtiment sous la colline afin de ne pas opacifier le paysage environnant.
Du château fort, Maisons conserve le souvenir des bastions d’angle et du donjon, mais plaqués aux extrémités et au centre d’un unique corps de logis. Les pratiques militaires évoluant, les demeures des nobles cessent d’être des forteresses. Les fenêtres se multiplient. Pour jouir du paysage, Mansart rajoute des pavillons bas latéraux et crée des terrasses sur les toits entre Seine et forêt. L’inscription dans la nature est marquée aussi par la présence insolite d’un passage central traversant la base de l’édifice. L’escalier ne peut donc être axial mais la prouesse technique de ses volées s’enroulant autour d’un vide sans supports n’en manifeste pas moins l’apparat. Il s’agit de mener aux appartements destinés à une hypothétique venue du roi. Les lieux sont modulables pour glorifier l’hôte suprême ou accroître la salle de bal. Même astuce pour le service : l’office prend sa lumière dans des douves sans eau et devient fonctionnel tout en restant caché par une promenade surélevée. L. W.
En 1838, l’Etat décide de construire à Paris une bibliothèque publique ouverte à tous, à partir des collections de l’abbaye Sainte-Geneviève. Henri Labrouste conçoit un bâtiment autonome au sommet de la montagne Sainte-Geneviève dominée par la monumentalité du Panthéon. Le plan compact et rationnel est révolutionnaire : il superpose l’espace sombre et très compartimenté du rez-de-chaussée, consacré au stockage des manuscrits et des livres anciens, au long plan libre et lumineux de la salle de lecture à l’étage. Dans cette salle, les galeries sont accessibles par des escaliers diagonaux disposés dans les angles. L’espace basilical des deux nefs parallèles, recouvertes de voûtes en berceau, est unifié par la structure métallique apparente. Les arbalétriers semi-circulaires en fer s’appuient sur 18 colonnes de fonte, stabilisées par une base en maçonnerie au centre et sur des consoles le long des murs. L’usage de la fonte et du fer est exhibé pour la première fois dans un bâtiment savant. A. S.
Le bâtiment multifonctionnel, pour retenir les étudiants sur le campus de l’université Ewha, est installé au débouché d’un quartier commerçant en centre ville. Perrault a cisaillé la colline en deux dans le sens de la pente et évidé une faille centrale de 200 mètres de long. Entre les deux parois latérales, une “vallée” en pente douce de 65 mètres de large conduit à un escalier monumental, rythmé par des gradins. Le paysage absorbe donc les deux parties de ce bâtiment-falaise qui cache sous terre l’essentiel de son fonctionnement : deux étages de parkings enterrés, galeries marchandes en rez-de-chaussée, salles de classes dans les étages supérieurs. Les deux façades de verre, seules sources pour la lumière, sont bardées de raidisseurs en inox polymiroir pour mieux résister aux typhons. Sous terre aux deux extrémités, la paroi aveugle est rythmée par des contreforts obliques de béton pour mieux résister à la pression. Le vide central amplifie le face à face des deux parois monumentales. A. S.
2008, 26', couleur, documentaire conception : Richard Copans, Stan Neumann réalisation : Juliette Garcias production : Les Films d’Ici, musée du Louvre, Arte France participation : CNC
le cahier
107
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:51 Page108
Le Centre Pompidou Metz
La Cité Manifeste de Mulhouse Le Centre Pompidou Metz 2005-2010, 4 x 26', couleur, documentaire réalisation : Michel Quinejure production : Mirage illimité, France Télévisions, Centre Pompidou participation : CNC, ministère de la Culture et de la Communication (DAPA), Metz Métropole, CR Lorraine
2009, 53', couleur, documentaire réalisation : Odile Fillion production : Mirage illimité, France Télévisions participation : CNC, ministère de la Culture et de la Communication (DAPA), SOMCO, Agence nationale de la rénovation urbaine de la Ville de Mulhouse
Construire autrement 2010, 73', couleur, documentaire réalisation : Jacques Kébadian production : Kolam productions, J. Kébadian participation : ministère de la Culture et de la Communication (DAPA), CRRAV
En quatre films de 26 minutes consacrés à la conception et à la réalisation du Centre Pompidou de Metz, Michel Quinejure décline les étapes de ce chantier gigantesque, depuis le projet lauréat de Shigeru Ban en 2003 jusqu’à l’inauguration du bâtiment en 2010 ; une période de sept ans d’affinage des plans puis des travaux, qui auront vu défiler trois ministres de la Culture et deux maires de la Ville de Metz.
A l’occasion de son 150e anniversaire en 2001, la Société Mulhousienne des Cités Ouvrières (SOMCO) lance un projet ambitieux de construction de logements sociaux, la Cité Manifeste, livrée en 2005. Odile Fillion interroge les architectes choisis à propos des solutions audacieuses qu’ils ont mises en œuvre pour déjouer les contraintes technico-financières et permettre, ainsi, une plus grande générosité spatiale et une nouvelle manière d’habiter.
Comment traduire l’acte de construire dans une démocratie participative en action ? A travers le projet de transformation des anciens abattoirs de Calais en Scène nationale, l’architecte Patrick Bouchain, le directeur du Channel, Francis Peduzzi et le maire de Calais Jacky Henin invitent les citoyens de la ville à devenir des acteurs constructeurs. Jacques Kébadian rend compte de cette aventure humaine en donnant la parole à chacun.
Ce projet représente la première expérience française de décentralisation d’un établissem*nt public culturel national, sous la forme d’un établissem*nt public de coopération culturelle. La confrontation des choix stratégiques de la double maîtrise d’ouvrage en matière de développement culturel et urbain (Centre Pompidou et Metz Métropole) révèle un mode de gouvernance inédit. Michel Quinejure enregistre toute l’évolution du projet, jusqu’aux difficultés à travailler avec un double commanditaire sur une aussi longue durée. L’architecte Shigeru Ban développe là une recherche formelle audacieuse et l’invention d’une solution technique complexe. La structure qui recouvre le bâtiment, inspirée du chapeau chinois traditionnel en bambou tressé, deviendra sans doute l’icône architecturale du début du XXIe siècle. “Un lieu zen et dépouillé, une sorte de temple shinto de la culture”, mais aussi “un lieu de convivialité pensé avant tout comme un lieu de rassemblement public” déclare l’architecte. A. S.
Planches techniques à l’appui, Odile Fillion dresse l’inventaire des statuts, règlements et conseils hygiéniques de la première cité ouvrière de France composée de maisons en bande, construite à Mulhouse en 1853. En 2001, la SOMCO pilote le nouveau projet de construction de 61 logements en bordure de l’ancienne cité. Les cinq équipes d’architectes et les habitants se succèdent à l’écran pour vanter l’originalité de chacun des projets : de grands volumes évoquant l’architecture industrielle pour Jean Nouvel ; une recontextualisation du “carré mulhousien” avec la présence de venelles pour Duncan Lewis ; une série de maisons individuelles jumelles pour Shigeru Ban ; une relecture de l’archétype de la maison au toit à double pente pour Matthieu Poitevin ; de grands espaces intérieurs ouverts et fluides dans des structures légères inspirées de la serre horticole pour Lacaton et Vassal. Tous les projets magnifient les surfaces, les volumes et une grande liberté d’usage pour les habitations. A. S.
Patrick Bouchain transforme depuis longtemps des friches industrielles en lieux culturels (Lieu Unique à Nantes, Condition Publique à Roubaix) ; il met en place des chantiers vivants, ouverts au public, où s’organise un échange d’expériences autour de l’acte de construire. Le chantier du Channel est lui aussi propice à la mise en scène de la méthode de l’architecte : métamorphose du lieu en recyclant, en modifiant plutôt qu’en pratiquant la table rase ; travail collectif avec des artistes comme le scénographe-constructeur François Delarozière ; invention d’un “lieu du don… pas de l’autorité” ; une cabane de chantier à la fois restaurant, salle de réunions et lieu de spectacles, où ouvriers, architectes, visiteurs, artistes, scolaires discutent de la transformation du site. Ingénieurs, artistes mais aussi démolisseurs ou habitants munis de porte-voix s’expriment ici dans un joyeux brouhaha de scies mécaniques. Chacun trouve sa place dans ce lieu de vie, festif et populaire. A. S.
108
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:51 Page109
Emile Aillaud, un rêve et des hommes
Odile Decq at Work Emile Aillaud, un rêve et des hommes 2010, 58', couleur, documentaire réalisation : Sonia Cantalapiedra production : Les Films d’un Jour, Télessonne participation : CNC, Acsé, ministère de la Culture et de la Communication (DAPA)
Impression Yona Friedman 2009, 42', couleur, documentaire réalisation : Mathieu Vadepied production : Première Heure participation : ministère de la Culture et de la Communication (DGP)
Sonia Cantalapiedra dresse le portrait d’un architecte poète et humaniste, Emile Aillaud (1902-1988), à l’appui des nombreux projets d’architecture sociale qu’il a réalisés. En décalage avec la production urbaine des années 1950 à 70, Aillaud a construit de grands ensembles originaux (La Grande Borne à Grigny, les Tours Nuages à Nanterre). Images d’archives et lecture de ses textes interrogent l’actualité de sa pensée sur le “vivre ensemble”.
L’architecte utopiste Yona Friedman (né en 1923) laisse Mathieu Vadepied fureter dans son appartement parisien, s’attarder sur les innombrables livres, objets, maquettes et autres documents qui s’accumulent un peu partout. On le voit vivre, dessiner, réfléchir, recycler. Il s’exprime sur le monde, la vie, le rôle de l’architecture et ses choix personnels : ceux d’un homme libre et respectueux de la liberté avant tout.
Critique de la rhétorique fonctionnaliste de l’après-guerre qui privilégie orthogonalité des formes et rationalité de la construction, Emile Aillaud propose un regard plus sensible sur l’habitat en inventant des espaces collectifs de qualité. Pour la cité des Courtillières à Pantin, Aillaud réalise un immeuble serpentin ceinturant un grand parc paysager, une architecture ondulante en lien avec ses espaces extérieurs. “Je suis en faveur de la concentration des hommes et résolument hostile à l’éparpillement individuel, sous réserve que cette foule soit confuse, multiple et diverse.” Il imagine donc, avant l’heure, une sorte d’éco-quartier aux modes doux où “les accolades des humains qui se déversent des bus” permettront d’aller vers l’autre, des immeubles bas “pour rapprocher la mère de l’enfant”, des façades aux couleurs oniriques, rose ou bleu ciel. Mais faute de financements, les espaces collectifs ne seront pas entretenus et les services n’arriveront jamais. A. S.
Dans son livre L’Architecture de survie. Une philosophie de la pauvreté (1978), Yona Friedman défend l’idée que vivre, c’est survivre. “Vivre dans les conditions qu’on a”, sans vouloir en imposer aux autres, à la nature, en croyant qu’on peut changer les choses. S’adapter est donc vital. Pour lui, l’improvisation prime sur la planification. En urbanisme et en architecture, cela se traduit non pas par une disqualification du projet mais par la prise en compte du rôle de l’usager. Celui-ci doit pouvoir “transformer son appartement, mais aussi la ville”, ce que favorise l’architecte en choisissant des techniques de construction simples. A Madras, par exemple, les habitants aident à l’édification d’un musée justement dédié à ce type de technologies. Naît aussi le concept de “ville spatiale”, fondé sur la libération de l’espace au sol, grâce à des structures élevées posées sur des tours-escaliers. En dessous : de l’ancien, du provisoire, des espaces verts… A. S.
le cahier
2009, 52', couleur, documentaire réalisation : Martine Gonthié production : Vivement Lundi !, TV Rennes 35, Télénantes participation : CNC, TLSP, CR Bretagne, CG Côtes-d’Armor, ministère de la Culture et de la Communication (DAPA) Grande lionne échevelée aux yeux cernés de noir, ex-égérie punk, Odile Decq est aujourd’hui une architecte reconnue en France et une star à l’international. Sur un fond sonore de basse continue qui rythme le tempo endiablé des images 3D des projets en cours, Martine Gonthié dresse un portrait vivant de la diva toute de noir vêtue au travail, en agence entourée de ses collaborateurs, ou en visite sur les chantiers. Propulsée sur la scène internationale grâce à sa première œuvre cosignée avec Benoît Cornette, la très high-tech Banque Populaire de l’Ouest en 1989 à Rennes, elle revendique depuis une liberté d’expérimenter au-delà des contraintes normatives et réglementaires. “Pour créer il faut avoir de la colère, je ne m’occupe pas de savoir si ça plaît ou non.” Omniprésente et didactique à souhait dans l’agence qu’elle dirige avec brio, elle oriente les travaux de ses jeunes équipiers sans jamais les brider. Voyageuse infatigable, elle affronte l’univers masculin de la construction sur les chantiers : “Gueuler, c’est se positionner comme un homme ; avec des sourires, on obtient beaucoup plus!” Fidèle aux idées de Virilio, le musée d’art contemporain de Rome ouvert en 2010 réinvente la “promenade architecturale” à travers des parcours en zig zag. Travailleuse acharnée et non-conformiste, elle multiplie les concours – “pas pour les gagner, mais pour poser des questions novatrices”. A. S.
109
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:51 Page110
Rond-Point
Paris hors les murs L’Invention du Grand Paris 2009, 52', couleur, documentaire réalisation : Frédéric Biamonti production : Antoine Martin production participation : CNC, France Télévisions, Planète, ministère de la Culture et de la Communication (DAPA), Procirep, Angoa, CR Haute-Normandie Frédéric Biamonti rend compte des réflexions prospectives foisonnantes des architectes, urbanistes et élus de tout bord qui se sont investis dans le projet du Grand Paris, mis à nouveau à l’ordre du jour par le Chef de l’Etat en 2008. A travers les plans filmés du skyline de l’agglomération parisienne et les images 3D des projets cartographiés, les acteurs du Grand Paris auscultent les besoins et les potentiels de Paris hors les murs. Comment augmenter la compétitivité économique de la métropole parisienne tout en intégrant les conditions écologiques de la ville durable de l’après-Kyoto ? Le Grand Paris doit permettre de redonner de l’unité et de la cohésion sociale. “On n’a jamais vu une ville où le corps est à ce point séparé des membres” déclare l’architecte Richard Rogers. Les dix équipes d’architectes préconisent un Grand Paris reconstruit sur lui-même avec plus de mixité sociale et fonctionnelle ; un urbanisme hybride et dérèglementé pour une ville compacte et dense. Transports collectifs en surface, champs d’éoliennes en bordure d’agglomération, coulées vertes… Les politiques présentent en parallèle un projet planifié de développement économique via une dizaine de “clusters” répartis autour de Paris et reliés entre eux par un métro automatique. Une ville-monde dédiée aux flux et aux échanges économiques internationaux est-elle compatible avec une ville qui valorise le quotidien de ses habitants ? A. S.
110
Rond-Point 2010, 58', couleur, documentaire réalisation : Pierre Goetschel production : L’Œil sauvage, Candela productions, GIE Grand Ouest Régie Télévisions, LM TV Sarthe, Rennes Cité Média, Télénantes participation: CNC, CG Val-de-Marne, CR Bretagne, Procirep, ministère de la Culture et de la Communication (DAPA) Depuis quelques décennies, les ronds-points, au sens giratoire imposé, ont fleuri par milliers, apportant à la circulation une fluidité inédite. En sillonnant les routes de France au volant de son camping-car et en interrogeant des personnalités d’horizons divers (élus, artistes, urbanistes, ethnologues) Pierre Goetschel explore avec humour la singularité de ces lieux “où tout a été prévu pour s’éviter” et qui redessinent le territoire. Prenant la forme d’un périple méditatif qui tourne en rond, cet essai envisage le giratoire non comme une simple évolution du carrefour d’antan mais comme un véritable choix de civilisation. Pour les communes, ce terre-plein central, en vue et hors d’atteinte du piéton, est une superbe vitrine pour mettre en valeur patrimoine et dynamisme locaux de mille manières. La collection que propose Pierre Goetschel semble sans limite, sinon celle financière, la décoration du rond-point étant un véritable investissem*nt. Dans les grandes villes à la circulation saturée, la fluidité engendrée par le giratoire apparaît comme une conquête de “tranquillité”, voire de “liberté”, ainsi que le théorise avec conviction le maire Jean-Marc Ayrault à propos de Nantes. A proximité des villes, le giratoire est l’élément désormais indispensable pour le découpage des zones (industrielles, d’activités, artisanales, etc.). Parti en quête de “sens”, le réalisateur n’aurait trouvé que du “futile” et du “trivial”. D. T.
Film retenu par la commission Images en bibliothèques Documentaire scénarisé ou essai documentaire, Rond-Point est un road movie en compagnie d’un étrange routier dans l’univers des ronds-points. Ces carrefours giratoires seraient les fleurons du système routier français célébrant par leur décoration l’identité régionale et la création contemporaine. Pierre Goetschel les montre sous tous leurs aspects et dans leur rôle d’aménagement du territoire où sont impliqués les politiques (un conseil municipal alangui et quelque peu ennuyeux, un salon des maires de France plutôt joyeux, etc.). Le commentaire off, drôle et alerte, accompagne des images tantôt ludiques tantôt poétiques à travers leur banalité. Quelques intervenants tels le sculpteur Yves de Arroyo, des jardiniers, l’urbaniste Yan Le Gall ou le député-maire de Nantes Jean-Marc Ayrault déclinent leur théorie sur le rond-point. Le film se clôt sur l’image insolite d’un danseur qui tourne sur lui-même sur l’espace central d’un rond-point. Tout en reconnaissant les qualités filmiques et l’inventivité de ce Rond-Point, j’étais agacée par un sujet aussi anodin. Mais il rappelle par moments l’art de Jacques Tati (notamment dans Trafic), ou la vision ironique et saugrenue d’un Luc Moullet. Sous son apparente légèreté, il offre la métaphore d’un monde moderne trop aménagé… qui tourne en rond et en révèle l’absurdité. Françoise Bordonove (Bibliothèque Publique d’Information, Paris)
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:51 Page111
Being Claudia Cardinale
histoire du cinéma
Bernadette Lafont, exactement
Being Claudia Cardinale
2007, 50', couleur, documentaire réalisation : André S. Labarthe, Estelle Fredet production : PMP Morgane, Ina, France 3 participation : CNC, Ciné Cinéma, Procirep, Angoa
2005, 53', couleur, documentaire réalisation : Stefano Mordini production : Felix Film, AVRO, RAI Trade participation : YLE, SVT, SBSTV Elle voulait être institutrice, elle sera propulsée avec le succès que l’on sait dans le monde du cinéma. En de longs entretiens avec elle, Stefano Mordini retrace le parcours de l’actrice Claudia Cardinale, diva mais “girl next door”, qui révèle failles et complexité. Extraits de films, archives et interviews de producteurs, acteurs et biographes viennent compléter ce portrait plus réaliste que l’image idyllique et attendue des stars.
François Truffaut, avec qui elle fit ses débuts en 1957 dans Les Mistons, la comparait à Michel Simon pour son côté atypique et naturel. André S. Labarthe et Estelle Fredet dressent un portrait convivial de Bernadette Lafont en la filmant chez elle, en entretien avec Jean Douchet et Dominique Païni. Lors de cette rencontre ponctuée d’extraits de films et d’images d’archives, ils reviennent sur sa carrière, ses rencontres, son travail d’actrice.
Découverte à 17 ans lors d’un concours de beauté à Tunis, où elle habite, organisé par des studios de cinéma italiens, Claudia Cardinale fera de la résistance au 7ème art jusqu’au Pigeon de Monicelli (1958), produit par Franco Cristaldi, où elle triomphe. En quelques années le producteur-pygmalion, qu’elle épouse en 1966, va faire d’elle une star planétaire. Pour les seules années 1960, elle ne travaille pas moins qu’avec les cinéastes Bolognini, Zurlini, Gance, Verneuil, de Broca, Comencini, Fellini, Edwards, Hathaway, Leone, Kalatozov, sans oublier Visconti, Le Guépard (1963) restant l’un de ses films préférés. Au fil de l’entretien, sous le sourire légendaire de “la” Cardinale, apparaît peu à peu une femme insoumise et révoltée. Après un divorce qui la fâcha avec toute la profession, puis un remariage, elle confessa un viol à 16 ans et la naissance d’un fils qu’elle dut faire passer pour son frère pendant longtemps ; un féminisme assumé qui la fit enfin prendre son destin en main. C. F.
Chez elle à Paris, où se croisent musiciens et autres jeunes amis, Bernadette Lafont se remémore ses premiers rôles dans les films de Claude Chabrol, notamment A double tour (1959) et Les Bonnes Femmes (1960), et parle de son rapport au maquillage et à la composition de ses personnages. “Mes rôles, je les danse” explique-t-elle. Elle évoque ses souvenirs du tournage de La Maman et la Putain de Jean Eustache (1973), et, à propos du film d’Olivier Peyon Les Petites Vacances (2006), elle raconte sa difficulté à assumer la tension et la rage de ce personnage de grand-mère : “Je savais que dans ce rôle-là je pourrais mettre toutes mes souffrances, et je les y ai mises.” Mais pour cette comédienne hédoniste qui met tout son naturel dans ses compositions, “il faut qu’il y ait du plaisir” : “On ne dit pas je vais travailler, mais je vais jouer”, précise-t-elle. A. S. Labarthe nous prévient : “Où commence la vie, où s’arrête le cinéma, difficile de le savoir avec Bernadette Lafont.” T. G.
le cahier
Film retenu par la commission Images en bibliothèques L’originalité du film repose sur sa construction. Ce n’est pas le portrait d’une actrice parmi les autres, mais celui d’une femme à la personnalité affirmée, un portrait vrai, ancré dans le réel, sans artifice, comme l’est Bernadette Lafont. Les extraits de films ont soigneusem*nt été choisis pour insister sur les multiples facettes de la comédienne, afin que le spectateur découvre sa carrière singulière faite d’avant-gardisme. Il en résulte un documentaire attachant, permettant de découvrir la vraie Bernadette Lafont, et en même temps d’apprendre comment peuvent se construire les rôles au cinéma. Paulette Trouteaud-Alcaraz (Bibliothèque départementale de prêt de la Haute-Vienne, Limoges)
111
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:51 Page112
Final Cut au Pakistan
Les Bulles, le nouveau cinéma israélien 2008, 58', couleur, documentaire réalisation : Stéphane Bergouhnioux, Jean-Marie Nizan production : Cinétévé, Collectif Beall participation : CNC, Canal +, Ciné Cinéma, BeTV
Cinéma au Soudan : conversations avec Gadalla Gubara 2008, 51', couleur, documentaire réalisation et production : Frédérique Cifuentes
Le cinéma israélien des années 2000 dépeint différentes couches géographiques, sociales, ethniques ou religieuses, s’éloignant du sujet du conflit israélo-palestinien. Les réalisateurs, de Ari Folman à Nir Bergman en passant par Etgar Keret, s’interrogent sur les mille facettes de leur cinéma, reflets de celles de leur pays. Les plans de rue volés répondent aux extraits des films, à la recherche de signes.
Portrait du Soudanais Gadalla Gubara (1920-2008), qui fut le premier cameraman africain, l’auteur du premier long métrage soudanais et l’un des fondateurs du FESPACO de Ouagadougou. Retrouvant pour l’occasion ses compagnons de route, anciens ou actuels (confrères, actrices, enfants), le cinéaste revient sur une carrière débutée en 1946, durant laquelle il a accompagné, caméra au poing, les bouleversem*nts historiques de son pays.
Le cinéma israélien ne cherche plus à englober toute la réalité du pays, mais se concentre sur des fragments, des “bulles”. Au-delà de l’opposition entre Jérusalem la religieuse et Tel Aviv la légère, chaque réalisateur explique son point de vue : Eytan Fox, né aux Etats-Unis (et arrivé en Israël à l’âge de 2 ans), s’intéresse plus particulièrement à un quartier insouciant de Tel Aviv dans La Bulle (2007) ; David Volach, qui vient d’une famille orthodoxe, s’interroge sur le poids de la religion dans My father, my Lord (2007) ; Tawfik Abu Wael, Palestinien d’Israël, filme les gens qu’il connaît dans Atash (2004). Interviewées ensemble, les comédiennes Hiam Abbass, Palestinienne née près de Nazareth, et Ronit Elkabetz, Israélienne d’origine marocaine, revendiquent leur culture commune et rêvent d’un monde qui ne soit pas gouverné par un regard masculin guerrier. Tous, cependant, doutent de l’influence du cinéma sur la paix : aucun film n’aura autant d’impact qu’une tragédie telle que l’assassinat d’Yitzhak Rabin en 1995. M. D.
A 88 ans, aveugle, Gubara n’a rien perdu de son énergie. Dans son vieux studio de Khartoum, il continue à rêver ses films à venir et à se battre pour le développement du cinéma au Soudan. Sans nostalgie, il évoque les moments marquants de son parcours. Sa formation en Egypte, à Chypre et aux Etats-Unis (il fut l’assistant de Stanley Kramer) ; ses débuts au sein de l’Unité cinématographique du gouvernement soudanais, pour laquelle il tournera des kilomètres de bandes d’actualités, immortalisant notamment (avec Kamal Mohammad Ibrahim) le jour de l’Indépendance ; ses talents passés de danseur ; la réalisation de Tajooje (1979), son chef-d’œuvre ; la fondation du premier studio soudanais privé, en 1974, et sa confiscation des années plus tard par la police secrète, qui choqua tellement le cinéaste qu’il en perdit la vue… Entouré de sa quarantaine d’enfants et petit*-enfants qui, tous, font du cinéma, Gubara peut désormais dresser un bilan : “J’ai eu de la chance.” D. T.
112
Final Cut au Pakistan 2010, 51', couleur, documentaire réalisation : Jérôme Florenville production : Kanari Films, Ciné Cinéma participation : CNC Jadis épicentre d’une production riche et florissante, Lollywood (contraction de Lahore, deuxième ville et capitale culturelle du Pakistan, et d’Hollywood) ne produit plus chaque année qu’une dizaine de films aux budgets faméliques. Jérôme Florenville interroge de nombreux acteurs, réalisateurs, producteurs et exploitants pakistanais pour tâcher de mettre en lumière cette cinématographie méconnue et d’analyser les raisons de son déclin. Né avec l’Indépendance en 1947, le cinéma pakistanais connaît un essor rapide. Les années 1960/70 constituent un âge d’or durant lequel plusieurs centaines de films sont produits par an et projetés dans le millier de salles que compte alors le pays. Plusieurs extraits de films témoignent d’un art chantant, foisonnant, multiculturel et populaire. Une figure incarne cet apogée : l’acteur Sultan Rahi, le “John Wayne du Pakistan” (selon l’acteur Osman Khalid Butt), dont l’assassinat en 1996 marque symboliquement l’effondrement économique et esthétique du cinéma national. Les causes en sont nombreuses : la censure forcenée imposée dès 1978 par le régime de Zia-ul-Haq; l’emprise exercée par la mafia sur l’industrie favorisant la production de films d’action virils; le corset moral et le terrorisme talibans. Face à un 7ème art aujourd’hui délabré, reste la confiance en l’avenir de quelques-uns (l’acteur Shaan, le cinéaste Syed Noor), qui se battent pour voir un jour leur cinématographie revivre. D. T.
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:51 Page113
Catherine Deneuve belle et bien là
Catherine Deneuve belle et bien là 2009, 87', couleur, documentaire réalisation : Anne Andreu production : Cinétévé, INA, Arte France participation : CNC, France Télévisions, TCM, TSR, SVT, AVRO Catherine Deneuve reçoit dans son salon Anne Andreu, qui lui donne des photos à commenter pour remonter le fil de sa carrière. Un florilège d’extraits de films, d’émissions de télévision ou de tournages viennent illustrer le parcours de l’actrice, ainsi que des interviews de Depardieu, Téchiné, Desplechin, Jacquot, Wargnier. On l’imagine froide et sérieuse, on la découvre drôle, sincère, mais toujours aussi soucieuse de préserver sa vie privée. Dès le début du film, Catherine Deneuve dit ne pas avoir changé depuis la petite fille choyée qu’elle fut, par des parents artistes. Elle a “évolué mais pas changé”. D’ailleurs, elle ne se reconnaît pas dans le mot adulte, préfère “garçons et filles” à “hommes et femmes”, aime les gens déraisonnables et avoue un caractère obstiné. Au fil des photographies, elle dit aussi ne tirer aucune gloire de sa beauté – “il n’y a pas de quoi être fière” – même si cette beauté l’a forcément beaucoup aidée. Retour donc aux éléments fondateurs de la carrière Deneuve : la rencontre avec le cinéma de Jacques Demy, puis la mort brutale de Françoise Dorléac en 1967, juste après Les Demoiselles de Rochefort où elles seront aussi sœurs à l’écran. Polanski, Buñuel, Truffaut, Téchiné (“presque un frère”), la liste des cinéastes avec qui elle a travaillé est longue et ne cesse de grandir (Ozon, Honoré, Morel), pour celle qui ne veut pas être qu’une “cerise sur le gâteau” et aime encore se mettre en danger. C. F.
le cahier
Guibert Cinéma Corinne L. une éclaboussure de l’histoire 2008, 51', couleur, documentaire réalisation : Carole Wrona production : 8 & Plus productions, France 3 participation : CNC, Ciné Cinéma Vedette de cinéma fin des années 1930, Corinne Luchaire est jugée après guerre dans le sillage de son père, fondateur des Nouveaux Temps, journal collaborationniste qui a participé sans retenue à la propagande nazie. Soutenus par moult archives et extraits de film, le dramaturge Pierre Barillet, l’amie d’enfance Micheline Presle, l’historien Philippe d’Hughes et le scénariste Jacques Fieschi dressent le portrait d’une jeune femme trop frivole. Née en 1921, Corinne Luchaire prend son envol avec Prison sans barreaux de Léonide Moguy (1938). Après six films en deux ans et le succès du Dernier Tournant de Pierre Chenal (1939), son physique étrange et son jeu moderne, sans afféteries, fait d’elle l’égale d’une Michèle Morgan. Mais sa carrière s’achève avec la guerre, qu’elle passe entre un Paris de fêtes et un sanatorium où elle soigne une tuberculose – dont elle meurt en 1950. En 1945, la jeune femme est frappée de dix ans d’indignité nationale tandis que son père est exécuté. A travers elle, se lit le portrait d’une époque et d’un certain cinéma oublieux. Un texte, dit en voix off par Françoise Lebrun, s’adresse directement à elle, comme pour la réveiller. Carole Wrona scrute les images, photographies de famille ou de presse, joue sur le point et le flou, ralentit les films, interrogeant l’ambiguïté d’un personnage qui inspirera en profondeur les récits d’un Patrick Modiano. M. D.
2010, 58', couleur, documentaire réalisation : Anthony Doncque production : TS productions, Cityzen TV participation : CNC, ministère de la Culture et de la Communication (CNL), Ciné Cinéma, CR Basse-Normandie, Ville de Paris Anthony Doncque dresse une biographie attentionnée de l’écrivain-journalistephotographe Hervé Guibert (1955-1991), à travers le prisme malaisé de son rapport au cinéma. Pour cela, il fait intervenir des documents inédits (scénarios non réalisés, lecture de lettres), les témoignages de nombreux amis et collaborateurs, son œuvre photographique, des émissions de télévision et de larges extraits de son unique film, La Pudeur ou l’Impudeur. Le rapport d’Hervé Guibert à l’image est un rapport au désir, comme nous l’explique l’écrivain Claude Michel Cluny ; et la photographie qu’il a pratiquée avec talent était pour lui au seuil de sa fascination pour l’image animée. Pourtant, la plupart de ses projets cinématographiques seront avortés, dont un film sur et avec Isabelle Adjani (ici en voix off), enterré par la fuite de son interprète. Le scénario de L’Homme blessé, coécrit avec Patrice Chéreau qui en signe la réalisation (festival de Cannes 1983, César du scénario original 1984), sera une première tentative dont Guibert ne sortira pas très heureux, comme le raconte Yvonne Baby, directrice de la section culture du Monde à laquelle l’écrivain collaborait. Atteint du sida dès 1988, maladie qui va hanter ses derniers ouvrages, il réalise peu de temps avant sa mort La Pudeur et l’Impudeur, avec la productrice Pascale Breugnot : une “autofiction” poignante sur son rapport au corps malade et la peur de la mort. P. E.
113
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:51 Page114
Il était une fois... Le Mépris
Il était une fois... King Kong 2010, 52', couleur, documentaire conception : Laurent Perrin, Serge July, Marie Genin réalisation : Laurent Perrin production : Folamour, TCM participation : CNC, France Télévisions, RTS King Kong, réalisé peu après la crise de 1929, est replacé dans son contexte : Laurent Perrin cerne à la fois les influences et les répercussions de ce film mythique. Il convoque pour cela un grand nombre d’intervenants, tels le scénariste Jean-Claude Carrière, l’historien Stéphane Fraser, la psychanalyste Caroline Eliacheff, de même qu’en images d’archive, Fay Wray, l’actrice du film, ou Craig Barron, le maître des effets spéciaux. Cette analyse de King Kong dresse la biographie peu banale de ses deux réalisateurs, Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack, aventuriers fascinés par l’exotisme de contrées lointaines et peu explorées. A leur retour de la Première Guerre mondiale, ils se lancent dans des documentaires (l’étonnant Grass, 1925), puis écrivent ce récit singulier. Laurent Perrin revient sur la crise économique qui a secoué les Etats-Unis et dans laquelle le film prend place : lors de la célèbre et cruelle scène finale, Kong grimpe sur l’Empire State Building, cet arrogant symbole d’une croissance spéculative dont l’illusion s’est défaite. Mais les jeux symboliques du film touchent autant à des notions telles que sexualité, violence ou idolâtrie, champs d’investigation de la psychanalyse. Sont abordés également les nombreux remakes de King Kong, ainsi que l’inspiration qu’il représentera pour les artistes : des surréalistes à Nagisa Oshima avec Max mon amour, coscénarisé par Jean-Claude Carrière. P. E.
114
Il était une fois... L’Empire des sens
Il était une fois... Le Mépris
2010, 52', couleur, documentaire conception : David Thompson, Serge July, Marie Genin réalisation : David Thompson production : Folamour, TCM, Arte France participation : CNC, Procirep, Angoa
2009, 52', couleur, documentaire conception : Antoine de Gaudemar, Serge July, Marie Genin réalisation : Antoine de Gaudemar production : Folamour, Ina, TCM participation : CNC, France 5, TSR
Adapté d’un fait divers de 1936, L’Empire des sens (1976) de Nagisa Oshima, tourné en pleine période de libération sexuelle, avec des scènes de sexe non simulées, est une provocation adressée à la société japonaise. A l’appui du making-of et d’interviews de l’époque, David Thompson fait intervenir aujourd’hui des membres de l’équipe (Koji Wakamatsu, directeur de production) et d’autres personnalités, telle la cinéaste Catherine Breillat.
En 1963, Jean-Luc Godard a 33 ans quand il réalise Le Mépris : l’histoire d’un couple qui se défait, d’une femme qui en vient à mépriser son mari. A partir de témoignages, d’extraits et d’images d’archive, Antoine de Gaudemar restitue l’œuvre dans l’histoire du cinéma et dans la carrière du cinéaste, à qui il donne la parole pour en retracer la genèse. Sont présentés également des extraits de l’entretien entre Godard et Fritz Lang (1967).
C’est à partir d’une commande d’Anatole Dauman qu’Oshima écrit ce film “p*rnographique” où le désir et l’amour prennent une vertu politique ; une représentation du sexe qui combat alors la censure japonaise – le film y est encore interdit aujourd’hui dans sa version intégrale. Développé et monté en France, L’Empire des sens assume une visée profondément féministe. A rebours du courant pink japonais jouant sur l’érotisme et la violence, comme l’explique le critique Hubert Niogret, Oshima part du désir féminin et fait de son héroïne une icône de l’amour absolu. Avis partagé par Catherine Breillat, pour qui le film fut une révélation. David Thompson revient sur les difficultés du tournage, du choix des acteurs (Eiko Matsuda et Tatsuya Fuji) – et leur destin après le film, – et les ruses pour tenter d’échapper à la censure. A sa sortie, L’Empire des sens connaîtra un succès mondial, mais ne restera pas sans conséquence pour Oshima qui devra affronter un long procès pour obscénité. P. E.
Adapté du roman d’Alberto Moravia, Le Mépris est l’un des films de Godard qui a le mieux marché en salle, avec une Brigitte Bardot alors au sommet de sa gloire, harcelée par les paparazzi et dont les producteurs insistent pour la voir nue à l’écran. “Il fallait faire du nu” explique Godard. L’industrie cinématographique est alors en pleine crise et le film marque aussi la fin de la Nouvelle Vague. Le documentaire décrypte le travail de mise en scène, de photographie, et note l’importance de la musique “répétitive, obsédante et désespérée” de Georges Delerue. Selon Michel Piccoli, partenaire de Bardot, c’est l’un des films les plus intimes de Godard, presque autobiographique – Godard est alors marié à Anna Karina ; ils se sépareront en 1965. Tout en racontant son travail, sa difficulté à gérer les passages à vide, le cinéaste rend hommage au métier de producteur et donne sa vision du cinéma : “On ne s’en est pas servi du cinéma. C’est une science que les gens ne connaissent pas” déclare-il. T. G.
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:51 Page115
Juliette Binoche dans les yeux
Il était une fois... Les Enfants du paradis 2009, 51', couleur, documentaire conception : Serge July, Marie Genin, Julie Bonan réalisation : Julie Bonan production : Folamour, Ina, TCM participation : CNC, France 5, TSR Commencé à l’été 1943, Les Enfants du paradis ne sortira en salle qu’à la Libération en 1945. Il restera 54 semaines à l’affiche et sera l’un des grands triomphes cinématographiques de l’immédiat après-guerre. A partir d’interventions de témoins et d’historiens, d’images d’archive et de longs extraits du film, Julie Bonan retrace pas à pas la genèse de ce classique du cinéma français et le resitue dans le contexte historique de l’Occupation. Les Enfants du paradis est la sixième collaboration du réalisateur Marcel Carné avec Jacques Prévert, auteur des dialogues et du scénario. Selon le décorateur Alexandre Trauner, interrogé en 1993, Prévert eut une grande influence sur le film. “Ces mots étaient ceux de la rue” dit l’un de ses amis. Pour Bertrand Tavernier, Carné n’était pas un scénariste, mais sur le plateau c’était un perfectionniste. “Il savait exactement ce qu’il voulait” explique Edward Turk, son biographe. Jean-Roger Bontemps, électricien sur le film, se souvient de sa dureté envers la jeune comédienne Maria Casarès. Ces témoignages apportent aussi un éclairage sur les pénuries, les difficiles conditions de tournage sous l’Occupation et la politique de Vichy concernant le cinéma. Le producteur sera arrêté en tant que juif et le compositeur Joseph Kosma obligé de prendre un pseudonyme. Enfin, des entretiens d’archive avec Arletty et Pierre Brasseur permettent de revenir sur la carrière des principaux interprètes. T. G.
le cahier
Jean Aurenche, écrivain de cinéma 2010, 51', couleur, documentaire réalisation : Alexandre Hilaire, Yacine Badday production : Tip Top productions, RTV participation : CNC, Ciné Cinéma, CR Rhône-Alpes, CG Ardèche, Procirep, Angoa Le nom de Jean Aurenche reste encore aujourd’hui associé à celui de son collaborateur Pierre Bost, et à l’article de François Truffaut “Une certaine tendance du cinéma français”, qui prenait le duo pour cible. Le documentaire redonne toute sa place au scénariste grâce à des extraits de films et des interviews de son fils, Philippe Aurenche, du critique Alain Riou, et de réalisateurs tels Bertrand Tavernier, Paul Vecchiali ou Jean-Pierre Mocky. Jean Aurenche a réalisé des publicités telle La séance de spiritisme est terminée (1931) – où il développe son goût pour le gag – avant d’écrire pour plusieurs générations de cinéastes, de Jean Delannoy à Bertrand Tavernier. A propos de La Traversée de Paris de Claude Autant-Lara (1956), Jean-Marie Poiré explique sa méthode : Aurenche écrivait de véritables romans pour chaque scène, multipliant les descriptions. Et selon Paul Vecchiali, le scénariste était un véritable écrivain dont l’inventivité a souvent été bridée par les metteurs en scène. Si Truffaut lui reproche l’artifice des dialogues des enfants dans Jeux interdits de René Clément (1952), Aurenche est inspiré par des comédiens inventifs comme Danièle Darrieux dans Occupe-toi d’Amélie (1949) de Claude Autant-Lara, ou Philippe Noiret dans L’Horloger de Saint-Paul (1974) de Bertrand Tavernier. Ce dernier révèle qu’il y avait toujours une part autobiographique dans les scénarios de Jean Aurenche. M. D.
Juliette Binoche dans les yeux 2009, 53', couleur, documentaire réalisation : Marion Stalens production : Cinétévé, Arte France participation : CNC, TSR, Ciné Cinéma, Procirep, Angoa “Juliette n’est jamais où on l’attend et c’est là que je vais la trouver.” C’est à partir de ce postulat que Marion Stalens filme au long d’une année sa sœur Juliette Binoche. Un an de glamour au cinéma et dans les festivals internationaux, de peinture et de dessin dans son atelier, de danse avec Akram Kahn à Londres ; un an pour faire resurgir, chez cette femme en mouvement permanent, des souvenirs d’enfance et des questions existentielles. Issue d’une famille d’artistes, Juliette est très jeune persuadée de sa vocation de comédienne ; les castings humiliants ne la rebuteront pas ; sa rencontre avec André Téchiné lance sa carrière. L’exposition qu’elle prépare pendant ce tournage : des portraits à grands traits de réalisateurs ou de comédiens avec qui elle a tourné, des personnages qu’elle a interprétés. Ces portraits sont l’occasion pour Marion Stalens de remonter la filmographie de Juliette, avec de nombreux extraits de films. Autre fil conducteur : les répétitions en duo avec le chorégraphe anglais Akram kahn, où on lit dans les yeux de l’actrice-danseuse fatigue physique mais joie du dépassem*nt de soi. Oscarisée pour Le Patient anglais en 1997, l’actrice de Kieslowski, Haneke ou Hou Hsiao-Hsien prend autant de plaisir à jouer les princesses que des jeunes femmes de son temps ; une femme au naturel sincère, telle que nous la montre sa sœur en train de laver la salade et faire la cuisine, dans un grand éclat de rire. C. F.
115
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:51 Page116
Murmures
danse Murmures Laloux sauvage
Le Mystère Egoyan
2009, 26', couleur, documentaire réalisation : Florence Dauman production : Argos Films participation : CNC, Ciné Cinéma, Procirep, Angoa
2010, 86', couleur, documentaire conception : N.T. Binh, Alain Mazars réalisation : Alain Mazars production : Movie Da, Ego Films Arts participation : CNC, Ciné Cinéma, Procirep, Angoa
Consacré à René Laloux (1929-2004), l’un des maîtres du cinéma d’animation français, Laloux sauvage dessine un aperçu de l’œuvre et des conceptions graphiques de l’auteur finalement peu connu de La Planète sauvage (1973). Des premières expériences cinématographiques à la clinique de La Borde jusqu’aux dernières réalisations, en passant par sa collaboration avec Roland Topor, le cinéaste lui-même revient sur une carrière “en dents de scie”.
Filmé chez lui à Toronto ou sur des lieux de ses tournages, Atom Egoyan retrace sa filmographie en partant du plus récent, Chloé (2009), et en remontant jusqu’au premier court métrage, Howard in particular (1979). A l’aide de nombreux extraits de films et des entretiens avec Arsinée Khanjian, son épouse et actrice, ou ses plus fidèles collaborateurs techniques, Alain Mazars et N.T. Binh éclairent les obsessions saillantes du cinéaste.
Hilare, un poil débraillé, René Laloux nous apparaît effectivement, dès les premières images (le tournage date de 2001), comme quelque peu “sauvage”. Sauvage, comme sa trajectoire de cinéaste, qui sera tout sauf linéaire et conventionnelle. Elle débute à l’hôpital psychiatrique de La Borde, où Laloux anime des ateliers de dessins et d’ombres chinoises dont naîtront deux films : Tic-Tac (1957) et Les Dents du singe (1960). C’est là qu’a lieu la rencontre cruciale avec Topor, avec qui il formera dix ans durant un “couple d’alliés artistiques”. Florence Dauman s’arrête largement sur leur chef d’œuvre, La Planète sauvage, et sur les conditions ubuesques de son tournage. Réussite incontestable (Prix spécial du jury à Cannes), le film marque aussi un coup d’arrêt pour Laloux, qui rompt avec Topor. Collaborant par la suite avec de grands dessinateurs français (Caza, Mœbius), il ne retrouvera pourtant jamais, de son propre aveu, les moyens de poursuivre une œuvre digne de ses ambitions. D. T.
Atom Egoyan se définit lui-même comme un “malade du contrôle”, et les personnages qu’il met en scène sont souvent à cette image, entraînant des états de crise ou de choc qui révèlent la part viscérale, perverse ou violente qu’ils ont en eux. L’auteur avoue son penchant pour des histoires qui brouillent l’intime et la fiction : Citadel (2006), par exemple, est construit sur le modèle d’une lettre à son fils, où le couple Egoyan/Khanjian se livre complètement. Mais ces documentaires contiennent aussi une part fictionnelle plus floue, qui questionne les spectateurs sur leur propre croyance dans les images. La qualité du cinéma d’Egoyan serait, selon sa monteuse, d’interroger les notions de vérité et de mensonge, en jouant sur les codes techniques du cinéma-vérité (l’usage de la vidéo amateur ou de la voix off), mais aussi en faisant entrer l’Histoire dans ses films (le génocide arménien pour Ararat, 2002), et les processus de remémoration ou de dénégation qu’elle implique. P. E.
116
2008, 22', couleur, adaptation conception : Marine Billet, Bouba Landrille Tchouda réalisation : Marine Billet chorégraphie et interprétation : Bouba Landrille Tchouda production : Sensito Films participation : Félin Films, CR Rhône-Alpes, CR Ile-de-France, ministère de la Santé, de la Jeunesse et des Sports, Procirep, CG Isère, Ville de Grenoble, Ville d’Echirolles Dans le décor étouffant d’une cellule, un homme seul danse les gestes du quotidien et de la monotonie des jours ; il affronte la grisaille des murs et les bruits inquiétants qui résonnent à travers les murs. Venu du hip hop et des danses urbaines, le danseur Bouba Landrille Tchouda crée ici un langage chorégraphique très singulier, nourri de la capoeira et surtout de la danse contemporaine qu’il a pratiquée avec Jean-Claude Gallotta. Créé à la suite d’interventions en milieu carcéral, le spectacle Murmures de la compagnie Malka a été représenté en 2010 sur plusieurs scènes, notamment le Théâtre national de Chaillot. Il mettait en scène, sur une musique originale de Henry Torgue, la rencontre muette de deux détenus jetés dans la même cellule. Dans sa version filmée par Marine Billet, Murmures est un solo de danse dont le thème majeur n’est pas la rencontre mais le vertige de la solitude. Les éléments composant le décor – barreaux, traversin, lavabo, cuvette des WC, murs – deviennent tour à tour pour le détenu muet incarné par Bouba Landrille Tchouda les partenaires d’une danse qui semble s’inventer au fil de jours tous affreusem*nt semblables et interminables. Le film se conclut par la sortie de prison et la réinvention de mouvements libres et ludiques dans un espace extérieur ouvert de toutes parts. E. S.
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:51 Page117
Nadia Santini (L'Invention de la cuisine)
métiers d’art Sur mesures
L’Invention de la cuisine Nadia Santini
société La Cuisine en héritage
Sur 4 DVD. 2010, 52', couleur, documentaire réalisation : Paul Lacoste production : La Huit, Cuisine TV participation : CNC, ministère de la Culture et de la Communication (DAPA-mission du patrimoine ethnologique)
2009, 50', couleur, documentaire réalisation : Mounia Meddour production : co*cktail productions, Génération Vidéo participation : CNC, Acsé (Images de la diversité)
Cette série de 40 films courts a pour but de faire connaître les métiers d’art et de susciter des vocations. Ici ces savoir-faire sont avant tout liés à des personnalités. Pour chacun des films, la réalisatrice Viviane Blassel présente un artisan qui lui ouvre son atelier, explique sa pratique et montre ses créations. Pour ces métiers parfois rares, la question de la transmission est souvent le cœur du sujet.
Pour la collection L’Invention de la cuisine, Paul Lacoste traverse ici les Alpes pour rencontrer Nadia Santini, chef renommée et symbole de la cuisine italienne. Dans son établissem*nt familial, Dal Pescatore, situé au cœur de la Lombardie, Nadia Santini offre une cuisine d’une extraordinaire simplicité, transmise de génération en génération par sa belle-famille, modelée par les produits et les artisans de sa région.
Transmise de génération en génération par les femmes et jalousem*nt gardée d’une famille à l’autre, la cuisine marocaine est un héritage culturel très riche, propre à son identité nationale. De Marrakech à Paris, de nombreux intervenants – chercheurs, chefs cuisiniers, dadas (ou nounous), ou simples amateurs – nous parlent de leur culture mélangeant cuisine et médecine traditionnelle, et de l’importance de faire évoluer sa transmission.
Ils sont céramiste, ébéniste, orfèvre, bottier, gantier, relieur, verrier, forgeron, pour les métiers les plus connus ; mais la plumassière, la dinandière, l’émailleuse, l’écailliste, le graveur héraldiste, le maître plisseur ou le créateur en parasolerie en surprendra sans doute plus d’un. Tous ont en commun de perpétuer une longue tradition de savoir-faire, mais ils l’ont adaptée avec beaucoup d’inventivité, parfois au contact de maîtres d’art de cultures différentes, parfois en s’aidant des nouvelles technologies ou en modifiant les pratiques ancestrales car les matériaux ont tout simplement évolué. Tous ont surtout en commun la passion pour leur métier et la volonté de le transmettre ; ils sont entourés d’apprentis ou d’élèves poursuivant des cursus dans des écoles d’arts et techniques, qui, ils l’espèrent, prendront la relève. La plupart des artisans présentés ont été honorés pour une œuvre ou une série d’œuvres du prix Liliane Bettencourt pour l’Intelligence de la main. L. W.
Dal Pescatore, c’est avant tout une histoire de famille. Nadia a épousé Antonio et s’est mise à la cuisine pour qu’ils reprennent le restaurant familial. La grand-mère de son mari, Nonna, toujours présente, lui a transmis son savoir-faire et ses recettes. Ici, l’héritage est vivace, les “tortelli di zucca” sont quasiment les mêmes que ceux du grand-père dans les années 1930. “Changer, ce serait trahir une personne, une culture, et offrir quelque chose de faux” soutient Nadia. Elle innove cependant, mais en douceur, inspirée par la fraîcheur de son potager et la qualité des produits régionaux. Démonstration par la terrine de tomates crues et aubergines frites, “en accord avec les lois de la nature” pour préserver goût et vitamines. Paul Lacoste part aussi à la découverte des fournisseurs des Santini, convaincu que c’est l’artisanat qui façonne leur cuisine : le maraîcher bio, le boucher ou encore le fromager, dont le parmesan a inspiré à Nadia l’invention de ses célèbres tuiles. C. T.
2010, 40 x 13', couleur, documentaires réalisation : Viviane Blassel production : Dream Way productions participation : CNC, Fondation Bettencourt Schueller, TV5 Monde, Stylia, ministère de la Culture et de la Communication
le cahier
Couscous, tajines, huile d’argan, ras el hanout, eau de fleur d’oranger… Autant de plats et de produits chers au cœur des Marocains. Autant de savoir-faire qui se sont transmis depuis la nuit des temps dans le secret des cuisines familiales. La cuisine marocaine, c’est avant tout un savoir appris par la mère ou la dada (l’employée chargée des enfants, de la cuisine et de la médecine familiale). L’égrainage du couscous, le pétrissage du pain, le cassage des noix d’argan sont des gestes séculaires transmis comme un héritage. Aujourd’hui, les dadas se font plus rares dans les foyers. Le rôle de la femme évolue, s’occidentalise, et n’est plus cantonné à la maison. Les Marocains, conscients du bien culturel logé dans leurs plats, veulent désormais le transmettre par la télévision, les cours particuliers ou les livres. Tout en gardant ses racines, la cuisine reste ainsi vivante et évolue, grâce notamment à l’émigration et aux influences françaises. C. T.
117
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:51 Page118
Un Siècle de Jenny
Films retenus par la commission Images en bibliothèques Dans Ceux de Primo Levi, le parti pris d’Anne Barbé de ne pas montrer les “patients”, les migrants-demandeurs d’asile victimes de tortures, produit un film très singulier. Filmés en réunion ou individuellement, les spécialistes de ce centre (médecin, psychiatre, assistante sociale, juriste, etc.) qui s'expriment proposent pour la plupart des analyses très fines sur leurs contraintes professionnelles (notamment l’éternelle contradiction entre les missions qu’ils se sont fixées collectivement et l’administration française qui refuse très souvent les témoignages des demandeurs d’asile) et leur motivations personnelles (valeurs et engagement professionnels et personnels indissociables). Un film passionnant. Pauline Rumelhart (Médiathèque CCBL, Lons-le-Saunier)
Au Maroc comme ailleurs, la cuisine est le reflet d’un art de vivre, d’un mode d’être : le savoir cuisiner y est avant tout un savoir féminin ; il est lié à l’oralité qui est un fondement de la culture. Parmi ces femmes interviewées, il y a d’anciennes dadas, ces nounous-esclaves pleines d’autorité, gardiennes de secrets qui allient cuisine et médecine. Comme tout héritage culturel, l’art culinaire doit s’adapter à l’évolution des modes de vie et à la modernité : disparition des dadas, éclatement des familles, ouverture à de nouvelles influences pour se positionner dans le marché de la restauration. La Cuisine en héritage est tourné en plusieurs lieux, au Maroc et en France. Le film mêle aux images de paysages, de lieux de vie, de marchés et de boutiques, des gros plans sur les visages, les gestes, les plats, les épices colorées, et quelques images d’archives. Un film riche, érudit et vivant, qui aborde et absorbe de façon plaisante et convaincante la totalité de son sujet. Catherine Bourguet (Bibliothèque de l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Paris-La Villette)
118
théâtre Ceux de Primo Levi 2010, 62', couleur, documentaire conception : Anne Barbé, Diana Kolnikoff réalisation : Anne Barbé production : Idéale Audience, CFRT, Télessonne participation : CNC, Lichtpunt, Les Films de Diane, Procirep, Angoa
Un Siècle de Jenny 2008, 52', couleur, documentaire conception : Federico Nicotra réalisation : Federico Nicotra, Laurent Champonnois production : Beau Comme les Antilles/ Beau Comme une Image, RFO participation : CNC, Acsé, CR et CG Martinique
Placée sous l’égide de Primo Levi, une équipe pluridisciplinaire se consacre à Paris depuis quinze ans aux réfugiés victimes de tortures ou de violences liées à la guerre. Tandis que psychologues cliniciens, médecins généralistes et kinésithérapeutes les aident à reprendre pied dans l’humanité, des juristes les accompagnent dans leurs démarches pour faire reconnaître leur droit à la protection et à la réparation.
Portrait d’une femme d’exception, ce film retrace, en sa compagnie, la longue carrière de Jenny Alpha (1910-2010). Cette artiste martiniquaise a consacré sa vie à faire reconnaître la culture créole et à ouvrir le théâtre français aux comédiens noirs. Elle raconte ici son parcours d’auteurinterprète à comédienne, ses rencontres avec les surréalistes et les intellectuels défenseurs de la Négritude, et son combat pour obtenir des rôles au théâtre.
Anne Barbé a choisi de ne pas montrer les étrangers qui fréquentent l’institution mais de faire entendre les réflexions et les témoignages personnels des membres de l’équipe. Tous insistent sur les traumatismes répétés que subissent à leur arrivée en France des personnes déjà traumatisées. “Imaginez que, survivant d’une catastrophe, vous arriviez au Japon et que vous ayez 21 jours pour boucler votre dossier de demande d’asile politique en japonais !” Aux difficultés d’une langue étrangère, d’un pays inconnu, d’une existence matériellement très précaire, s’ajoutent le risque de se faire arrêter et la peur de voir sa demande déboutée. Même au Centre, le demandeur d’asile doit répondre à des injonctions contradictoires. Tandis que le juriste exige de lui qu’il se remémore toutes les atrocités subies, le psychologue, pour l’aider à sortir de sa position de victime l’invite, au contraire, à s’appuyer sur les souvenirs heureux qui pourraient l’aider à repartir de l’avant. E. S.
Arrivée en 1929 à Paris, Jenny rêve de théâtre mais se confronte au racisme. “Vous ne pouvez pas jouer Racine” lui dit-on. A une époque colonialiste qui s’amuse avec Joséphine Baker, elle s’affirme en créole, reprenant d’anciens chants de travailleurs africains. “Elle a donné ses lettres de noblesse à la musique de la femme antillaise” et s’est battue pour “faire émerger toutes les souffrances d’une société que l’on connaissait d’une manière coloniale et folklorique” (Alex Uri, musicologue). Un combat salué par Aimé Césaire, son ami : “Elle est toujours restée fidèle à son peuple, à ses origines.” A 55 ans, elle perce enfin au théâtre dans La Tragédie du roi Christophe. Elle va enchaîner les rôles (Shakespeare, Brecht, Sophocle, Tchekhov) jusqu’à la fin de sa vie – on la voit ici en répétition d’un texte de Duras. Elle marque le paysage théâtral français dans Folie ordinaire d’une fille de Cham de Julius Amédé Laou, mis en scène par Daniel Mesguich (et film de Jean Rouch en 1986). C. T.
images de la culture
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:51 Page119
images de la culture mode d’emploi
bon de commande
La Cuisine en héritage p.117
Le fonds Images de la culture est un catalogue de films documentaires géré par le CNC. Il s’adresse aux organismes culturels, sociaux ou éducatifs, structures très variées comme des lieux de spectacle, des établissem*nts scolaires, des bibliothèques publiques, des musées, des lieux de formation, des écoles d’art, des festivals… tous ceux qui mènent une action culturelle en contact direct avec le public. Les films sont disponibles en format DVD et en location pour le Béta SP ; ils sont destinés à des diffusions publiques et gratuites sur le territoire français (DOM-TOM inclus) et à leur consultation sur place (prêt aux particuliers par l’intermédiaire des médiathèques). Le fonds Images de la culture représente une grande partie du patrimoine audiovisuel de ces vingt dernières années en rassemblant les œuvres aidées ou acquises par les différentes Directions du ministère de la Culture et de la Communication et de l’Acsé (Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances, via la commission CNC Images de la diversité). Le CNC complète ce catalogue par ses propres acquisitions en particulier par le biais du dispositif Regards sur le cinéma. Cette réunion d’experts contribue aux choix des documentaires acquis sur l’histoire du cinéma. tarifs à l’unité forfait 10 titres forfait 20 titres forfait 50 titres
vente DVD 15 €
location BETA SP 25 € titre/semaine 20 € titre/semaine
240 € 500 €
Les tarifs sont en euros T.T.C., port inclus. Les forfaits sont utilisables dans un délai de un an à dater de la première commande. Les DVD restent votre propriété dans le cadre d’une utilisation non commerciale (projection publique gratuite, consultation sur place, prêt aux particuliers par l’intermédiaire des médiathèques). Tous les titres sont aussi disponibles en Blu Ray : devis à la demande. délai de commande Un mois minimum entre la date de commande et la date de réception. Toute commande, hors mises à disposition groupées, est à adresser à [emailprotected] ou [emailprotected]. cas particuliers – mois du film documentaire : titres sur support Béta SP à 15 € TTC par semaine. – mises à disposition groupées : des tarifs dégressifs sont appliqués régulièrement sur des listes de films, proposées à un ensemble de partenaires (sur www.cnc.fr/idc/, rubrique mises à disposition et sur imagesenbibliotheques.fr). Dans ce cadre, les deux bons de commande ci-contre vous proposent des tarifs préférentiels jusqu’au 31 mars 2012. Ils doivent être adressés directement à CinéVidéoCim. Le catalogue Images de la culture devient progressivement accessible aux personnes sourdes et malentendantes. Il est indispensable qu’un sous-titrage pour personnes sourdes et malentendantes soit riche en indications sonores liées à l’action et rende compte d’une ambiance, d’une atmosphère : qui parle ? Quel bruit fait réagir les spectateurs ? Quelle type de musique accompagne l’action ? Dans le respect d’un code couleur prédéfini, l’objectif primordial est de restituer la qualité du texte original, sa musicalité, sa respiration. 60 titres, notamment sur la thématique cinéma, sont désormais accessibles. Ces DVD peuvent être regardés au choix, avec ou sans le sous-titrage destiné aux personnes sourdes et malentendantes.
DVD sous-titrés pour personnes sourdes et malentendantes Pour les conditions, voir au verso. tarif € 89 avenue de Flandre 6,90 9-3, mémoire d’un territoire 6,90 Arletty, Lady Paname 6,90 Bernadette Lafont, exactement 6,90 Boulingrin (Les) (Les Levers de rideau) 6,90 Catherine Deneuve belle et bien là 6,90 Ciao, Federico ! 6,90 Cinéma de Jean Giono (Le) 6,90 Delphine Seyrig, portrait d’une comète 6,90 Depardieu, vivre aux éclats 6,90 Emigrés (Les) 6,90 Exilés d'Hollywood (Les) 6,90 Face aux fantômes 6,90 François Truffaut, une autobiographie 6,90 Françoise Dolto 13,00 Frédéric Rossif, la beauté et la violence du monde 6,90 Grande Aventure de la presse filmée (La) (sur 2 DVD) 26,00 Hitchco*ck et la Nouvelle Vague 6,90 Hollywood, le règne des séries 6,90 Il était une fois... — Certains l’aiment chaud 6,90 — La Dolce Vita 6,90 — Le Dernier Tango à Paris 6,90 — Le Mépris 6,90 — Les Enchaînés 6,90 — Les Enfants du paradis 6,90 — Les Parapluies de Cherbourg 6,90 — Les Tontons flingueurs 6,90 — Rome ville ouverte 6,90 — Sailor & Lula 6,90 — Tchao Pantin 6,90 — Tess 6,90 Jean Cocteau – Autoportrait d’un inconnu 6,90 Joue la comme la vie 6,90 Juliette Binoche dans les yeux 6,90 Langue ne ment pas (La) 6,90 Luchino Visconti 6,90 Maurice Pialat, l’amour existe 6,90 Mémoires d’immigrés (sur 3 DVD) 20,70 Mouton noir 6,90 Paris 1824 6,90 Passagers d’Orsay 6,90 Petite Espagne 6,90 Pierre Richard, l’art du déséquilibre 6,90 Planète perdue (La) 6,90 Poil de Carotte (Les Levers de rideau) 6,90 Renoir(s), en suivant les fils de l’eau 6,90 Romy Schneider, étrange étrangère 6,90 Sacha Guitry et le cinéma 6,90 Samia forever (Regard sur le cinéma musical arabe) 6,90 Sonderkommando 6,90 Stéphane Hessel, une histoire d’engagement 6,90 Tout communique 6,90
119
IMAGES-CULTURE-26:Mise en page 1 13/12/11 20:51 Page120
index des films et bon de commande Ces tarifs préférentiels sont valables jusqu’au 31 mars 2012. Ce bon de commande est à libeller au nom de CinéVidéoCim et à adresser : 14 rue du Docteur Roux 75015 Paris (ou par mail : [emailprotected]). N’oubliez pas de joindre vos coordonnées. Pour information, au tarifs présentés s’ajoutent : — frais de gestion quel que soit le nombre de DVD : 7,00 € HT — frais de port : de 1 à 5 DVD, 11,00 € HT ; de 6 à 10 DVD, 18,00 € HT ; au-delà de 10 DVD, 25,00 € HT — TVA : 19,6 % Tous les nouveaux films disposent du droit de prêt aux particuliers par l’intermédiaire des médiathèques. Les titres de collection sont indiqués en gras. nouveaux titre page tarif € 9 m2 pour deux 95 14,00 An 2008 (L’) 50 6,90 Arrivants (Les) 72 14,00 Au loin des villages 61 6,90 Au Royaume de Méroé : Mouweis, une ville sous le sable 106 6,90 Ballad of Genesis and Lady Jaye (The) (DVD disponible à partir du 1er/03/2012) 6 6,90 Being Claudia Cardinale 111 6,90 Bernadette Lafont, exactement 111 6,90 Biette Intermezzo 37 6,90 Bosquets (Les) 68 6,90 Bulles, le nouveau cinema israélien (Les) 112 6,90 Catherine Deneuve belle et bien là 113 6,90 Centre Pompidou Metz (Le) (sur 1 DVD) 108 14,00 Ceux de Primo Levi 73, 118 6,90 Champs brûlants (Les) (Les Chemins de traverse) 26 6,90 Château de Maisons (Le) / La Bibliothèque Sainte-Geneviève / L’Université cachée de Séoul (Architectures) (sur 1 DVD) 107 6,90 Check Check Poto 66 6,90 Cinéaste est un athtlète (Le) – Conversations avec Vittorio De Seta 32 6,90 Cinéma au Soudan : conversations avec Gadalla Gubara 112 6,90 Cinémas de traverse 22 19,00 Cité Manifeste de Mulhouse (La) 108 6,90 Claude Régy, la brûlure du monde 18 6,90 Construire autrement 108 6,90 Corinne L. une éclaboussure de l’histoire 113 6,90 Cuisine en héritage (La) 117 6,90 Déménagement (Le) 101 6,90 Dernier Retour en détention 99 6,90 Eh la famille ! 94 14,00 Emile Aillaud, un rêve et des hommes 109 6,90 Etrange Equipage (Un) 35 6,90 Final Cut au Pakistan 112 6,90 Forêt des songes (La) 27 6,90 Génie magdalénien (Le) (Grands Maîtres de la préhistoire) 106 6,90 Guibert Cinéma 113 6,90 Homme sans nom (L’) 52 14,00 Il était une fois… King Kong 114 6,90 Il était une fois… L’Empire des sens 114 6,90 Il était une fois… Le Mépris 114 6,90 Il était une fois… Les Enfants du paradis 115 6,90 Impression – Yona Friedman 109 6,90 Jean Aurenche, écrivain de cinéma 115 6,90 Juliette Binoche dans les yeux 115 6,90 Laloux sauvage 116 6,90 Larmes de l’émigration (Les) 59 6,90 Lover/Other 82 6,90
120
Louons maintenant les grands hommes 84 Making of En présence d’un clown 39 Manikda – Ma vie avec Satyajit Ray 79 Murmures 116 Mystère Egoyan (Le) 116 Nadia Santini (L’Invention de la cuisine) 117 No Border / N’entre pas sans violence dans la nuit / Un Homme idéal (sur 1 DVD) 71 Nos lieux interdits 63 Nico Papatakis, portrait d’un franc-tireur (Cinéma, de notre temps) 30 Notre amour 9 Odile Decq at Work 109 On the Bowery 42 Or, les murs 103 Parfaite Equipe (La) 43 Paris hors les murs – L’Invention du Grand Paris 110 Paris la nuit / Eves futures / Eden miseria / Opération séduction (sur 1 DVD) 45 Pays à l’envers (Le) 56 Peau sur la table (La) – Un Portrait de Bernard Cavanna 11 Prison dans la ville (Une) 101 Quand les Egyptiens naviguaient sur la mer Rouge 106 Résidentes (Les) 98 Rond-Point 110 Siècle de Jenny (Un) 118 Stephen Dwoskin (Cinexpérimentaux) 23 Sur mesures (sur 4 DVD) 117 Surveillante en prison, le contrechamp des barreaux 99 Trous de mémoire 94 Vues d’Italie 77 Who says I have to dance in a theater 15
6,90 6,90 6,90 6,90 6,90 6,90
6,90 14,00 6,90 6,90 6,90 6,90 6,90 6,90 6,90
6,90 6,90 14,00 6,90 14,00 6,90 6,90 6,90 6,90 56,00 6,90 6,90 6,90 6,90
films cités au catalogue général Les films * ne disposent pas du prêt aux particuliers par l’intermédiaire des médiathèques. Argent du charbon (L’) 52 6,90 Cinémas indiens du Nord au Sud 79 14,00 Claude Régy, le passeur * 19 14,00 Combats du jour et de la nuit à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis (Les) 89 14,00 De jour comme de nuit * 89 14,00 Enclos (Un) 57, 89 6,90 Epreuve du vide (L’) 89 6,90 Evasion 89 6,90 Il y a un temps / La Vraie Vie / Mon ange (sur 1 DVD) 89 6,90 Liv Ullmann-Erland Josephson – Parce que c’était eux 19, 40 6,90 Marcel Hanoun, une leçon de cinéma 25 6,90 Mirage * 89 6,90 Parallèles se croisent aussi (Les) * 89 6,90 Patti Smith, l’océan des possibles 7 6,90 38 6,90 Paul Vecchiali, en diagonales Point de chute 89 6,90 Portrait de mon père, Jacques Baratier (Cinéma, de notre temps) 47 6,90 Roberto Rossellini 77 6,90 Rome 1785 77 6,90 Rose Lowder (Cinexpérimentaux) 25 6,90 Sans elle(s) 89 6,90 Sinasos, histoires d’un village déplacé * 30 6,90 Tête d’Or 89 14,00 Ulrike Marie Meinhof * 30 6,90
images de la culture
IDC-26-COUV-8mm:Mise en page 1 13/12/11 20:53 Page2
Images de la culture No.17 éd. CNC, novembre 2003, 104 p. documentaires sur l’algérie : état des lieux des images en prison photographie et documentaire
Images de la culture No.18 éd. CNC, juin 2004, 124 p. images d’architecture viêt-nam, les images occultées photographie et documentaire
Images de la culture No.19 éd. CNC, janvier 2005, 96 p. dominique bagouet, l’œuvre oblique vivre ensemble autour du monde
Images de la culture No.21 éd. CNC, mai 2006, 108 p. une visite au musée image/mouvement histoires de cinéma
Images de la culture No.22 éd. CNC, juillet 2007, 116 p. paysages chorégraphiques contemporains la ville vue par… histoires de cinéma
Images de la culture No.23 éd. CNC, août 2008, 128 p. armand gatti, l’homme en gloire famille, je vous aime photographie et documentaire
Images de la culture No.20 éd. CNC, août 2005, 88 p. femmes en mouvements urbanisme : non-lieux contre l’oubli
Images de la culture No.24 éd. CNC, décembre 2009, 92 p. autour du monde image / mouvement histoires de cinéma
Centre national du cinéma et de l’image animée Images de la culture No.25 éd. CNC, décembre 2010, 100 p. une saison russe image / mouvement histoires de cinéma
Ces publications sont gratuites, envoyées sur demande écrite (courrier postal ou électronique, télécopie).
Images de la culture Service de la diffusion culturelle 11 rue Galilée 75116 Paris [emailprotected] wwww.cnc.fr/idc
No.26
IDC-26-COUV-8mm:Mise en page 1 13/12/11 20:52 Page1
images de la culture
jeux de scène
CNC Direction de la création, des territoires et des publics Service de la diffusion culturelle 11 rue Gallilée 75116 Paris tél. 01 44 34 35 05 fax 01 44 34 37 68
[emailprotected] www.cnc.fr/idc
images de la culture
histoires de cinéma photographie et documentaire contrechamp des barreaux
CNC Centre national du cinéma et de l’image animée décembre 2011 No.26